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90 o/o du commerce, n'eussent pas eu à souffrir eux aussi du brigandage et des émeutes d'affamés. Le fanatisme confessionnel n'a rien à voir avec ces troubles.

Le fanatisme est étranger à la Pologne. Son gouvernement a proclamé à plusieurs reprises, solennellement, son intention d'octroyer à tous les citoyens les mêmes droits. Rien n'autorise à croire qu'il faillira à ses promesses et qu'il soit nécessaire de lui infliger l'outrage d'un contrôle extérieur.

Pour compliquée qu'elle soit, la question juive en Pologne peut être résolue. Mais il y faut une condition, que le Congrès de la paix ne doit pas oublier. Nous soumettons aux méditations de la Conférence ces paroles prononcées le 12 octobre dernier, devant l'empereur Charles Ier, par M. Lovenstein, israélite polonais, alors dé puté de Galicie au Reichsrat de Vienne, et actuellement député à la Diète de Varsovie :

Je suis Polonais et je suis juif. Qu'il me soit permis d'observer qu'une tierce partie ne saurait intervenir dans les rapports des Juifs avec la Pologne. Le sort des Juifs sera réglé en Pologne même, et ce règlement sera dicté par des principes de justice. C'est l'accord direct des juifs et des chrétiens, et non pas l'ingérence des tiers, qui permettra d'établir les bases d'une vie comTHADÉE.

mune »).

Armée et Marine

LANATION ARMÉE » NOUVELLE
TROISIÈME PARTIE (Suit et fin.)

La culture nouvelle Les cadres

En dépit d'un généreux enthousiasme, ne perdons pas le sens des réalités avec le service à court terme, inutile de se dissimuler que la tâche des officiers deviendra un peu celle du rocher de Sisyphe. Chaque année, avec un nouveau contingent, il faudra recommencer. Or à cette astriction qui réclame un dévouement inlasṣable s'ajoutera celle de se cultiver personnellement sans cesse. Aussi est-il d'un intérêt pressant pour la nation de recruter ses cadres avec un soin extrême, de veiller sur leur formation professionnelle et de leur faciliter les conditions de leur labeur cérébral.

Parler recrutement c'est tout de suite soulever la ques tion d'oriigne. Dans un des meilleurs chapitres de son livre, Jaurès a protesté éloquemment contre toutes les mesures qui aboutiraient à ce qu'on a nommé « le nivellement par le bas ». L'anarchie seule tend à supprimer l'aristocratie de la pensée et du coeur. Une démocratie éclairée et organisée ne peut mettre qu'au premier rang des productions la production des élites. Il y a donc lieu, sans conteste, de maintenir une sélection basée sur des preuves de valeur intellectuelle, fortes humanités, concours difficiles auxquels on cherchera à ajouter, pendant le séjour dans les écoles militaires, des criteriums de valeur morale.

Et qu'on ne vienne pas nous accuser de décourager les efforts des sans fortune: la famille, si humble soitelle, où l'enfant trouve le goût du travail est normalement une famille saine. Grâce à une prospérité économique réglée par l'ordre, l'organisation physique et morale, grâce à une sollicitude matérielle pour les progénitures nombreuses, grâce au programme d'étude de l'Université nouvelle, le devoir de la Démocratie est d'assainir la famille, cette première cellule sociale, puis de l'aider à « élever » ses enfants : « élever » mot symbolique d'ascension.

D'autre part, pendant la guerre, trop de sous-officiers (1) Voir l'Opinion des 3, 10, 17, 24, 31 mai, 7, 14, 21 et 28 juin.

se sont glorieusement révélés dignes de galons et de palmes pour que nous oublions avec ingratitude que l'on peut sortir du rang, s'en élancer pour mieux dire. Aussi proposons-nous que désormais l'expression de sous-officiers disparaisse de nos vocables sergents on adjudants, il n'y aura plus que des aspirants et ce titre consacrera le souvenir de tous les sous-officiers qui, lorsque la mort frappait, n'ont aspiré qu'à assumer les devoirs et les responsabilités de leurs chefs tombés au champ d'honneur.

Mais lorsque sa candidature sera agréée par son colonel, son commandant, et par tous les officiers de la compagnie, de l'escadron, de la batterie, de l'escadrille où il sert, lorsqu'il aura suivi des cours confiés à des professeurs choisis selon leurs talents (et non point désignés à tour de rôle comme pour une corvée), lorsqu'il aura satisfait à des examens sans doute moins difficiles que ceux des grandes écoles, ne donnant pas cependant prime à la médiocrité, l'aspirant pourra faire partie de promotions spéciales, peu nombreuses, qui, elles aussi, se réuniront à Saint-Cyr et à Polytechnique.

Relations de camaraderie avec les autres élèves, participation à certains exercices, même atmosphère morale, ainsi la communauté d'origine sera réalisée, sincn d'une manière absolue du moins d'une manière satisfaisante supprimant les causes de mesquine jalousie : il n'y aura plus de Saint-Maixentais, de Versaillais, de Saumuriens, il n'y aura que des Saint-Cyriens et des Polytechniciens. On objectera peut-être que nous ne sommes pas conséquents avec notre adhésion au principe si juste de l'Université nouvelle, établir l'Ecole unique. Le jour où cette grande réforme sera accomplie et aura eu le temps de porter ses fruits, nous espérons fermement voir dans tous les milieux de la nation le drainage des aptitudes s'effectuer si bien que l'élite militaire en entier puisse s'orienter vers sa carrière et affronter avec succès les concours, mais d'ici là nous préférons ne pas fermer la porte aux vocations tardives et aux malchances dignes d'intérêt.

D'ailleurs il ne suffit pas de songer au recrutement et à la formation des cadres permanents, il faut organiser l'un et l'autre pour les officiers de complément. Ces derniers font partie au plus haut point des réserves nationales et nous avons à cœur de leur dire combien ils se sont acquis de droits à notre estime et à notre amitié. Nous demandons qu'eux aussi, recrutés parmi les aspirants suivent leur cours spécial à Saint-Cyr et à Polytechnique, toujours dans le but d'établir dans les corps des officiers, professionnels ou non, des liens vivaces. lir mais les attirer, les faire participer à nos confé, Nous désirons en tous temps non seulement les accueilrences, à nos travaux, à nos réunions, à nos fêtes. Nous trouvons juste, s'ils le méritent, qu'ils soient accessibles à tous les grades et que, le cas échéant, ils puissent obtenir une titularisation de carrière.

En retour il serait inadmissible désormais que l'élite civile commît la faute de ne pas chercher à obtenir un grade et de ne pas s'intéresser aux questions militaires. Cette indifférence coupable était due simultanément à cette classification des réservistes et des territoriaux qui ne leur laissait pas envisager un rôle actif dans le drame, au refus d'avantages matériels, tel que le quart de place, à l'accueil peu cordial que certains trouvaient malheureusement dans quelques unités au moment de leurs périodes. A l'heure actuelle, la grave leçon de concorde ne doit pas s'oublier et de même que nous avons, nous, des devoirs vis-à-vis des officiers de complément, tous les citoyens qui du fait de leur culture ou de leur situation sociale sont aptes à venir nous renforcer en temps de guerre gardent l'impérieuse obligation d'ambitionner des galons.

Le recrutement général des cadres une fois organisé, il reste à assurer leur formation. Nous avons parlé de la

culture nouvelle, il est certain que l'enseignement à Saint-Cyr et à Polytechnique devra être dirigé dans un esprit beaucoup plus pratique qu'il ne l'était autrefois techniquement parlant. D'autre part nous restons fidèles à notre programme de liaison intellectuelle et nous prétendons que nos Ecoles militaires, filiales de l'Université Nouvelle doivent établir pour les connaissances générales l'unité des méthodes entre elle et l'Ecole Normale. De plus nous souhaitons que les élèves se connaissent, se retrouvent dans les fêtes sportives comme dans les cérémonies pour affirmer la communion des intelligences et des sentiments, parachever l'œuvre de par intérieure française. Ce sera un nouveau moyen de res. serrer nos liens avec noes camarades de complément.

Jaurès allait plus loin, il proposait le transfert des élèves-officiers dans les Universités... Nous ne croyons pas cette mesure réalisable, parce que tout en élargissant notre rayon d'activité cérébrale, nous prétendons rester professionnellement des spécialistes rompus à des habitudes et à une dicipline particulières.

:

Enfin l'œuvre de perfectionnement est à poursuivre pendant l'existence régimentaire elle-même les terrains les plus fertiles tombent en friche si on les néglige. Beaucoup d'officiers ne travaillaient pas faute d'encou ragements et la culture devenait presque un luxe.

Sachons admirer et imiter l'exemple que nous fournissent les armées britanniques et américaines dans lesquelles tous les cours sont si bien organisés pour la troupe et pour les cadres. Ouvrons les portes des Facultés, invitons les professeurs civils à nous faire des conférences, adressons un appel à tous ceux qui dans la ville de garnison peuvent utilement nous informer, visites d'usines, de mines, d'établissements agricoles, etc. Cela tout en nous gardant des surenchères ridicules que nous avons vues. Dans certains régiments, avant la guerre, il semblait, - triste capitulation des chefs- qu'on eût surtout le souci « de tout faire (mal d'ailleurs) sauf notre métier ». Nous affirmons que certains loisirs sont nécessaires, et nécessaire aussi un emploi productif de ces loisirs, mais nous entendons évidemment que le programme d'instruction reste avant tout un programme militaire.

Cependant les plus beaux projets seraient vains sans crédits budgétaires. Nous sommes tentés d'exiger une caisse des écoles riche, des bibliothèques bien dotées, des salles d'études confortables et enfin des récompenses accordées aux plus laborieux. Pour les soldats des prix en argent, pour les officiers, non les vaines félicitations du ministre ou les palmes académiques, mais les bourses de voyage en France et à l'étranger.

S'il se montre désireux de s'instruire, le moins fortune doit être mis à même de connaitre l'arsenal de Brest ou de Toulon, la citadelle de Metz, les mines de Briey, par exemple; il doit pouvoir passer plusieurs mois hors de France pour perfectionner ses notions de langues étrangères.

Telles sont les grandes lignes de l'entreprise. Les efforts du Gouvernement et du Commandement, concertés et poursuivis, doivent la mener à bien. Alors en cas d'agression nous n'aurons plus de surprise intellectuelle à redouter. Dans une Nations armée instruite, l'improvisation ne courra plus le risque d'essuyer la défaite ou de payer trop chèrement la Victoire.

Quant à la jeunesse des usines et des campagnes au contact d'instructeurs dignes de son affection et de son respect, elle ne verra pas en nous, professionnels, des soi-disant militaristes mais des guides éclairés. Ainsi la discipline militaire, garantie de la discipline civique, s'exercera sans peine, car le troupier obéit toujours à des chef dont il peut dire, dans son simple langage : « Ils sont capables. >>

VIRI.

NOTES ET FIGURES

Au château de Monteclin.

La meilleure façon de venir à bout d'une entreprise qui pourrait être difficultueuse est de procéder par des moyens tout élémentaires; par exemple, de monter dans un fiacre, à la gare de Versailles et d'aller, à lente allure, dans la fraîcheur de juin, au trot paisible d'un cheval provincial, sur les plus belles routes de l'Ile de France, de traverser des champs qui ne semblent pas en si mauvais point, de humer l'air léger que la pluie vient d'affiner encore, de s'émerveiller des senteurs exquises dont l'odorat vient si longtemps d'être privé, enfin, de se dire, une fois de plus, que la France est le plus doux pays du monde.

Tout en flânant ainsi, tout en regardant, il reste encore le loisir de se demander si le but tout proche de ce petit voyage sera hérissé de barrières infranchissables ou, tout simplement ouvert au passant qui passe.

ses

Sur le plateau du champ d'aviation de Villacoublay, l'horizon encadre un pastel aux tonalités parfaites, paysage classique de la grande école française, avec lointains délicats, ses ciels adorables; où tout semble tracé par quelque maître décorateur, un Mansard, un Le Nôtre. C'est bien ici le cœur de la France, ce qu'elle contient de plus profond, de plus subtil et de proportions le plus harmonieusement mesurées.

Un chemin de traverse s'enfonce dans les arbres, un mur bas, un portail, une maison spacieuse et sans apparat, quelques parterres, voici Montéclin, asile ou prison de la mission turque. Un officier français, debout sur le seuil, regarde, deux ou trois poilus flânent parmi les roses, un calme inexprimable règne sur cet ensemble et ce silence évoque, on ne sait pourquoi, est-ce imagination ou réalité, l'atmosphère de l'Orient.

Là, dans cette maison d'aspect si paisible, gardée par l'Angleterre et la France à la fois, tout en lisant alternativement je pense nos auteurs et les romans anglais, hier encore, la délégation turque attendait que la Conférence lui fît un sort plus ou moins souhaitable.

Au cours de loisirs déjà longs, dans cette retraite monacale, où les visiteurs furent rares, n'a-t-elle pas eu le temps d'amasser des sujets d'amertume? C'est à craindre. Elle avait laissé, comme tous les délégués de l'univers, des ennemis à l'intérieur qui utilisèrent son absence; elle aura un retour agité de plus grands connaissent pareille infortune.

Elle était venue avc une certaine hardiesse, très méritoire chez des libéraux turcs dont la tradition diplomatique incline plutôt vers l'expectative. Elle comptait trouver ici l'encouragement de quelques amis, de ceux qui lui avaient dit à Constantinople: «Venez, vous ne serez peut-être pas exaucés mais vous serez entendus » Et les jours s'écoulent, les amis se dérobent volontairement ou involontairement, on ne sait. L'hostilité semble s'accroître et, des deux parts, le malentendu s'affirme.

La nostalgie est mauvaise conseillère, l'internement, plus ou moins accepté, exaspère les déceptions, mais la délégation turque ne se plaignait pas; elle s'enveloppait de silence, observant le peu qui passait à sa portée.

Philosophes et fatalistes, comme tout bon musulman, ses représentants s'étonnèrent-ils d'entendre ici un lan gage à l'opposé de celui qu'ils entendirent à Constantinople? Peut-être; ils eurent la courtoisie de n'en rien dire et ne parurent pas davantage s'apercevoir de notre incommensurable ignorance du monde musulman.

De leur côté, les délégués turcs furent-ils « à la page ». Saisirent-ils, dans cette villégiature monotone, le remaniement universel qu'ils devront assimiler bon gré mal gré? Probablement non. Ils sortaient d'une

longue retraite, après quatre ans sous la suspicion du parti au pouvoir. Ils avaient misé sur nous, risquânt très très gros, sabotant adroitement la cause allemande. Nous les en avons chaleureusement félicités... à Constantinople, moins en France. Ils en ont tiré quelques déductions.

Les silencieux sont toujours perspicaces et les griefs muets ne s'oublient pas mais, à Montéclin, tout ne fut pas uniformément sombre, il y eut les heurès de détente. « Quelle ne serait pas la surprise des gens graves », disait-on là-bas, l'autre matin, « s'ils étaient arrivés, hier soir, au moment où le colonel anglais et ...bey faisaient des poids lourds, tendant à bout de bras les grilles de fonte qui tapissent l'entrée de la maison »? L'on se distrait comme on le peut. Les passe-temps ne furent pas tous aussi ingénus; de temps à autre, mission française et mission anglaise échangèrent quelques ripostes assez vives et l'enjeu de ce duel nota les points. Que d'indices légers, impalpables à saisir au vol, hier, dans l'atmosphère de Montéclin.

Déception de ceux qui vinrent assurés de l'accueil, répugnance de faire montre de cette déception, fierté de Î'Islam qui cache toujours la blessure et se roidit devant le jugement trop sommaire; sa révolte contre certains arguments dont il apprécie l'injustice. Et puis, ce fatalisme oriental qui acceptera la sentence, si elle lui paraît équitable mais opposera son irréductible inertie à toute hésitation, à toute incertitude.

La délégation turque part convaincue de notre faiblesse. Elle va trouver, à Constantinople, ses ennemis de l'Union et Progrès, toujours en verve et en pleine action occulte, en plein déchaînement xénophobe.

Est-il possible que l'Angleterre, pour le simple plaisir de nous ôter, dans l'Orient ottoman, cette suprématie intellectuelle, qui est encore la nôtre, reprenne ces vieilles luttes d'influence, cette inimitié qui nous ont toujours mis en opposition avec elle, sur tout terrain colonial? BERTHE-GEORGES GAULIS.

Le peintre et le fiancé.

On vient de disperser le dernier fonds de l'atelier Degas et de vider les ultimes raclures d'une œuvre qui aurait mérité, de la part de ses héritiers et de ses soidisant admirateurs, plus de discernement. On fait argent de tout et l'on risque de compromettre, en vulgarisant le témoignage des inégalités où tombent parfois les plus grands hommes, la réputation d'un artiste qui s'était composé une attitude de peintre intransigeant. Une Une chose, cependant, m'a toujours étonné, de la part de cet homme insensible aux compromis et qui détestait les critiques d'art: c'est qu'un de ses plus beaux tableaux soit précisément le portrait d'un critique d'art. Duranty. Vous avez encore tous à la mémoire cette toile, datée 1879; le buste émergeant d'une table chargée de papiers et de brochures, le visage se détachant sur un fond de livres. Que de fois les peintres, dans la suite, n'ont-ils pas fait, eux aussi, leur portrait d'homme sur un fond de livres! C'était tout indiqué, à moins que le modèle affectât de ne jamais lire. Mais ce que peu ont réussi, c'est un visage aussi expressif, aussi chargé de connaissance, aussi imprégné pour ainsi dire de toute la substance contenue dans les écrits qui couvrent la table de travail. Une des mains est posée sur une de ces piles de papiers comme pour en prendre possession; l'autre soutient la tête, une tête au front dégagé, à la barbe et aux cheveux hirsutes. De cette main, deux doigts et le pouce se replient sous le menton, les deux autres s'allongent pour fermer l'œil gauche, afin de permettre. sans doute à l'œil droit de garder toute son acuité, toute sa vivacité d'observation, toute son ironie.

'Avec cette attitude, ces moyens physiques, le peintre

a merveilleusement réussi à exprimer la personnalité intelligente de son modèle. Degas l'avait connu dès. l'année 1866, aux réunions du café Guerbois, où se rencontraient Manet, Fantin, Guillemet, Zola, Cézanne, Renoir, Stevens, Cladel, Burty, pour ne citer que ceux-là. Cézanne, qui posait au philosophe cynique, les quitta bientôt ; il ne pouvait se plaire avec des hommes dont il disait « Tous ces gens-là sont des salauds, ils sont aussi bien mis que des notaires. » Je ne sais si Degas était aussi bien mis qu'un notaire; mais j'ai voulu savoir cè que Duranty, qui le connaissait bien et qui l'avait <«< flairé » dès ses débuts, en pensait. Et j'ai eu la curiosité de relire un charmant petit livre intitulé Le Pays des Arts. On y trouve quatre chapitres, où le réel et l'imaginaire sont tellement mêlés qu'on a l'impression de petits romans à clef, dont le décor et les personnages seraient empruntés, comme on dit, au «< monde des arts ». La Statue de M. de Montceaux, c'est l'histoire des intrigues d'une petite ville à propos d'une inauguration de statue; l'atelier, c'est un dialogue instructif sur la cuisine du peintre et du sculpteur; le bric-à-brac, un autre dialogue sur le bibelot et la brocante; enfin Louis Martin, ce sont les fiançailles d'un peintre.

Ce peintre a l'estime de Corot, de Millet, de Courbet, non celle de Robert-Fleury; bref, il est un client tout désigné pour le Salon des Refusés. Son futur beaupère lui dit en substance: « Faites une bonne copie du Poussin et je vous donnerai ma fille. » Il se dirige vers le Louvre avec un tabouret, un chevalet, une boîte, sans oublier une toile cirée pour préserver le noble parquet du musée des taches de couleur. Il rencontre dans le Salon carré, devant les Noces de Cana, Fantin-Latour qui passait pour le plus remarquable des copistes. Les dames aimaient à l'attirer auprès d'elles; armé du pinceau, il corrigeait leurs tentatives maladroites. Près. de lui, Henri Regnault copiait également Les Noces de Cana. Plus loin, Ricard, le portraitiste, devant le Corrège; Belamy, jeune homme au visage raphaélesque ou rsaphaélique, comme vous voudrez; Mme de Bedford et ses deux filles, MIles Chapuzet, Delourd, Mme Meurice; enfin Degas s'escrimant sur le Poussin. Je cite, car on croirait que j'invente: « Degas, artiste d'une rare intelligence, préoccupé d'idées, ce qui semblait étrange à la plupart de ses confrères; aussi, profitant de ce qu'il n'y avait pas de méthodes ni de transitions dans son cerveau actif, toujours en ébullition, l'appelait-on l'inventeur du clair-obscur social. >>

Degas idéologue, Degas artiste social, voilà qui l'eut mis dans une belle fureur ; j'aimerais connaître ce qu'il pensait du bouquin de Duranty; peut-être affectait-il de ne l'avoir jamais lu? Degas copiait admirablement le Poussin. Martin, d'abord entraîné par l'exemple de son camarade, peu à peu s'ennuya et se dégoûta au spectacle quotidien de cette sûreté. Bref, un jour, il s'écria, dans un accès d'humeur :

Poussin, c'était un peintre bête. Degas ouvrit de grands yeux.

Tous les gestes, toutes les attitudes qu'il a donnés à ses personnages sont d'une banalité et d'une insignifiance ridicules. Novarre, Vestris et les hercules des cirques se sont inspirés directement de cette noblesse de style.

Degas répliqua pureté de dessin, largeur de modelé, grandeur de disposition. Puis, jetant les yeux sur la copie de Martin, il ne put s'empêcher de rire. C'était une traduction, presque un travestissement. Martin avait rectifié les gestes de plusieurs personnages. Degas convint que parfois ses changements étaient heureux ou ingénieux. Martin, encouragé, en fit une gageure. Il changea même le fameux jaune dit « caca d'oie »>, si cher aux peintres du XVIIe siècle. De tous côtés on wint voir sa toile par curiosité. Les uns blaguaient, les autres se fâchaient, d'autres l'accusaient de tirer un

coup de pistolet pour attirer l'attention sur lui; RobertFleury, membre de l'Institut, voulut vérifier lui-même l'objet du tapage, afin de faire cesser le scandale ! Mais, arrivé devant le chevalet de Martin, il ne put s'empêcher de sourire et continua sa promenade sans mot dire. A la vérité, Martin ne caricaturait pas le Poussin ; tout au plus, en modifiant les physionomies, la mimique ou la coloration de certains personnages, introduisait-il un peu de liberté et de vie dans la solennité du grand maître.

Mais le futur beau-père n'entendit pas de cette oreille; quand il eut considéré la fameuse copie, il envoya au jeune peintre, par son portier, une lettre dans laquelle il lui déclarait bien net, comme le fameux personnage du Chapeau de paille d'Italie: « Mon gendre, tout est rompu. »

Je songeais moi-même, en admirant les copies de Degas, d'après Mantegna, ses dessins si ingristes, ses premiers tableaux comme Semiramis ou les Malheurs de la ville d'Orléans, si proches de la tradition, si serrés, si respectueux des illustres exemples, qu'après tout M. Degas aurait peut-être fait un gendre selon le cœur de ce beau père.

LEANDRE VAILLAT.

L'argent et la richesse

M. Georges Deherme est un écrivain plein de conviction et de feu. On se sent entraîné à sa suite dans un mouvement vertigineux, une ronde effrénée d'idées. Ses connaissances ne sont pas moins vastes que son esprit n'est fécond, si du moins l'on en juge par ses citations, qui, sans épargner Sophocle ni Caton l'Ancien, vont des saints Ambroise et Grégoire de Nysse à M. Arnold Mascarel.

Quand s'arrêtant de lire, on essaie de se reconnaître parmi les opinions que M. Deherme fait jaillir en tous sens comme les étincelles dans la forge, on demeure incertain et l'on se demande si les pensées de ce fougueux partisan de l'ordre social ne pèchent pas par quelque désordre. Pour un adepte de l'école qui a choisi l'ordre comme principe et fin suprême, c'est un défaut.

M. Deherme est l'ennemi juré de l'or, dont il nous prétend idolâtres. Il lui impute notre corruption morale, sociale et politique. Il prône le retour à la terre, la vie patriarcale, l'antique vertu. Il condamne le mercantilisme avec l'ardeur d'un Père de la primitive Eglise. Il fait justice du prêt à intérêt qui de son nom canonique s'appelle usure. Et à la fois il préconise la production à outrance, la méthode Taylor et la concentration des capitaux. Il parle de crédit abstrait, recommande le chèque barré et les paiements par compensation.

Dans son désir de substituer le papier au satanique métal, il rêve de l'ordre universel, d'une unité morale qui permettra au monde de jouir d'un régime économique parfait, mais il trahit dans le même temps ses préférences pour un régime social tout à fait primitif.

Comment choisir, où trouver la clef des contradictions parmi lesquelles M. Deherme semble se complaire ? Pour voir clair dans ce tourbillon, il faut discerner le sentiment personnel de l'auteur d'avec son érudition, mettre d'un côté les préoccupations morales qui le hantent, de l'autre les vues économiques qui lui sont venues avec la manne abondante de ses lectures.

M. Deherme est un traditionnaliste qui s'est consacré à l'économie politique. Que n'est-il un économiste curieux de tradition, j'entends de la tradition, des sciences qu'il cultive! Rien de plus propre à nous ouvrir de justes perspectives sur les modes de l'activité humaine dans l'avenir et sur le progrès possible, que la connaissance des conditions qui l'ont réglée dans le passé. Au lieu de nous montrer les plans successifs de l'histoire du travail, M. Deherme nous soumet à ses sentiments

qui sont uniformes et sans perspective. Tout se confond chez lui dans la véhémence d'une critique qui ne se critique pas elle-même. Il est dévoré de regrets d'autant plus vifs, quand il songe à l'indiscipline sociale, qu'il a moins discipliné sa propre pensée.

C'est d'une autre façon que nous avons besoin d'être secourus dans notre perpétuelle détresse. Nous voulons des réformateurs moins absolus. Les moralistes trahissent presque toujours cette tendance habituelle des cœurs rigides qui fait que sous couleur de purifier le monde, l'on se montre plus indulgent aux heureux qu'aux humbles. Les prédilections de M.Deherme ne l'inclinent pas à comprendre les aspirations ouvrières. Désapprouver les hauts salaires et conseiller le luxe aux travailleurs, ressemble un peu trop à une moquerie. Il y a du faux à accuser trop éperdument notre époque de sacrifier au matérialisme. En tous temps il y a du mauvais, du médiocre et de l'excellent. Le tout est de choisir et de distinguer.

Ainsi des écrivains eux-mêmes. Il faut louer chez M. Deherme cet amour du bien qu'il souhaite de mettre au service de ses concitoyens. S'il le gouvernait mieux, nous serions plus près de nous entendre sur nos maux. Assurément nous souffririons moins du désordre si tant de voix ne le dénonçaient à la fois. Nous vitupérons contre les mœurs démocratiques, mais la France est un vaste forum, à tous les coins duquel les réunions publiques font rage. Autant d'écrivains, autant de meetings au plein vent de l'esprit. Nulle méthode, nulle application aux faits. Ceux qui veulent l'ordre crient le plus fort. Il ne s'agit pas tant de prêcher l'ordre que de s'entendre sur ses conditions.

Au reste M. Deherme n'est point un écrivain qui ennuie. Imitons-le, citons ses plus belles pensées.

C'est parce que le villageois aspire à faire de son fils «< un plus gros monsieur que lui que nos campagnes se dépeuplent, etc., que tant de fils de ruraux viennent « à Paris pour réchauffer les ronds de cuir des adminis«<trations publiques et privées, et faire de la « métacho«<rée », de la sculpture futuriste, de la peinture cubiste, « de la poésie fumiste, de la littérature pornographi«que, du journalisme de chantage, des affaires d'escroqueries, du cabotinage, de la politique blocarde et « du boloïsme .

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n'admirez pas cette admirable trouvaille. Ainsi, en un temps où le machinisme des blanchisseurs change la toile en porcelaine, Marcel Boulenger sera le seul homme à mettre à son cou du linge. Du linge, comprenez-vous bien: cette douceur, cette fraîcheur... Le grain en est fin et la couleur neigeuse, avec un reflet bleu, vous savez. Les mains des lavandières l'ont trempé dans une eau pure et le fer a chauffé sur un vrai charbon. Il n'a pas connu la barboteuse, les engrenages et les cylindres. Que M. Marcel Boulenger est donc un homme heureux, et comme il mérite son bonheur !

-La belle affaire! Il habite Chantilly. Il n'y a seulement pas songé. Un hasard, voyons ! Cela s'est fait tout seul.

Et vous croyez Marcel Boulenger homme à faire la part si belle au hasard. Eh bien, vous êtes naif. J'admettrai tout au plus qu'il se soit laissé surprendre une fois, la première, que sa blanchisseuse de Chantilly lui rapporta des cols non vernis, et dans un panier peut-être. Mais au lieu de gronder la fille, il bénit aussitôt sa chance.

Ainsi Wistler, lorsqu'il vit passer miss Rosa Corder vêtue de brun, « devant une porte qui se trouva être noire ». Jacques-Emile Blanche nous rapporte qu'il eut l'idée de l'arrangement en brun et noir, << exemple accompli de sa manière définitive ». Et sans l'intervention du génic, la merveilleuse rencontre restait inaperque, elle s'évanouissait au sein de ces possibilités dont le monde déroule sans cesse à nos yeux le tableau monotone. De même, Marcel Boulenger, les dieux lui ayant souri, comprit leur dessein, et pour parfaire l'effet de la toile blanche, il a choisi ce type de cravate noire, digne de la marine anglaise et, pour nous en faire parler, de longtemps il n'en voudra plus d'autre...

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Je suis pantois.

Oui... Et nous ? Avez-vous bien mesuré qu'elle était notre in fortune? Sans faire le fou, vous payerez trente-six francs une douzaine de cols, et lorsque vous les aurez confiés une fois ou deux à la blanchisseuse de votre quartier, elle vous les rendra cassés net. Que si vous croyez pouvoir vous permettre une légère observation, vous serez probablement qualifié de noms empruntés à diverses faunes, ou l'on vous fera ressouvenir pour le moins et par voie d'allusions délicates, que Lenine et Trotzky règnent dans la ville qui fut Pétersbourg. Vous êtes-vous demandé à quoi pouvait tenir cette épouvantable malfaçon dans le blanchissage, particulièrement des cols? C'est que pour eux, il n'est plus de repasseuse à la main. Une centralisation a joué par là. L'industrialisation aussi. Les deux choses sont assez affreuses pour être exprimées par deux mots en tion, dont un néologisme. La blanchisseuse de votre quartier remet son paquet de co's à une usine, m'entendez-vous ? et toute pleine de machines infernales. Ce changement de nos mœurs, à peine dessiné en août 1914, était chose accomplie au retour des soldats à leurs foyers. Ils ont beau chercher, les pauvres bougres, et se travailler la cervelle Il y en a qui tentent des moyens héroïques, et chaque semaine ils envoient dans une lointaine province un petit colis. Le moyen m'a été indiqué par M. René Johannet, l'auteur du Principe des nationalités et de Rhin et France, qui par là se révèle vrai disciple de Taine. Mais n'attendez pas du peuple des hommes ces beaux recours du désespoir. Ils se résigneront presque tous, i's porteront en trop grand nombre des cols mous, même l'hiver et même le soir. Ces cols mous que les jeunes gens avant la guerre avaient imaginés, tout le monde les porte à présent, jusqu'à des vieillards. Ainsi va le monde. Les variations des mœurs retouchent et refondent le costume. Mais l'on aimerait que la mode toute seule parût dicter son inconstante loi. Car son capricieux arbitrage a le sourire du luxe et du bon

heur. Il est pénible, au contraire, de songer (si vous voulez bien me permettre une image hardie) que la nécessité y a mis la main - la patte serait plus juste. Mais c'est ainsi, et le prix de tout a si follement monté, de la laine, du coton et du cuir, que si l'on n'y prend pas garde, la rue de Paris verra trop de Français qui auront attrapé insensiblement, à force de petits sacrifices et de quotidiens renoncements, un air de pauvreté. Les étrangers, alors, traverseront l'Ocean, et ils viendront admirer une nation artiste et misérable, comme des touristes qui n'étaient plus lord Byron ni Musset allaient voir l'Italie en 1850. Est-ce qu'il n'y a pas de quoi vous faire maigrir le cœur ? Lorsque vous m'entendez maltraiter M. Wilson c'est à quoi je songe aussi, à ce luxe français dont une juste pax ne nous aurait point privés. De toutes les manières, je veux que les Français restent, comme disait Mme de Sévigné, les plus « jolis» du monde. Et, d'ailleurs, je l'espère encore, à la face de Dieu, et que les drapeaux de la victoire ne nous auront pas flattés d'une illusion.

Enquêtes & Voyages

EUGÈNE MARSAN.

Paris et ses statues

Quelle est, en matière de monuments et de statues, la politique de nos édiles? Il n'est pas inutile de le savoir, au moment où sont à l'étude les projets destinés à commémorer pour les générations à venir les plus grandes heures de notre histoire.

S'agissant de politique, il serait étonnant que, même en cette matière, nous n'ayons pas quelques variations à enregistrer. Notons tout de suite que, jusqu'en 1910, il semble que la politique de « laisser faire» ait prévalu parmi l'assemblée municipale. « Laisser faire » si large que M. Chérioux constatait, en 1911, une singulière augmentation du nombre des statues édifiées sur la voie publique; 53 en 1890, 150 en 1910, soit pour une période de vingt ans, une moyenne de cinq statues par année. On aime qu'un pays soit à ce point reconnaissant, on ne peut s'empêcher de craindre pour sa santé; car cinq génies par an, même à notre époque, c'est beaucoup, c'est plus qu'il n'en faut.

X

Une réaction était fatale. Elle vint. A partir de 1910, les affaires des morts commencèrent à se gâter. Elles ne tarderont pas à devenir tout à fait mauvaises.

C'est M. Le Corbeiller qui ouvre le feu. Le 13 juillet 1910, il constate publiquement « qu'aucune justice, ni même qu'aucune suite dans les idées, n'ayant réglé l'invasion des statues à Paris, il est temps de mettre le holà à tant de fantaisies injustifiables et de décider qu'aucun emplacement ne sera plus accordé à aucune statue, quelle qu'elle soit, dans Paris ». L'honorable conseiller demande donc que les services d'architecture et des Beaux-Arts soient invités, lorsqu'ils prépareront les plans des nouveaux parcs à élever sur les fortifications, à y aménager des emplacements destinés à être ornés de statues ou de groupes de statues des grands hommes de la France du XIX et du XXe siècle, destinés aussi bien aux statues nouvelles à élever qu'à celles déjà élevées dans l'intérieur de Paris. En dépit des précautions oratoires, c'est bien un exil chez les Scythes que M. Le Corbeiller prétend réserver aux infortunés bonshommes de marbre. Victimes de la crise du logement, les morts vont-ils s'agiter? On voit poindre déjà le lamentable exode. Sur les routes poussiéreuses, les statues de Paris entreprendront-elles un long voyage? Les voyages forment la jeunesse, dit-on, mais

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