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Mémoires & Documents

L'ambassadeur Morgenthau

Les journaux ont annoncé ces jours derniers que M. Henry Morgenthau, que le gouvernement des EtatsUnis avait envoyé enquêter sur la situation dans le Caucase et en Arménie, était revenu à Constantinople, après avoir accompli sa mission. M. Morgenthau avait été ambassadeur des Etats-Unis dans cette ville de 1913 à janvier 1916. Ce sont les Mémoires (1) qu'il a publiés sur cette période qui l'ont rendu célèbre.

D'habitude, les mémoires d'ambassadeurs, quand ils sont publiés de leur vivant, sont d'une réserve « diplomatique », se bornant à dire ce que l'on pourrait savoir à l'aide d'autres sources. M. Henry Morgenthau a cru, au contraire, devoir dire dans ses Mémoires presque tout ce qu'il avait appris. Il en donne la raison dans sa préface écrite en octobre 1918.

« A l'heure actuelle, le peuple américain est probablement enfin convaincu que les Allemands avaient longuement projeté la conquête du monde. Il hésite cependant à se prononcer d'après des témoignages indirects. Pour cette raison, il est nécessaire que tous les témoins de ce crime, le plus grand de l'histoire, fassent connaître volontairement ce qu'ils savent. J'ai donc mis de côté tout scrupule quand à la convenance de révéler à mes compatriotes ce que j'ai appris pendant que je les représentais en Turquie. J'en ai eu connaissance comme serviteur du peuple américain, et c'est sa propriété autant que la mienne. »

Tous les jours, M. Morgenthau notait ce qu'il apprenait d'intéressant. C'est ses notes en main qu'il a rédigé sa déposition. Son récit, quoique écrit plusieurs années après les événements, a donc dans ses détails l'exactitude d'un procès-verbal dressé le jour même, tout en bénéficiant pour l'ensemble du recul des temps.

Né à Mannheim en 1856, de parents juifs qui n'émigrèrent en Amérique qu'en 1865, Morgenthau, après de brillantes études juridiques à l'Université Columbia de New-York, devint, de 1879 à 1899, membre du bureau de contentieux Lachmann, Morgenthau et Goldsmith, puis président de plusieurs sociétés importantes (Underwood Typewriter Co, Equitable Life Assurance Soc., etc.). Comme ambassadeur, il inspirait aux Allemands une confiance particulière à cause de ses origines, et aux Turcs à cause de sa qualité de neutre. L'abandon avec lequel ces interlocuteurs lui parlèrent est ce qui donne un prix inestimable à ses révélations ; mais ces matériaux, déjà si précieux, gagnent encore par l'emploi systématique qu'en fait Morgenthau. Il ne s'est pas contenté d'être un observateur exact, il a lu dans les âmes de ses interlocuteurs, et c'est un exposé raisonné, de ses constatations qu'il nous donne. Grâce à cela et au caractère tragique des événements qu'il raconte, son livre a l'attrait d'un roman et se lit d'un bout à l'autre sans aucune fatigue.

Tout le monde sait que Morgenthau y révèle que la guerre fut décidée le 5 juillet dans un conseil tenu par Guillaume à Potsdam. D'ailleurs, déjà en mai précédent, François-Joseph avait dit à Pallavicini, son ambassadeur à Constantinople, que « la guerre européenne était inévitable, les puissances centrales ne pouvant accepter le traité de Bucarest comme un règlement de la question balkanique ; une guerre européenne pouvait seule régler ce problème ».

Morgenthau fait connaître aussi l'embarras de Wangenheim, son collègue allemand, en juin 1914, quand la guerre menaçait d'éclater entre la Grèce et la Tur

(1) Un vol. 10 fr. Payot, Paris, 106, boulevard SaintGermain.

quie. Cette dernière puissance voulait attendre, pour la commencer, l'arrivée des deux dreadnoughts construits pour elle en Angleterre. En juillet, des équipages turcs partirent pour aller les chercher. Une attaque des Grecs contre ces navires à leur passage dans l'Archipel était à craindre, car si on leur laissait opérer leur jonction avec le reste de la flotte turque, la supériorité était acquise à celle-ci. Qu'eût fait Guillaume dans ce cas ? On ne sait il fut dispensé de prendre position par la guerre européenne.

Dès que l'Allemagne eut déclaré la guerre à la Russie, la Turquie mobilisa, puis donna passage à travers les Dardanelles au Gaben et au Breslau, de sorte que la supériorité de la flotte russe dans la mer Noire se trouva compromise. Mais la Turquie n'attaqua pas aussitôt la Russie et l'Egypte, et Morgenthau nous révèle que ce fut d'accord avec le kaiser qui ne désirait pas à ce moment-là l'intervention de la Turquie, tant il était sûr d'en finir vite avec les Français. Morgenthau ayant (vers la fin d'août ?) demandé à Wangenheim s'il aurait quelque objection à ce qu'il conseillât à la Turquie de rester neutre, l'Allemagne répondit lement, l'Allemagne désire par-dessus tout que la Turquie reste neutre. » La défaite allemande de la Marne força Guillaume à changer ses plans. Il dut ordonner à Wangenheim d'engager la Turquie dans la guerre. Le 27 septembre, les Allemands, sous prétexte que la flotte anglaise avait empêché un torpilleur turc de passer des Dardanelles dans la mer Egée, mirent en place les mines des Dardanelles et fermèrent ce détroit, sans même demander auparavant l'autorisation du gouvernement turc. Celui-ci était divisé sur ce qu'il devait faire. Ses membres, sauf Talaat et Enver, auraient désiré rester neutres, mais il y avait à ce moment 3.600 Allemands à Constantinople et dans les Détroits, et ceuxci, étant donné les divisions, entre les Turcs, étaient en situation de les entraîner. Le 28 octobre, on apprit que des Bédouins avaient franchi la frontière égyptienne et attaqué des soldats anglais. 'Le 29, trois torpilleurs turcs commandés par des Allemands, coulèrent deux navires dans le port d'Odessa et le bombardèrent. Le 30, la Porte s'étant refusée à congédier les Allemands, les ambassadeurs alliés demandèrent leurs passeports.

«Dans le conseil du 29, déclara franchement Talaat à Morgenthau, il avait été décidé de prendre parti pour les Allemands et de triompher ou de tomber avec eux. Il ajouta que si l'Allemagne gagnait (et Talaat disait qu'il était convaincu que l'Allemagne gagnerait), le kaiser se vengerait sur la Turquie si celle-ci ne l'aidait pas à obtenir la victoire. Talaat admettait franchement que la crainte (qui est, je l'ai dit, le principal motif des actes turcs) poussait la Turquie dans l'alliance allemande. »

Les Turcs s'étant ainsi décidés, Wangenheim commença à craindre qu'ils conquissent l'Egypte.

« Une campagne victorieuse des Turcs en Egypte, expliqua-t-il à Morgenthau, pourrait sérieusement gêner les plans de l'Allemagne. Si la Turquie conquérait l'Egypte, naturellement elle insisterait au Congrès de la paix pour garder cette grande province et s'attendrait à voir l'Allemagne soutenir cette prétention. »> Celle-ci n'avait nullement l'intention d'aider au rétablissement de l'empire turc. A cette époque, elle espérait arriver à une entente avec l'Angleterre sur la base d'un partage de l'Orient d'après leurs intérêts. L'Allemagne désirait par-dessus tout obtenir la Mésopotamie, partie indispensable de son plan de Hambourg-Bagdad. En échange, elle était préparée à donner son consentement à l'annexion de l'Egypte par l'Angleterre.

Mais la Turquie fut battue en Egypte et en Arménie. A partir de janvier 1915, on s'attendit à Constantinople à ce que les alliés s'emparassent des Dardanelles. Lors

de l'attaque du 18 mars, il ne restait plus dans les batteries turques que vingt-sept obus pouvant percer des cuirasses. Si les alliés avaient recommencé l'attaque le lendemain, les Turcs se seraient retirés La Turquie, cependant, ne se sentit sauvée que par l'achat de l'alliance bulgare, dédaignée par la Russie. « Nous avons eu peur, dit Enver, que la Bulgarie et la Grèce s'allient, ce qui eût aussi entraîné la Roumanie. Alors, la Turquie eût été perdue. >>

Comme l'avait prévu Enver, l'intervention bulgare, en permettant aux Austro-Allemands d'écraser les Serbes, débarrassa la Turquie de l'attaque contre les Dardanelles. Elles furent évacuées en décembre. L'orgueil des Turcs en fut enflé à ne plus connaître de bornes. « Pourquoi estimerions-nous avoir des cbligations enIls vers les Allemands? dit Enver à Morgenthau. n'auraient jamais remporté leurs victoires sans nous. Le poids de la reconnaissance leur incombe entièrement. » Malgré cette outrecuidance, Enver et ses amis ne tentèrent pas de traiter séparément de l'Allemagne, et le 1er décembre 1915, Enver communiqua à Morgenthau les conditions de paix que, d'après le chef de l'état-major allemand von Falkenhayn, le kaiser consentait à accepter: elles comportaient l'évacuation du nord de la France et de la Belgique et le partage de la Serbie. Que devaient gagner dans ce cas l'Allemagne et la Turquie ? Morgenthau ne paraît pas l'avoir su.

A cette époque, il avait déjà donné sa démission d'ambassadeur pour aller exposer à M. Wilson ce qu'il savait des affaires européennes. Il partit de Constantinople à la fin de janvier 1916, après avoir eu la satisfaction de sauver les sujets français et anglais restés à Constantinople. Il avait été moins heureux en ce qui concerne les Arméniens, et ses efforts en leur faveur avaient été totalement infructueux.

Théâtre & Musique

EMILE LALOY.

Le voleur, par Henry Bernstein

Les événements de la semaine dramatique se sont accomplis surtout à la Bourse du travail et dans le cabinet du ministre de l'instruction publique.

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Nul n'ignore que M. Lafferre c'est le ministre de est maintel'instruction publique que je veux dire nant le plus Parisien de nos ministres. Il est en outre un juriste ingénieux. Il a même su se faire prendre au sérieux comme arbitre. C'est un succès.

Bref la grève des théâtres est terminée pour cette bonne raison qu'une grève ne peut pas durer toujours. Elle s'est terminée s'étant prolongée trop longtemps pour nous permettre de goûter tous les plaisirs que les directeurs de théâtre nous annonçaient. Vous ne saurez que la semaine prochaine pourquoi le père du fils Guitry avait raison. Car dans cette affaire, il est advenu que, si les directeurs de théâtre et les comédiens ont pu terminer amicalement un combat où il n'y avait ni vainqueurs ni vaincus, la Porte Saint-Martin a été battue à plate couture par le Gymnase.

Alors que la grève des artistes tirait en longueur on a fini par se rendre compte que la question de la liberté syndicale était une question tout à fait accessoire et que la seule question importante était celle de savoir si la reprise du Voleur aurait lieu avant ou après la répétition générale de Mon père avait raison. Henry Bernstein s'est jeté dans la lutte avec une intrépidité véhémente et d'ailleurs extrêmement sympathique. Aussitôt, les personnes intelligentes qui s'occupent des choses de théâtre ont compris que la question de la reprise du Voleur l'emportait sur toutes les autres questions et que décidément, il fallait que cette reprise eût lieu avant

que nous n'applaudissions le père et le fils Guitry sur la scène de la Porte Saint-Martin.

Ah! Henry Bernstein est un esprit admirablement simplificateur et qui ne s'attarde pas aux détails. Alors que les uns se demandaient si c'était une révolte, et les autres si c'était une révolution, alors que M. Lafferre commençait ses études de droit, et que l'excellent orateur Carpentier parlait de Tolstoi et Mme Lara d'Ibsen à propos du contrat de travail des comédiens, Henry Bernstein est allé droit au fait. Le fait c'était la reprise du Voleur, Henry Bernstein avait raison, au moins autant que le père du fils Guitry. Henry Bernstein est un personnage, et peut être un personnage de théâtre. Mon ami Fernand Gregh a trouvé tout seul que Henry Bernstein est un personnage de son propre théâtre. Et ce n'est pas si bête. Henry Bernstein est une force méthodiquement déchaînée. Henry Bernstein a le mouvement de ses héros. Il vit avec intensité. Il est intéressant au possible, et il faut avouer à sa gloire que, parmi toutes les complications sociales et autres, on a repris. le Voleur avec éclat.

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Le Voleur est une pièce ardente qui fut jouée voilà quelque dix ans et que l'on pourra jouer dans dix ans encore. En effet, le Voleur est une pièce qui ne saurait se démoder parce qu'elle est tout action. Elle est une histoire dramatique racontée avec une verve prestigieuse par un conteur qui ne s'attarde pas aux bagatelles de la porte et de la psychologie. Il raconte et l'on attend impatiemment la suite au prochain numéro. On tellement curieux de connaître la suite qu'on est presque sur le point de penser seulement à ce qui arrivera et non plus à ce qui arrive. C'est à peine si nous consentons à nous rattacher sent, tant nous sommes anxieux de l'avenir. Henry Bernstein est un conteur maître de lui-même et il est maître de son récit. Il émeut comme il raconte : impérieusement. Sa domination est rude et toute-puissante. Et il défend bien aux spectateurs de quitter le théâtre avant le dernier acte. C'est une véritagle tyrannie. N'est pas tyran qui veut. Surtout il n'est pas donné à tout le monde de l'être à ce point-là et de cette façon-là. Je fais bien mon compliment à Henry Bernstein tyran impétueux à qui les spectateurs esclaves sont reconnaissants de l'empire qu'il exerce sur leur sensibilité, sur leurs nerfs, voire sur leur esprit.

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Je me suis souvent demandé quand je dis : souvent! comment les auteurs dramatiques composaient leurs ouvrages. Il semble qu'ils doivent les composer lentement, minutieusement, méticuleusement. Tout est calculé au théâtre. Il n'y a pas dans un dialogue théâtral digne de ce nom, une seule réplique qui ne soit là justement parce qu'il est indispensable qu'elle soit là et nécessaire qu'elle ne soit pas ailleurs. La composition dramatique apparaît donc comme un jeu de patience.

Elle est cela sans aucun doute la plupart du temps. Mais le Voleur au contraire, semble une improvisation frémissante et qui renverse en toute hâte tous les obstacles. Quelle fougue! Quelle fièvre! Mais quelle sûreté aussi ! Et comme on voit bien que l'auteur ne s'est point retourné pour regarder derrière lui et qu'il est allé dare dare jusqu'au bout! Henry Bernstein dans le Voleur atteste qu'il a les dons merveilleux de l'auteur dramatique qui est auteur dramatique naturellement et par décret nominatif de la Providence, de la Providence qui ne néglige pas non plus les choses de théâtre, comme chacun sait.

Quant à l'histoire! Ah! oui! l'histoire qui nous est rapportée dans le Voleur! Eh bien! c'est une autre histoire. Et on peut l'aimer davantage, on peut même à la rigueur l'aimer moins. On ne peut pas refuser de l'en

tendre tout entière et de juger que c'est une histoire | La Vie Economique.

bien racontée.

Quelle histoire! Anecdote, fait divers de la vie de château. Rappelez-vous l'histoire du Diamant bleu, ce vol mystérieux dans un château romantique. C'est un peu l'histoire du Voleur. Mais Henry Bernstein en ajoute. Lui serait-il possible de n'en pas ajouter! C'est lui le plus fort, et le plus habile.

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Bref, on vole dans le château des Lagarde. Un secrétaire contient des billets de banque et un certain nombre de ces billets de banque disparaissent comme par enchantement par un enchantement qui se renouvelle car il y a récidive dans le vol. M. et Mme Lagarde ont pour hôtes leurs amis M. et Mme Voisin. Tous parlent du vol commis au château. Excellent sujet de conversation. Mais qui donc est le voleur? Les Lagarde ont un fils de dix-huit ans, Fernand, amoureux de Marise, de Mme Voisin. Fernand voudrait bien... enfin Fernand écrit des lettres à Marise, Fernand donne à Marise des rendez-vous. Marise est jolie. Marise est élégante. Marise n'a pas beaucoup d'argent. Comment donc se procure-t-elle de si coûteuses toilettes?... Cela ne nous dit pas qui est le voleur. M. Lagarde le demande à un policier amateur Zambault qui n'est peut-être pas très perspicace mais qui est très amusant. Zambault attend que tout le monde soit réuni dan: le grand salon du château et il dit obligeamment aux Lagarde : « Le voleur, c'est votre fils Fernand!» Fernand est dans le fond du parc où il compte que Marise le rejoindra. Marise n'y manque pas en effet. Elle court, j'allais dire qu'elle vole... Quelques minutes plus tard tous deux sont de retour dans le salon et Fernand déclare avec une franchise convaincante: « C'est moi qui ai pris l'argent! » Un seul homme n'est pas convaincu par cet aveu qui n'est point complètement dénué d'artifice de théâtre. C'est M. Voisin, c'est le mari de Marise. Et n'ayant rien de mieux à faire il ouvrira bientôt l'armoire de Marise, y trouvera un portefeuille avec de l'argent, de l'argent dont l'origine est suspecte et la source impure. Deuxième interrogatoire. Deuxième aveu. « C'est moi qui ai pris l'argent», déclare Marise avec une loyauté persuasive... Richard Voisin en infère assez judicieusement et très logiquement que Fernand est l'amant de Marise... Mais Marise aime Richard. C'est pour lui plaire par sa beauté que le luxe transforme incessamment, c'est pour le séduire cette fois encore et encore une fois qu'elle a volé... Richard, accablé et incertain de ce qu'il doit faire, veut au moins disculper Fernand. En compagnie de Marise il se rend auprès de M. Lagarde. Celui-ci en leur présence condamne son fils à deux ans de Brésil pour vol; Fernand va prendre le train et alors Marise, comme malgré elle, confesse : « C'est moi le voleur !... >> Au lieu et place de Fernand, les époux Voisin s'en iront au Brésil!

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Voilà l'histoire! Est-elle vraisemblable? Est-elle «< intéressante »? Marise, canaille instinctive, sans cience, est-elle « intéressante » elle aussi? Je ne sais. Les spectateurs ne le savent pas plus que moi. Mais ils ne se le demandent pas eux. Ils sont pris, ils sont enchaînés, ils sont entraînés. Ils palpitent et veulent simplement savoir ce qui se passera. Ils le veulent passionnément. Et c'est le triomphe de l'auteur dramatique que d'avoir créé chez eux cette volonté passionnée... Henry Bernstein a évolué depuis qu'il a écrit le Voleur. Son théâtre est maintenant plus riche de psychologie, plus près de la réalité quotidienne, plus près de la vérité humaine. L'homme qui a écrit le Voleur saura toujours conter des histoires dramatiques. Il peut écrire des œuvres de pensée, un théâtre d'âme, je le mets au défi d'écrire jamais des pièces qui ne soient pas en outreet prodigieusement du théâtre d'action.

J. ERNEST CHARLES.

Les chemins de fer militaires au Maroc

Les Allemands, dans le traité de 1911 par lequel ils reconnaissaient le protectorat de la France au Maroc, nous avaient obligés à spécifier qu'aucun chemin de fer commercial ne serait construit au Maroc avant la ligne de Tanger à Fez. Ils voulaient ainsi paralyser notre action économique et militaire au Maroc, car ils savaient que cette ligne serait longue et difficile à établir et que peut-être même sa construction serait pendant très longtemps retardée à raison de la faible sécurité qui règne dans la zone espagnole nord du Maroc.

Le général Lyautey tourna en partie la difficulté en poussant activement la construction des chemins de fer militaires à voie étroite et en les ouvrant au commerce dès que la guerre le délivra, sur ce point, des entraves allemandes. Et comme il avait trouvé, pour cette partie de son action, un collaborateur d'une actitité, d'un sens pratique et d'une persévérance remarquables en la personne du commandant Bursaux, les chemins de fer à voie étroite du Maroc fournirent, durant la guerre, un rendement extraordinaire au point de vue militaire comme pour les transports civils et le ravitaillement de la métropole.

Ces chemins de fer à voie de c m. 60 portent des locomotives de 15 tonnes; ils sont à voie simple, ne marchent que durant la journée, mais leur débit est poussé au maximum. On y voit circuler des trains de marchandises, des trains mixtes de voyageurs et marchandises, et des daisines, qui sont de petites automotrices à essence et à marche rapide, servant au transport des voyageurs de première classe sans bagage. Les lignes sont les suivantes :

1° Casablanca-Rabat (88 kilomètres);

Salé-Kenitra-Meknès-Fez (47 kilomètres). Un pont sur le Bou-Regreg est en construction pour relier Rabat et Salé ;

3° Fez-Taza (en construction) par le col de Touahar et la vallée de l'Innaouen ;

4° Taza-Oudjda (230 kilomètres). Cette ligne est prolongée par une voie de 1 m. 05 d'Oudjda à la frontière algérienne (Lalla-Marnia) et ensuite par la voie normale vers Tlemcen et Oran;

5° Meknès-Ain-Leuh (en construction). C'est la voie qui desservira les forêts de cèdres du Moyen Atlas et se dirigera ensuite vers le Tafilalet;

Ahmed-Oued-Zem

6° Casablanca-Ber-Rechid-Ben (177 kilomètres). Cette voie sera plus tard prolongée sur Boujad et la plaine du Tadla ;

7° Ber-Rechid-Caïd Tounsi-Ben Guerir-Marrakech Ben-Guerir à Marrakech). (en exploitation jusqu'à Ben Guerir, en construction de

Ce réseau n'est certes pas complet, au point de vue économique comme au point de vue militaire; mais, tel qu'il est, il rend d'énormes services pour le ravitaillement de nos postes et groupes mobiles, pour le transport des céréales destinées au ravitaillement de la France et pour une part de plus en plus considérable des transports commerciaux destinés aux villes de l'intérieur du Maroc. Cependant il ne faut pas oublier que ces chemins de fer à voie étroite ne constituent qu'un pis-aller, que les chemins de fer à voie normale doivent loppement économique du Maroc ne pourra être réel être construits dans le plus bref délai et que le déveet proportionnel aux richesses du Maroc qu'à partir du moment où les chemins de fer à voie normale sillonneront le pays.

Que l'on ne croie pas, d'ailleurs, à une sorte de gaspillage lorsque l'on voit le protectorat marocain continuer la construction de ses chemins de fer à voie étroite du temps qu'il prépare la mise en chantier des chemins

de fer à voie normale : les chemins de fer à voie étroite sont si rapidement construits que leur prix de revient est amorti avant que le chemin de fer à voie normale soit établi. Et d'ailleurs,nombre de lignes à voie étroite suivent des tracés que les chemins de fer à voie normale n'adopteront jamais, et l'on aura plus tard intérêt à maintenir quantité de sections du chemin de fer à voie étroite comme ramifications du chemin de fer à voie normale et comme chemins de fer d'intérêt local.

Les ressources agricoles du Maroc sont telles, en effet, que les voies ferrées auront des transports de plus en plus considérables à fournir, au fur et à mesure que l'agriculture et les industries de transformation seront méthodiquement organisées dans un pays jusqu'ici exploité selon des méthodes antédiiuviennes.

Pour mesurer l'intensité de l'effort fourni par le protectorat marocain dans le développement de ses chemins de fer à voie étroite, je reproduirai ici une statistique qui est comme une histoire en raccourci des chemins de fer militaires marocains :

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Et cette science devait devenir avant deux siècles si générale et si pénétrante que Berthelot, dans un cri enthousiaste, put dire en 1884:

« Le monde est aujourd'hui sans mystère ! »

De fait, la chimie s'applique aujourd'hui dans tous les sens où s'exerça l'activité humaine. Elle renouvelle les conditions de la vie domestique aussi bien que de l'industrie. On ne saurait plus se priver dans les ménages de cristaux de soude, d'eau de Javel, de vitriol, des produits pharmaceutiques et photographiques. La métallurgie, l'agriculture, les industries des matières colorantes, la parfumerie, l'alimentation, l'hygiène, la médecine, la guerre elle-même, doivent tous leur progrès aux « recettes » de la chimie.

Nous allons essayer de préciser cette importance grandissante des industries chimiques dans notre vie sociale. Elles ont été la cause de transactions commerciales dont l'importance variable doit traduire la vitalité.

Immédiatement avant la guerre, le commerce des produits chimiques en France se chiffrait par 368 millions

119.000 francs, c'est-à-dire un quart environ du chiffre total des échanges de « produits fabriqués »>.

La guerre a profondément modifié cette proportion, pour des motifs que nous rechercherons plus loin.

En 1918, les échanges de produits chimiques ont porté sur une valeur globale de 908.502.000 francs. Or, cette année-là le bilan commercial de la France se clôturait sur 24.058.083.000 francs; c'était donc le 1/26 du chimiques, c'était aussi le 1/9,5 du commerce total des commerce général que représentait celui des produits produits manufacturés. L'importance acquise en ces cinq années par les transactions des produits chimiques dérons séparément les exportations et les importations, est tout à fait remarquable. Si maintenant nous consiune première remarque s'impose :

Durant la guerre, les exportations ont, naturellement, été inférieures aux exportations sauf, cependant, en 1914 et 1915 où elles ont été légèrement supérieures. Mais avant la guerre, de 1909 à 1914, les exportations ont constamment dépassé les importations (en valeur). Nous sommes sur ce peint en désaccord avec quelques auteurs. Or, les chiffres que nous possédons émanent du service statistique des douanes où ils nous ont été très obligeamment communiqués par M. Tartare. Ces données sont évidemment les plus exactes que l'on puisse obtenir à propos des échanges des produits de l'industrie chimique pendant la guerre.

Enfin nous tenons à préciser que nous n'envisageons que les produits « fabriqués » dénommés par la nomenclature << produits chimiques », réservant les produits naturels comme les phosphates de Tunisie, les nitrates du Chili qui servent d'engrais, les matières colorantes et pharmaceutiques, pour d'autres études. Ayant ainsi défini notre sujet, nous continuons d'observer que si les exportations de 1918 dépassent celles de 1913 de 105.604.000 francs en valeur, elles leur sont, en quantité, inférieures de près de 10 millions de quintaux métriques. Les importations indiquent de même un accroissement en valeur et une réduction en quantité. C'est-à-dire la France a fait, chez elle, une consomque mation plus grande qu'autrefois de produits chimiques, due aux besoins de la guerre ; qu'elle en produit de plus grosses quantités (acide sulfurique, acide azotique) et que la valeur de tous ces produits énorme. Il est très remarquable que la hausse des prix nous soit, sur ce point, favorable:

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En effet, il est aisé de calculer qu'en 1913, nous vendions nos produits chimiques au prix moyen de 18 fr. les 100 kilos, tandis que nous étions acheteurs au taux de 21 francs. C'était une mauvaise affaire!

Or, en 1918, nous avons exporté à raison de 276 fr. environ, le quintal métrique, soit à un prix 15 fois plus élevé qu'avant la guerre, et nous avons importé au prix moyen de 157 francs, c'est-à-dire sept fois et demie plus cher qu'en 1913, seulement; et à un prix, cette fois, bien inférieur à notre prix de vente. La différence de 119 fr. par 100 kilos à l'avantage de notre exportation représentait alors un bénéfice net.

Les raisons de ce bénéfice très satisfaisant doivent, sans doute, être recherchées dans la plus-value acquise par les produits manufacturés, dans la différence des estimations par la commission spéciale à l'entrée et à la sortie des marchandises, dans les changes commerciaux. Une telle étude nous entraînerait trop loin.

Nous voulons seulement retenir que la guerre a beaucoup augmenté l'importance du commerce général des produits chimiques et que l'industrie française en a bénéficié. Elle a été contrainte à produire tout ce que l'Allemagne, notre grand fournisseur, nous envoyait. L'Allemagne, à elle seule, exportait annuellement pour

1 milliard de produits chimiques, un peu moins de la moitié de sa production totale, et la France lui achetait pour environ 90 millions de ces produits!

Enfin la guerre, par ses énormes besoins de munitions, de gaz, devait activer la productivité des usines. déjà existantes (statistique de 1906: 534 usines occupant 33.650 ouvriers et 3.000 employés techniques), et rendre nécessaire la fondation d'établissements nou. veaux, principalement dans le sud-est de la France.

Cependant l'envahissement de nos départements de la frontière nous privait de l'appoint d'usines importantes. Malgré cela notre puissance régénératrice a été telle, que M. Duchemin, alors vice-président du Syndicat général des produits chimiques, a pu dire en fin d'année 1918, « qu'il y aura dans les principales branches de l'industrie chimique, une production excédant de beaucoup la consommation de l'avant-guerre ».

C'est une vue d'avenir, exposée par un technicien particulièrement bien renseigné qui incitera, je pense, les pessimistes à renoncer à propager leur opinion décourageante que la France est tarée d'une irrémédiable impuissance industrielle.

Au plein air.

L'Homme

PAUL MAQUENNE.

Au milieu de ce domaine si longtemps abandonné, où les débris embarrassent la route facile d'autrefois ; parmi ces animaux acheminés déjà vers les sélections rémunératrices, ces plantes que l'expérience a triées, rejetées ou retenues, ces outils dont l'industrie multiplie les usages et les formes; au bruit du monde rural nouveau, dans la rumeur des marchés élargis, voici venir celui que l'on a tant attendu, le survivant des jours brûlants, voici l'homme du front hier, de la terre sauvée aujourd'hui... La terre, jusqu'ici, avait gardé les siens. Les tribus nomades exceptées qui se battent et qui sèment, mais ne cultivent pas, tous les peuples comptaient leurs soldats et leurs laboureurs. Ceux qui fertilisaient le sol, ceux qui le défendaient. Deux groupes distincts se coudoyaient dans la nation. Et la protection du soldat était acquise au paysan, et le labeur du tâcheron acquis au combattant. Quand les feux s'allumaient de sommet en sommet, le soir, quand le cor sonnait au matin, ils appelaient à la fois les pasteurs et les serfs à l'abri des remparts de boue sèche ou de granit, et les cavaliers sur la ligne de l'horizon. En revanche, le tumulte apaisé, le paysan pourvoyait de nouveau aux besoins de l'homme d'armes. Les guerres modernes même ne mêlaient pas les vies, la province ou la nation n'y prenait part que par ses craintes et par ses vœux, le sort se fixait sans qu'elle aidât de sa population à l'arrêter. Et si, un moment, quelques lustres d'histoire révolutionnaire ou impériale, l'Europe plia sous la France ruée, et puis la France sous l'Europe conjurée, les deux groupes ne tardèrent pas à reparaître. Ici, l'homme des camps, et là l'homme des champs. Mais, à ce coup, tous les clochers de France s'ébranlèrent pour le tocsin; toutes les portes s'ouvrirent devant ses fils se hâtant... Et celui qui revient contemple maintenant son enclos retrouvé.... Et, la tête hors du casque, il prend le vent et sonde ses environs, et il sent que les destins sont changés dans l'espace comme dans son

cœur.

Combien de paysans sont partis! La terre a donné 2.800.000 combattants. Calmes de pensées, de sentiments et d'efforts, ils se sont battus comme ils labourent, ils ont gagné la victoire comme ils gagnent le pain à la sueur de leur front. Seulement, cette fois, ce

fut une sueur de sang. Parlez avec eux, tendez-leur la main. Vous saurez l'obscur instinct qui les a faits s'acharner. Quand ils virent l'exode des pays envahis: les femmes exténuées, les vieillards désespérés, les enfants silencieux, et puis les villages fumants, les guérets bouleversés, les troupeaux errants, les gens, les bêtes et les choses apparaissant sous l'allure et l'aspect familiers, mais rongés de soucis dont ils sentaient la profondeur, désemparés ou en ruines toute la terre en un mot vivante et animée couverte de désolation, leurs bras se sont dressés, leurs poings se sont serrés. L'Almaparens, génératrice de leur être, en esprit et en chair, revêtit une face qu'ils ne lui connaissaient pas, émouvante jusqu'aux pleurs, et un inmense attendrissement les saisit. Et une colère implacable et une volonté infrangible. On les tuerait, plutôt, que de la fouler, de la tourmenter, de la déchirer encore ! Et l'épique pied à pied, unique dans les siècles, commença.

Il faut voir rentrer un poilu fils des champs pour comprendre. Sous l'habit civil repris, un ruban de guerre à la boutonnière, il se hâte par les sentiers les plus courts. Ceux qu'il suivait à la chasse, à la pêche, avec ses amis ou sa promise. Il va vite. Pourtant, les gestes et les soins de jadis lui reviennent. Il prend le temps de cueillir une fleur à la haie. Un brin rouge et blanc de chèvrefeuille, la fleur du pays. Il le met à la bouche et repart, les lèvres embaumées. Il observe d'un coup d'œil les changements survenus. Le, coin natal paraît grandi, les taillis ayant plus d'ampleur, les arbres plus de jet, les hautes herbes plus de fouet. Marque des saisons révolues. Ici des champs ont fait place à des herbages, là des vignes ont disparu. Signe des jours d'attente. Le soleil seul emplit ses yeux du même éclat. II regarde, ravi les choses chatoyer. La distance se réduit. Des labours qu'il longe, les vieilles gens au travail le reconnaissent. Ils le hèlent, ils lui font bonjour. Il poursuit. Et voici les premiers voisins. Il leur crie: «< Vontils bien ?» On répond: « Oui! Oui!» Il accélère alors le pas. Il court, il pousse l'huis, il est «‹ à nouste », chez lui. On l'embrasse, on l'entoure, on lui rit. Sa mère reste à son cou, son petit frère lui prend la main. Le père passe à la cave. Et l'on boit le coup du retour, de la réunion tant espérée. Et puis, on se tait. Les volées de la cloche retentissent une dernière fois dans les cœurs celles de l'appel aux armes, celles du cri de la victoire. Ce fils les remémore, il les résume, il les incarne. On l'aime, on le bénit... Mais lui tourne la tête. Par les portes entr'ouvertes, une odeur chaude arrive, mêlée de parfums de foin neuf et de senteurs de bêtes. Un boeuf meugle: le garçon n'y tient pas. Il gagne l'étable. Il compte les têtes. Ce qui finit de croître, ce qui vient de naître. Il retrouve, massifs à présent et superbes, les deux bouvillons qu'il avait accouplés, qui reculaient et bondissaient sous le joug imposé. Il passe entre eux. Il les caresse et les palpe, s'extasie, et comme l'un d'eux, son front puissant levé, le flaire et semble se réjouir, il prend le mufle noir entre ses mains et y appuie sa joue. Enfin, suivi du chien qui ne l'a pas quitté, il sort. La terre l'attire. Le père a compris. II dit : « Viens; je vais te montrer. » Les deux hommes, côte à côte, s'éloignent.

Les vignes sont à leur gauche, les champs à la suite, en face, par longues pièces et c'est, à leur droite, la lande avec ses pins. Au delà, sortant à demi de la ligne du sol, le clocher du hameau pointe vers le ciel comme un cyprès. Le fils ouvre lentement les bras. Mais il ne peut tout étreindre, il les laisse retomber. Et d'ailleurs le père parle : « Qu'elle misère ici sans l'aîné ». Lui vieux, les femmes à bout, le petit trop enfant. Il n'a qu'à voir. Il pousse juste de quoi vivre. Le reste est inculte. Et, recueillis et muets, ils abordent les sillons. La pénurie des moyens, le manque d'amendements, le retard des travaux se lisent dans chaque pli

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