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qualifie de prime d'assurance. Les chemins de fer le savent si bien, que lorsque la marchandise perdue vaut en réalité moins de 75 centimes le kilogramme, comme le sel, le charbon. etc., ils n'offrent pas l'indemnité réglementaire, mais la simple valeur de la marchandise. N'insistons pas davantage sur ce point; il ne peut être sérieusement contesté.

Or, il est de principe que les juges ne peuvent créer des fictions; ce droit n'appartient qu'à la puissance législative. (Voir DALLOZ Vo fiction.)

Les qualifications erronées, qui reposent sur une fiction, sont surtout dangereuses, quand elles ont pour conséquense de faire appliquer, comme dans l'espèce, des règles de droit autres que celles qui auraient été applicables sans cette fiction.

Revenons donc à la réalité, et disons, comme nous l'avons fait plus haut, que la disposition réglementaire critiquée restreint la responsabilité des chemins de fer. Cette restriction de responsabilité a été stipulée contractuellement, nous le voulons bien, mais en la stipulant, les deux parties contractantes ne se faisaient aucune illusion sur la nature de la clause.

Résumons maintenant ce point en quelques mots : 1o La Cour de Cassation reconnait que la clause d'irresponsabilité entière est illicite, lorsque le dommage provient d'une faute de l'administration.

2o Ladisposition des livrets règlementaires qui fixe l'indemnité, en cas de dommage, à une somme déterminée, est une clause d'irresponsabilité partielle, et

3o La clause d'irresponsabilité partielle est exactement aussi illicite et aussi contraire à l'essence du contrat de transport, que la clause d'irresponsabilité absolue.

Bientôt un nouvel arrêt de cassation fut rendu, le 21 janvier 1875, & cet arrêt ne fit que confirmer l'idée qu'un revirement s'était produit dans l'esprit de la Cour. C'est l'arrêt qui intervint sur le pourvoi dirigé contre le jugement de Bruxelles du 12 novembre 1873, en cause de Martin contre l'Ètat.

Ce jugement se séparait nettement de la jurisprudence de la Cour de Cassation. Le demandeur Martin réclamait, pour avoir

manqué la correspondance d'un train à la suite d'un retard survenu sur une ligne de l'État, la réparation entière du dommage subi. Or, l'art. 5 du tarif réglementaire pour les voyageurs porte ce qui suit: << En cas de retard dans l'arrivée à destination ou aux lieux de corres>>pondance, les voyageurs n'ont droit à un dédommagement que pour >> autant qu'il y ait faute imputable à l'Administration, et ce dédomma»gement ne peut, pour quelque raison que ce soit, excéder le prix » du transport. »

L'État déniait qu'il y eût faute, et n'offrait aucun dédommagement. Le jugement avait donc deux questions à résoudre; une question de fait. Y a-t-il faute imputable à l'Administration? et une question de droit: La faute étant établie, y a-t-il lieu d'accorder au demandeur la réparation entière du dommage, ou seulement la restitution de son prix de transport?

A la 1re question le jugement répond que la faute est établie.

A la seconde, elle répond en ces termes : « Attendu que c'est à bon >> droit qu'il a été décidé déjà que l'arrêté ministériel du 25 janvier » 1867, portant à son art. 5 qu'en cas de retard dans l'arrivée à » destination ou aux lieux de correspondance, le dédommagement >> ne peut excéder le prix du transport, est un arrêté essentiellement » nul et inopérant comme acte de l'autorité, et ne peut pas même » être invoqué comme formant convention entre l'État et les voya>> geurs. >>

L'État se pourvût en cassation contre ce jugement, et la Cour, par l'arrêt du 21 janvier 1875, rendu sur les conclusions conformes de M. le premier avocat-général Cloquette, rejeta le pourvoi, confirmant ainsi le jugement du Tribunal de Bruxelles.

Mais nous devons ajouter que la Cour n'eut pas à examiner la seconde question résolue par le jugement et que la première seule était discutée et développée dans la requéte en cassation. Mais pourquoi la seconde question ne fut-elle pas soumise à la Cour? Par une dérogation remarquable à ses agissements antérieurs, et postérieurs comme nous le verrons bientôt, l'État à son tour abandonna la théorie de la Cour de Cassation, et se rallia à la thèse défendue par le Tribunal de Bruxelles, la Cour de Liége et les autres Tribunaux. Voici les

termes du pourvoi : « D'après la Jurisprudence de cette Cour, la >> première partie de cet art. 5, stipulant qu'il ne sera dû de dédom>> magement que pour autant qu'il y ait faute imputable à l'Adminis>>tration, constitue une clause parfaitement licite et qui doit être » respectée; quant à la seconde partie, stipulant que ce dédom» magement ne peut, pour quelque cause que ce soit, excéder le » prix du transport, elle sera sans application, si la cause du » retard est imputable à une faute de l'Administration. »

Il était donc permis de supposer que la cause soutenue par la Cour de Liége et les Tribunaux inférieurs, était définitivement gagnée, par la conversion de l'adversaire lui-même. C'est une rare fortune de voir son antagoniste déposer lui-même l'arme qui fait toute sa force, et de le voir rendre hommage à la cause qu'il a combattue.

Mais le gouvernement se repentit bientôt de ce bon mouvement. A peine l'arrêt du 21 janvier 1875 est-il rendu, que l'Administration revient à ses anciens errements, et vient plaider devant la Cour la parfaite légalité des dispositions qui restreignent sa responsabilité, même si l'expéditeur prouve que le dommage est le résultat de la faute ou du dol des agents de l'État, et la Cour, par deux arrêts, l'un du 1er juillet, l'autre du 15 juillet 1875 (reproduit ci-dessous), qui firent évanouir l'espoir que ses deux arrêts précédents avaient fait concevoir, cassa deux jugements qui ne s'étaient pas conformés à la disposition réglementaire précitée.

Nous pourrions pousser plus loin cette analyse de la Jurisprudence, et montrer encore les distinctions qui ont été faites entre les compagnies de chemins de fer et l'État, et les difficultés nouvelles et nombreuses que soulève ce côté de la question (voir notamment un arrêt de cassation du 6 février 1873); mais nous croyons en avoir dit assez pour l'objet de cette discussion.

Nous avons suffisamment justifié ce que nous disions en commençant, qu'on rencontre la contradiction à chaque pas qu'on fait dans cette matière. Nous ajouterons que cette situation est déplorable, tant pour l'intérêt général que pour l'intérêt des particuliers.

Certes, loin de reprocher aux Cours et aux Tribunaux de tenir fermement à leur manière de voir, on ne peut que les féliciter de ne pas

renoncer à la légère à une conviction fortement établie, et de défendre avec constance et conscience ce qu'ils croient être le droit et la justice. Mais quand on abandonne ce point de vue subjectif, et qu'on considère de plus haut l'ensemble de la question, on est immédiatement frappé des inconvénients graves qui naissent de cette situation. Le respect dû par l'opinion publique à la justice et à ses organes, s'affaiblit; la confiance dans une justice une et toujours la même pour tous est ébranlée; on se laisse persuader que c'est le hasard et l'arbitraire qui dictent les arrêts de la justice.

D'un autre côté, le nombre des procès va en augmentant, au grand détriment des citoyens, surtout des commerçants; ils sont entraînés malgré eux à faire des frais considérables et inutiles.

Quelle est la cause de cette situation anormale?

C'est l'absence d'une législation suffisante; c'est que la question qui doit être aujourd'hui résolue par les Tribunaux d'après les principes généraux du droit, devrait être tranchée par un texte de loi précis. Une législation rationnelle et complète sur la matière, qui détermine un minimum des obligations de tous les chemins de fer de Belgique, aussi bien des Administrations de sociétés que de l'État, voilà ce que nous désirerions voir établir. Nous trouvons en Allemagne l'exemple d'une pareille législation. Ce pays, non content de consacrer un chapitre de son Code de commerce à la matière des chemins de fer, a cru devoir faire davantage, et le 10 juin 1870, on promulguait pour l'Allemagne du Nord un réglement loi, qui fut rendu exécutoire dans l'empire par la constitution et par une ordonnance du Conseil fédéral du 22 décembre 1871. Voici à peu pris les termes du préambule de ce document :

<< Les dispositions spéciales adoptées par les compagnies sont valables, si elles ne sont pas en contradiction avec le réglement, si elles en sont le complément, ou si elles concèdent au public des conditions plus avantageuses. »

Voilà dans quel sens nous aimerions voir adopter une législation. Ce réglement, tout en laissant aux Compagnies la latitude de publier des règlements spéciaux, les y invitant même, marque les limites minimæ de la responsabilité, des délais de transport etc. Les chemins de fer, qui sont des services publics, qui n'existent que moyennant

des concessions gratuites, mais toujours révocables de l'État, et qui tiennent entre leurs mains le monopole des transports pour les localités qu'elles desservent, ne pourront se plaindre d'une pareille mesure qui concilierait tous les intérêts.

Examinons maintenant quelques arguments de droit en faveur de l'opinion que nous avons énoncée plus haut, et qui est contraire à la jurisprudence de la Cour de Cassation.

Les obligations du transporteur sont d'une double nature : le transporteur reçoit une marchandise et s'engage à la restituer dans le même état; il s'engage en outre à la faire être en un autre lieu dans un délai déterminé.

De là deux catégories d'obligations du voiturier; celles, les plus sacrées suivant nous, qui résultent du dépôt fait entre ses mains de la marchandise, et celles qui découlent de la convention de transport proprement dite.

Les articles du Code civil qui traitent des voituriers (art. 1782 et s.) les assimilent expressément aux aubergistes, qui sont des dépositaires nécessaires. Examinons donc la nature des obligations du dépositaire.

« La fidélité à garder la chose déposée, dit DALLOZ, Vo Dépôt, no 45, est tellement de l'essence du dépôt que la clause par laquelle le dépositaire stipulerait qu'il en sera affranchi serait radicalement nulle, comme contraire à la morale publique. » C'est un point non contestable, qui était déjà reconnu par les lois romaines, et qui est admis par tous les commentateurs du Code civil.

Pourquoi cette rigueur plus grande dans le contrat de dépôt que dans une autre convention ? Parce que le dépositaire infidèle ou négligent ne commet pas une simple violation de convention, mais un véritable quasi-délit (art. 1382 et s. C.C.) à l'occasion de la convention de dépôt. En effet le déposant ne perd pas seulement le bénéfice devant résulter pour lui de la convention, mais il perd même son bien. Le dépositaire cause par son fait, sa négligence ou son imprudence (art. 1382), un dommage à une chose qui existait dans le patrimoine du déposant, indépendamment de toute convention. Le principe de l'obligation de

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