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empereur dès le lendemain de la journée de SaintCloud, laissa une profonde impression dans le cœur jaloux et aigri de son rival. Peut-être même la défection du prince royal de Suède fut-elle la conséquence de l'ambition que l'exemple du premier consul développa dans l'âme vulgaire de Bernadotte. Il est certain qu'en tuant la république, Bonaparte ouvrit la voie aux plus vastes espérances de l'ambition, et que, dès lors, il assuma sur sa tête la responsabilité du sort de la France. Le roi Charles-Jean procède du premier consul s'instaurant Empereur devant les généraux de la république. Or, si Bernadotte fût resté l'un de ces généraux ; si la gloire du tribun n'eût point dégénéré en gentilhommerie; si, à l'exemple de son maître, il n'eût pas voulu faire race, jamais nos femmes n'auraient entendu battre les tambours de l'étranger (1).

A cette époque, des vertus républicaines, du désintéressement, de la modération, des actes généreux envers le malheur, des mains pures de toute rapine, de beaux faits de guerre, une incon

(1) Expression de Paul Courier.

testable capacité militaire et une grande popularité parmi les soldats, composaient à Bernadotte une renommée qui le désignait naturellement aux projets des défenseurs de la république et des partisans de la monarchie. Alors aussi brillait à Paris une femme célèbre dont le nom vivra dans la postérité, par des écrits empreints d'une vive imagination et marqués quelquefois au cachet de la plus haute raison. Attachée à l'école philosophique malgré la direction éminemment religieuse qu'elle avait reçue de son père et du culte protestant, avide de tous les genres de gloire, étincelante dans un salon, successivement en rapport avec les constituants, les membres de l'Assemblée législative et de la Convention, particulièrement liée avec Narbonne, Alexandre de Lameth et Talleyrand, avec Chénier et Barrère, avec Cabanis et Garat, Barras et Benjamin Constant; d'accord avec les héros du 18 fructidor, sans renoncer à ses relations sentimentales avec les victimes de ce coup d'Etat, madame de Staël avait une ardente passion pour la politique et voulait absolument jouer un rôle dans le gouvernement. Pleine d'enthousiasme pour le vainqueur de

l'Italie, elle s'approcha de ce grand homme avec l'espoir de le subjuguer, de régner de moitié avec lui ou du moins d'être admise à donner des conseils qui seraient écoutés. Malheureusement pour madame de Staël, le général Bonaparte connaissait son exaltation, son ambition, sa mobilité et son besoin insatiable d'intrigues. Cette femme, à moitié homme, et pourtant toujours femme, exerçait sur les esprits les plus distingués un ascendant presque ridicule tant il était absolu. Improvisatrice du plus rare talent, pleine de prétentions, mais pleine aussi d'abandon et de bonté, prêchant la liberté dans son salon comme à une tribune, elle fascinait, elle entraînait les hommes les plus graves du temps.

Instruit de toutes ces choses et averti, par un pressentiment qui tenait à sa pénétration instinctive, le premier consul, au lieu d'accueillir la fille de Necker, l'écarta impitoyablement de sa per

sonne.

Dès ce moment, d'admiratrice passionnée, madame de Staël devint l'ennemie déclarée du premier consul. Cette femme se plaça ouvertement à la tête de l'opposition du Tribunat, où figuraient

Ginguené, Garat, Andrieux, Chenier, Daunou et Benjamin Constant; et, comme elle recherchait avec avidité toutes les célébrités de l'époque, Bernadotte ne tarda pas à devenir un des coryphées de la petite église. Or, de leur éloignement commun pour Napoléon, naîtra, entre Bernadotte et madame de Staël, une liaison qui portera un jour des fruits amers pour la France (1). Après avoir contribué, par ses intrigues et ses amours, à soulever l'Allemagne contre l'Empire, on verra cette femme entraîner le prince royal de Suède dans l'alliance de la Russie et dans une guerre sacrilége contre la France.

Sous l'Empire, qu'il avait vu s'élever avec chagrin et jalousie, Bernadotte obtint les plus grandes

(1) Bonaparte craignait le salon de madame de Staël; il en écartait ses amis en leur disant : « Vous me devez tout; j'ai fait votre réputation et » votre fortune; vou, m'aimez avec sincérité : eh bien ! si je vous laissais » fréquenter cette femme trois mois, vous commenceriez par me blâmer » avec elle, ensuite vous passeriez à l'état d'opposition, enfin vous de • viendriez mes ennemis, et peut-être aurai-je le malheur de vous sur- prendre en conspiration flagrante contre moi. » Bonaparte ne voyait que trop juste.

dignités que pût dispenser la puissance souveraine. Mais ni les éloges, ni les récompenses, qu'il sollicitait avec ardeur et dont l'Empereur le comblait, ne purent le ramener à des sentiments d'affection et de reconnaissance. Rassasié d'or et d'honneurs, le maréchal de France, le sénateur de l'Empire, le grand feudataire de la couronne, avait toujours au cœur quelque pensée d'insubordination ou de révolte. — J'expliquerai les justes sujets de mécontentement de Napoléon contre le prince de PonteCorvo, et comment le même homme qui s'était illustré sous le drapeau tricolore, manqua souvent à ses devoirs et compromit les intérêts les plus chers de son pays. Avec tout autre que Napoléon, Bernadotte eût payé de sa tête des fautes qui avaient toutes les conséquences de la trahison, si elles n'en portaient pas le coupable caractère. Mais, ainsi que le disait naïvement l'impératrice-mère, «<le farouche monarque était bon jusqu'à la faiblesse, indulgent jusqu'à la témérité. » En effet, si, après la capitulation de Baylen, le général Dupont eût été fusillé, peut-être n'aurions-nous pas perdu l'Espagne; et si, malgré sa parenté et

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