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Entre toutes les fatalités attachées à la fortune de l'empereur des Français, la plus funeste à son pouvoir, la plus féconde en résultats désastreux, est celle qui se personnifie dans Charles-Jean, dernier roi de Suède et de Norwége. Voilà pourquoi j'écris séparément l'histoire de Bernadotte.

L'homme, grand par la fortune, médiocre par le génie, dont l'orgueil offensé et l'ambition déçue purent renverser l'Empire, se rattache de trop près au plus grand événement du siècle, pour que la génération actuelle ne veuille pas, dès aujourd'hui, prendre så mémoire à partie.

D'ailleurs Bernadotte est mort; la postérité a commencé pour lui.

Mais comment cet homme parvint-il à changer les destinées de l'Europe? Par quelles saturnales de la fortune, par quelle méprise de la conscience publique, un soldat, dont l'élévation ne se compose que d'accidents, fut-il conduit à décider du sort de la France.

Pour résoudre ce problème, il faut étudier les péripéties à travers lesquelles s'éleva la fortune de Bernadotte. Il faut remonter aux causes de

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cette grandeur anormale, rechercher leurs rapports, leurs liens, leur dépendance, sortir du vague des accusations, saisir les actes et exercer la justice de l'histoire comme s'exerce la justice des lois, sans prévention et sans colère.

Tels sont les devoirs que je me suis imposés en écrivant les pages qu'on va lire; et s'il advient que je sème quelques réflexions dans le tissu des faits dont se compose l'histoire de Charles Jean, elles ne me seront dictées ni par l'amour, ni par la haine. L'historien doit, s'il le peut, se montrer philosophe, peintre, homme d'Etat, jamais homme de parti; et Tacite lui-même n'a pu se faire absoudre de sa partialité, par la beauté de son génie et ses profondes peintures du cœur humain.

La vie de Bernadotte comprend trois phases distinctes.

La première appartient à la religion de la liberté, et se mêle à tous les souvenirs de notre révolution de 1789, la plus grande des révolutions du monde. Je dirai tout ce que Bernadotte fit de glorieux dans les rangs des armées de la république et du consulat.

La seconde est occupée par la passion de la renommée et la soif du pouvoir, par une rivalité insensée avec le premier capitaine du siècle, par l'insupportable tourment de se voir le sujet d'un héros, et par le développement d'une ambition délirante qui aboutit au plus irrémissible des crimes, l'oubli de la patrie. J'achèverai de déchirer le voile qui enveloppe encore la politique de Bernadotte, et je traduirai le coupable devant le tribunal de la postérité.

La troisième période de la vie de Bernadotte semble demander pardon pour la seconde. Il y a, dans la royauté de Charles-Jean, des motifs de consolation pour l'humanité. Le soldat couronné ose s'isoler de l'Europe despotique et avouer son drapeau, sa morale et son culte pour la liberté des Suédois. Aussi, raconterai-je avec bonheur son respect pour les droits des citoyens, sa tendresse et ses sollicitudes pour les misères du peuple.

Charles-Jean sortit noblement d'une vie pleine d'épreuves, d'angoisses et, peut-être, de remords. - On le verra s'occupant, à la dernière heure,

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de ses devoirs de roi, s'entretenant sans trouble des choses de l'éternité et mourant en sage.

Soldat inconnu sous l'ancienne monarchie, Bernadotte s'était trempé aux feux de la révolution, et, grâce à la liberté, il était devenu un de ces guerriers qu'on peut comparer aux généraux les plus vantés de l'antiquité. Mais, pour apprécier sa carrière militaire, il faut d'abord se rendre compte des circonstances auxquelles il emprunta sa valeur et sa gloire, car la gloire et la valeur des hommes de la révolution est bien plutôt une question d'époque qu'une question de personnes. Et quelle époque, quelle révolution que celle de 1789!

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Par elle, une vieille nation, chez laquelle tout paraissait usé, politique, sciences, arts, littérature, industrie, passions, retrouvant en un jour les ardeurs de la jeunesse, fut tout à coup saisie d'un sublime enthousiasme pour tout ce qu'il y a de noble et de généreux dans la vie humaine : l'amour de la patrie et de la liberté, la haine de la tyrannie, une profonde sympathie pour les opprimés et un dévouement

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immense aux intérêts des peuples. Echauffé par les promesses d'une espérance sans bornes, soutenu, dans ses efforts, par l'intime conviction du triomphe de l'égalité, chacun croyait fonder, en France, une ère de grandeur et de prospérité pour l'univers entier. Cette pensée était dans toutes les tètes; elle agitait toutes les âmes, et, dès le 14 juillet, l'héroïque peuple de Paris disait, avec l'accent d'une certitude prophétique: La révolution fera le tour du monde.

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Alors la France possédait, sans le savoir, une race d'hommes d'élite, remarquables par la diversité de leurs aptitudes, et auxquels la révolution communiqua une magnanité et un courage qu'ils n'auraient jamais trouvés, dans leur cœur, sous le règne des priviléges.

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La révolution suscita cette génération d'orateurs qui fit, de la tribune nationale de France, la première tribune du monde. La Révolution leur donna pour chef ce géant de la parole qui Jan

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çait les gerbes de son éloquence sur les palais des rois, et conquérait une armée avec un discours adressé, comme un hommage de respect

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