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rent convoqués au château; à dix heures et demie, les prières publiques commencèrent dans les églises où le peuple accourut en foule, donnant les témoignages d'une affliction touchante. Les médecins estimaient alors que l'agonie ne commencerait que dans la nuit, et que la nature résisterait encore long-temps. En effet, entre dix et onze heures, le roi eut un moment lucide; il n'avait plus la force de parler, mais il put indiquer qu'il voulait que son lit fût refait, et témoigner quelque impatience de la lenteur avec laquelle on exécutait sa dernière volonté. A midi, tout annonça une dissolution prochaine. Les ministres, auxquels le prince royal avait permis de se retirer, furent rappelés au château, et, à quatre heures, le roi, sortant de son assoupissement, se souleva de lui-même, étendit les bras, comme pour bénir sa famille prosternée à ses pieds, prononça le nom d'Oscar, jeta un regard d'adieu sur la reine, retomba sur son chevet et rendit son âme à Dieu.

Ainsi s'éteignit, après un règne de plus d'un quart de siècle, et à l'âge de quatre-vingt-deux ans et quarante et un jours, Bernadotte Charles XIVJean, roi de Suède et de Norvége, des Goths et des Vandales.

T. II.

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CHAPITRE XIV.

Étude sur la vie de Charles Jean et récapitulation des principaux faits de sa carrière. La guerre de Bernadotte contre la France était-elle dans l'intérêt de la Suède. - Charles-Jean considéré comme général français. - Idem comme roi de Suède.- Parallèle entre Bernadotte el Napoléon. -Leur place dans l'histoire.

Après avoir retracé les faits de l'histoire, séparons Bernadotte des accidents successifs de sa fortune, et réduisons l'homme à sa valeur individuelle.

L'étude de la vie du feu roi de Suède révèle un caractère qui distingue éminemment ce personnage de toutes les renommées sorties, comme la sienne, du creuset de la révolution française. Né de cette révolution, Bernadotte la traversa sans s'imprégner ni de ses passions, ni de son audace, ni de ses vertus, ni de ses vices. Sans vocation démocratique, il fit servir les principes de la république aux intérêts de sa fortune; sans préjugés nobiliaires, il offrit les libertés de son pays en holocauste à un homme, dès que la toute-puissance de cet homme fut affermie, et il brûla l'encens sur le réchaud impérial; sans fanatisme révolutionnaire, il se mêla à tous les complots contre le premier consul et consentit, lui républicain, à escorter le corps

municipal de Paris, proclamant l'empire dans les carrefours. « Que voulez-vous, disait-il un jour à » La Fayette, nous sommes tous plus ou moins cour» bés devant l'idole (1). » Sans idolâtrie pour la royauté, Bernadotte brigua ardemment une couronne et se complut aux pompes de la monarchie; sans haine pour sa patrie, il ameuta les étrangers contre elle, fouilla de sa main dans les profondeurs de ses plaies, les mit à découvert, indiqua aux ennemis là où il fallait la frapper et la frappa luimême. Aux coups qu'il portait à la France, on eût dit une âme pleine de fureurs, et l'âme de Bernadotte n'était pleine que d'égoïsme. Pour ne pas réfléchir, il se battait; et, pour soutenir son triste courage, il faisait mentir sa conscience, en tâchant de se persuader qu'il ne pouvait faire autre chose que ce qu'il faisait; enfin, il se créait des nécessités de circonstance, comme s'il y avait des circonstances au-dessus de la patrie et d'autres nécessités que celles de l'honneur.

Charles-Jean se blottit dans son ambition, et, peut-être, se croit-il prédestiné à l'affranchissement de l'Europe; il est l'esclave de ses idées, tantôt vraies, tantôt fausses, rarement sincères, jamais complètes, et il s'attribue une mission humanitaire; il spécule

(1) Mémoires du général La Fayette, publiés par sa famille.

sur le despotisme, comme il spécula sur la liberté, et il se dit envoyé de Dieu pour rendre la liberté au monde.

Cependant, de tous les actes coupables que commit Bernadotte, il n'en est peut-être pas un seul qui, à la rigueur, soit l'effet de son libre arbitre. Si, des clameurs de la démagogie, il passe à une soumission muette sous le consulat et sous l'empire; s'il veut concilier l'honneur de l'indépendance avec les honneurs de la servitude; s'il ne sait ni résister ni obéir au despotisme impérial; si, assez audacieux pour mériter le mécontentement de son maître, il ne peut ni supporter la disgrace ni se rendre justice; s'il frappe à toutes les portes, pour être pardonné par l'homme contre lequel il conspire; s'il use dix ans de sa vie dans une politique boudeuse et énervée; si, maréchal de l'empire, il sacrifie sur deux champs de bataille le grand intérêt de sa gloire à la mesquine satisfaction de ses rancunes; si, prince royal de Suède, il déchire la France qu'il aime encore; si, avec un sentiment excessif de sa dignité personnelle, il ne sait par quelles humilités témoigner à Alexandre les terre-à-terre de son dévouement; si, à Gros- Beeren, à Denewitz, à Leipsig, il combat à outrance ses compatriotes et pleure sur le sang qu'il a versé (1); si, à l'aspect du

(1) Un jour, dans un de ses campements, Charles Jean voyant passer,

sol natal, il s'arrête, hésite, revendique l'indépendance de son pays, et court à Paris demander son dividende des dépouilles des vaincus, c'est qu'il ne s'appartient jamais, c'est qu'il appartient à l'action extérieure. qui le domine et que sa règle morale est toujours subordonnée au sentiment perverti de son intérèt, sans que ni l'ardeur des convictions ni la violence des haines puissent expliquer les fautes de sa vie. Il se jette étourdiment à travers tous les partis, toutes les situations, pour chercher sa place, et, quand il croit l'avoir trouvée, il ne fonctionne plus que pour lui: son cœur l'incline quelquefois vers le bien, mais son orgueil le pousse irrésistiblement au mal.

Pour justifier Bernadotte d'avoir pris les armes contre la France, on a allégué sa qualité de prince royal de Suède. Ce prince, a-t-on dit, ne pouvait rester fidèle à ses devoirs de Français, sans manquer à ses devoirs de Suédois.

A considérer les choses de haut, nous pourrions demander s'il est jamais permis de préférer un trône à la patrie. Mais admettons que le fils adoptif de Charles XIII ne relevât, en effet, que de la Suède; et qu'il ne dût qu'à elle son épée et sa

à quelque distance de sa tente, un convoi de blessés français, entra dans une violente colère contre ses officiers, et leur demanda comment ils pouvaient permettre qu'on exposât à sa vue ces malheureux dont il ne pou vait alléger le destin, ni guérir les blessures. (Marmier.)

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