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NOTICE NÉCROLOGIQUE

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SUR M. LE D' BOIFFIN

PAR M. LE Dr GUILLOU.

MESSIEURS,

Vous ne vous doutiez guère, en me chargeant de vous rappeler ce que fut Alfred Boiffin, des souvenirs que vous alliez réveiller dans ma mémoire. C'est dès ma plus tendre enfance, à l'âge où s'impriment si aisément dans le cerveau mol et neuf les impressions les plus légères, que je le connus. Rue des Minimes, ou plus administrativement, rue Malherbe, au milieu d'un quartier tranquille où cesse tout d'un coup, dans un enchantement, le tumulte des rues d'alentour, où la clochette de l'Immaculée-Conception teinte, argentine, dans une atmosphère religieuse que n'agite aucun bruit, entourée de maisons pieuses et de quelques grands hôtels à blasons, existait, quand j'avais 6 ou 7 ans, une école paternelle ou maternelle que tenait un homme simple, le père Collet.

On nous y apprenait à lire, à écrire, à calculer. On nous faisait faire la prière, et on nous conduisait, le dimanche, à la grand'messe, à l'église paroissiale de Saint-Clément, où nous avions, à gauche de l'autel, en dehors du chœur, des bancs réservés.

Temps heureux, comme le sera toujours le temps de l'enfance, où les heures sont longues, les jours interminables, les années éternelles ! C'est là que, pour la

première fois, je vis Boiffin. Il y fit une courte apparition et partit au Lycée. Je ne le perdis jamais de souvenir. Notre curriculum vitæ fut différent. Quand je le retrouvai seize ans plus tard, ce fut à l'Ecole de Médecine. La ligne droite. l'avait conduit là où tout un circuit, à méandres profonds, m'avait conduit moi-même et me le faisait rencontrer encore. Il était en pleine gloire, interne, aide de clinique, pourvu de tous les titres que pouvait désirer à Nantes un étudiant studieux, déjà honoré de la considération de ses maîtres et de ses amis, inspirant la confiance, provoquant la sympathie, donnant pour l'avenir des promesses qu'il a tenues. Il allait partir quand j'arrivais. - Paris, Paris l'éternel attirance de tout ce qui est intellectuel, de tout ce qui éprouve une soif de science ou de haute ambition, Paris, l'impérieux appel de tous ceux qui, dans une branche quelconque des connaissances humaines, dans la réalité ou dans le rêve, dans l'exact ou dans l'imprécis, dans la science ou dans l'art, dans l'adoration de la forme ou dans le culte de l'idée, ont rêvé de jouer un rôle et de se faire un nom, Paris exerçait sur lui son charme fascinant et sa toute puissante attraction. Le hasard nous réunit plus intimement quelques jours avant notre nouvelle séparation.

En ce temps-là, c'était ma seconde année de médecine, j'étais l'externe de Joüon. Vince était son interne. Ce devait être au mois de décembre 1880. Vince s'était absenté pour aller passer à Paris un examen de doctorat. J'avais dû le remplacer et prendre à son tour son jour de garde. Le jour de garde l'interne passe, à l'Hôtel-Dieu, la journée et la nuit: il est de garde pendant vingt-quatre heures. Un accident arrive, une complication se produit, on l'appelle,

il y pare. C'est déjà la vraie bataille contre la maladie, la lutte solitaire contre la souffrance, c'est l'initiative, l'abandon du débutant à ses seules ressources et à sa seule science, c'est l'aguerrissement et c'est déjà la responsabilité. L'interne prend son poste et il attend... L'externe novice s'y rend et il tremble. Je ne voyais pour ma part dans toute ma journée, et dès la veille j'y pensais, qu'accidents effroyables, maladies mystérieuses, hémorrhagies foudroyantes et syncopes mortelles. La journée se passa. Le soir, à 6 heures, la cloche de garde sonne. Je descends de ma chambre, située dans le pavillon des malades pensionnaires. « Salle 14! me crie le concierge, qui sonnait encore. » A travers les couloirs obscurs, je m'y rends. On me conduit à un lit où se tordait une malheureuse fille publique, âgée de 30 ans à peine, pâle, les yeux cernés, violemment ébranlée de bauts-le-corps qui lui déchiraient la poitrine. Que je souffre criait-elle. » Et, tout échevelée, elle se redressait d'un bond sur son séant, suffocante et terrifiée, hurlant sa douleur, et, défaillante aussiôt, elle retombait épuisée, sans mouvement et sans pouls, baignée de sueur et glacée. « L'état est trop grave, dis-je à la Sœur du service, je veux demander conseil et chercher du secours. »

Alors, vite, dans l'empressement que me causaient et le danger et mon insuffisance, je frappai à la porte de toutes les chambres d'interne. Tous partis ! Tout près de la salle de garde, je rencontrai Boiffin. Il m'écoute, il sourit de mon effarement, il m'accompagne. Déjà l'aumônier prévenu, était arrivé auprès de la mourante. Revêtu de son surplis et penché sur le lit de la malheureuse, il lui parlait. Les bras agités, un grand Christ dans sa main droite, elle écoutait le prêtre, elle regardait le Dieu, et, dans cette salle du déshonneur, noire comme un tombeau, où vacillait, fumeux, un quinquet rougeâtre et sans clarté, à quelques

minutes de la mort, la prostituée, confiante, se réconciliait avec l'innocence et se déchargeait, exténuée sous la honte, de sa lourde et abjecte vie. L'aumônier, en nous apercevant, s'écarta. « C'est une péritonite, me dit Boiffin. » Il fit sa prescription, donna quelques paroles d'encouragement à la malade ou plutôt à l'agonisante, et à travers la salle, entre les deux rangées de lits où étaient déjà couchées, tout anxieuses de cette scène, d'autres filles de plaisir, nous nous retirâmes. Et, dans le lointain des couloirs, je vis s'éloigner Boiffin, dont le pas rapide réveillait un instant les échos du cloître.

Bientôt il quitta Nantes. L'externat, l'internat, le prosectorat... il franchissait à grand pas, dans les concours, ces difficiles et honorantes étapes parisiennes. Je le retrouvais quelques années plus tard, à Paris, à l'Ecole pratique, entouré d'élèves qu'il dirigeait avec autorité et avec camaraderie. Pas la moindre morgue, pas la moindre apparence chez lui d'un sentiment de supériorité qu'il fit sentir. Il aidait, il encourageait. Il conseillait avec tact et, devant l'ignorance, ne connaissait pas l'ironie. Ses leçons étaient des causeries. Simple, aimable, dévoué, se croyant toujours étudiant, comme les étudiants ses élèves, il entraînait plutôt qu'il ne dirigeait. Son autorité était toute dans sa science. Affable, d'une bonté vraie et accueillante, il usait de son crédit qui était déjà grand en faveur des compatriotes qui croyaient avoir à y faire appel. Je le sais, je le dis et j'acquitte, en le disant, une dette de reconnaissance.

Après bien des hésitations, Boiffin, devenu docteur, se décida à revenir à Nantes pour y exercer la chirurgie. Il y apportait une science considérable, une expérience déjà longue, une grande habileté opératoire et une conviction définitive sur l'importance dominante et suprême des méthodes aseptiques et antiseptiques. C'était un enthousiaste et un

raisonneur, un ardent et un minutieux, il avait de son art chirurgical le goût, la foi et l'amour. Ses connaissances anatomiques et cliniques étaient extrêmes: il savait voir juste, voir vite, et, sans trouble, prendre parti.

Tout de suite il est nommé professeur suppléant à l'Ecole de médecine et chirurgien suppléant des hôpitaux. Autour de lui les élèves affluent. Qu'il soit au lit du malade ou à l'amphithéâtre, on l'entoure, on l'écoute, on le croit. Comme professeur de médecine opératoire, il était prestigieux et prodigieux. Je suivis ses cours. J'en fus émerveillé.

C'était fête pour nous de le voir opérer. Incision hardie, section nette, tout était rapide, rien n'était précipité. Il décrivait en termes précis la marche de son scalpel au milieu des tissus, énumérant, au fur et à mesure qu'il les tranchait, les organes mis à nu, les muscles sanglants, les tendons. mats, les aponévroses et les ligaments nacrés. La scie criait dans l'os, le membre amputé restait dans la main de son aide et Boiffin, rassemblant les chairs et réunissant les lèvres de la plaie béante, complétait en quelques mots sa démonstration.

Mais où il se plaisait, et où il était devenu l'égal de ses maîtres nantais, auxquels, pour qui sait ce qu'il dit, il serait bien difficile de devenir supérieur, c'était dans la véritable chirurgie dont la médecine opératoire n'est que le simulacre et la préparation.

Je le vois encore, dans la salle d'opération, grand et souple, les avant-bras nus, vêtu de sa blouse blanche, son tablier blanc serré à la taille, sans un pli, car jusque dans cette toilette il mettait du goût et une certaine coquetterie, approchant de son malade, l'encourageant d'une douce parole ou d'un aimable sourire, le réconfortant de sa tranquille assurance: « C'est si simple, ce sera sitôt fait et vous serez si bien guéri!» Tout était prévu des incidents opéra

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