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Nous éprouvons sans cesse une variété de perceptions qui ne nous intéressent pas, qui glissent, pour ainsi dire, sur nous, sans fixer notre attention. Ainsi, la plupart des objets qui nous sont familiers ne produisent plus une sensation assez forte pour nous causer de la peine ou du plaisir. On ne peut donner ce nom qu'aux perceptions intéressantes, à celles qui se font remarquer dans la foule, et dont nous désirons ou la durée ou la fin. Ces perceptions intéressantes sont simples ou complexes simples, si on ne peut pas les décomposer en plusieurs; complexes, si elles sont composées de plusieurs plaisirs ou de plusieurs peines simples, ou même de plaisirs et de peines tout à la fois. Ce qui nous détermine à regarder plusieurs plaisirs comme un plaisir complexe, et non pas comme plusieurs plaisirs simples, c'est la nature de la cause qui les excite. Tous les plaisirs qui sont produits par l'action d'une mème cause, nous sommes portés à les considérer comme un seul. Ainsi un spectacle qui flatte en même temps plusieurs de nos facultés sensibles par la beauté des décorations, la musique, la compagnie, les parures, le jeu des acteurs, constitue un plaisir complexe.

Il a fallu un grand travail analytique pour dresser un catalogue complet des plaisirs et des peines simples. Ce catalogue même est d'une aridité qui rebutera bien des lecteurs; car ce n'est pas l'ouvrage du romancier qui cherche à plaire et à émouvoir, c'est le compte rendu, l'inventaire de nos sensations.

SECTION I.

PLAISIRS SIMPLES.

1o Plaisirs des sens: ceux qui se rapportent immédiatement à nos organes, indépendamment

de toute association, plaisirs du goût, de l'odorat, de la vue, de l'ouïe, du toucher; de plus, le bienêtre de la santé, ce cours heureux des esprits, ce sentiment d'une existence légère et facile, qui ne se rapporte pas à un sens particulier, mais à toutes les fonctions vitales: enfin, les plaisirs de la nouveauté, ceux que nous éprouvons lorsque de nouveaux objets s'appliquent à nos sens. Ils ne forment pas une classe différente; mais ils jouent un si grand rôle, qu'il faut en faire une mention

expresse.

2o Plaisirs de la richesse: on entend par là ce genre de plaisir que donne à un homme la possession d'une chose qui est un instrument de jouissance ou de sécurité, plaisir plus vif au moment de l'acquisition.

5o Plaisirs de l'adresse : ce sont ceux qui résultent de quelque difficulté vaincue, de quelque perfection relative dans le maniement et l'emploi des instruments qui servent à des objets d'agrément ou d'utilité. Une personne qui touche du clavecin, par exemple, éprouve un plaisir parfaitement distinct de celui qu'elle aurait à entendre la même pièce de musique exécutée par une autre.

4o Plaisirs de l'amitié : ceux qui accompagnent la persuasion de posséder la bienveillance de tel ou tels individus en particulier, et de pouvoir, en conséquence, attendre de leur part des services spontanés et gratuits.

en

50 Plaisirs d'une bonne réputation: ce sont ceux qui accompagnent la persuasion d'acquérir ou de posséder l'estime et la bienveillance du monde qui nous environne, des personnes, général, avec qui nous pouvons avoir des relations ou des intérêts; et pour fruit de cette disposition de pouvoir espérer de leur part, au besoin, des services volontaires et gratuits.

6o Plaisirs du pouvoir: ceux qu'éprouve un homme qui se sent les moyens de disposer les autres à le servir par leurs craintes ou leurs espérances, c'est-à-dire, par la crainte de quelque mal ou l'espérance de quelque bien qu'il pourrait leur faire.

7° Plaisirs de la piété : ceux qui accompagnent la persuasion d'acquérir ou de posséder la faveur de Dieu, et de pouvoir, en conséquence, en attendre des grâces particulières, soit dans cette vie, soit dans une autre.

8° Plaisirs de la bienveillance: ceux que nous sommes susceptibles de goûter en considérant le bonheur des personnes que nous aimons. On peut les appeler encore plaisirs de sympathie, ou plaisirs des affections sociales. Leur force est plus ou moins expansive : ils peuvent se concentrer dans un cercle étroit ou s'étendre sur l'humanité entière.

La bienveillance s'applique aux animaux dont nous aimons les espèces ou les individus : les signes de leur bien-être nous affectent agréablement.

9o Plaisirs de la malveillance : ils résultent de la vue ou de la pensée des peines qu'endurent les ètres que nous n'aimons pas, soit hommes, soit animaux. On peut les appeler encore plaisirs des passions irascibles, de l'antipathie, des affections antisociales.

10° Lorsque nous appliquons les facultés de notre esprit à acquérir de nouvelles idées, et que nous découvrons ou que nous croyons découvrir des vérités intéressantes dans les sciences morales ou physiques, le plaisir que nous éprouvons peut s'appeler plaisir de l'intelligence. Le transport de joie d'Archimède après la solution d'un problème difficile est facilement compris par tous ceux qui se sont appliqués à des études abstraites.

11° Lorsque nous avons goûté tel ou tel plaisir, ou même, en certains cas, lorsque nous avons souffert telle ou telle peine, nous aimons à nous les retracer exactement, selon leur ordre, sans en altérer les circonstances. Ce sont les plaisirs de la mémoire. Ils sont aussi variés que les souvenirs qui en sont l'objet.

12o Mais quelquefois la mémoire nous suggère l'idée de certains plaisirs que nous rangeons dans un ordre différent, selon nos désirs, et que nous accompagnons des circonstances les plus agréables qui nous ont frappés, soit dans notre vie, soit dans la vie des autres hommes. Ce sont les plaisirs de l'imagination. Le peintre qui copie d'après nature, représente les opérations de la mémoire. Celui qui prend çà et là des groupes et les assemble à son gré, représente celles de l'imagination. Les nouvelles idées dans les arts, dans les sciences, les découvertes intéressantes pour la curiosité, sont des plaisirs de l'imagination qui voit agrandir le champ de ses jouissances.

13° L'idée d'un plaisir futur, accompagné de la croyance d'en jouir, constitue le plaisir de l'espé

rance.

14° Plaisirs d'association. Tel objet ne peut donner aucun plaisir en lui-même; mais s'il s'est lié ou associé dans l'esprit avec quelque objet agréable, il participe à cet agrément. Ainsi les divers incidents d'un jeu de hasard, quand on joue pour rien, tirent leur plaisir de leur association avec le plaisir de gagner.

15° Enfin il y a des plaisirs fondés sur des peines. Lorsqu'on a souffert, la cessation ou la diminution de la douleur est un plaisir, et souvent très-vif. On peut les appeler plaisirs du soulagement ou de la délivrance. Ils sont susceptibles de la mème variété que les peines.

Tels sont les matériaux de toutes nos jouissances. Ils s'unissent, se combinent, se modifient de mille manières; en sorte qu'il faut un peu d'exercice et d'attention pour démêler, dans un plaisir complexe, tous les plaisirs simples qui en sont les éléments. Le plaisir que nous fait l'aspect de la campagne est composé de différents plaisirs des sens, de l'imagination et de la sympathie. La variété des objets, les fleurs, les couleurs, les belles formes des arbres, les mélanges d'ombre et de lumière réjouissent la vue; l'oreille est flattée du chant des oiseaux, du murmure des fontaines, du bruit léger que le vent excite dans les feuillages; l'air embaumé des parfums d'une fraîche végétation porte à l'odorat des sensations agréables, en même temps que sa pureté et sa légèreté rendent la circulation du sang plus rapide, et l'exercice plus facile. L'imagination, la bienveillance embellissent encore cette scène, en nous présentant des idées de richesse, d'abondance, de fertilité. L'innocence et le bonheur des oiseaux, des troupeaux, des animaux domestiques, contrastent agréablement avec le souvenir des fatigues et des agitations de notre vie. Nous prêtons aux habitants des campagnes tout le plaisir que nous éprouvons nous-mêmes par la nouveauté de ces objets. Enfin, la reconnaissance pour l'Être suprême, que nous regardons comme l'auteur de tous ces bienfaits, augmente notre confiance et notre admiration.

SECTION II.

PEINES SIMPLES.

1o Peines de privation: elles correspondent à tout plaisir quelconque dont l'absence excite un sentiment de chagrin. Il y en a trois modifications principales. 1o Si l'on souhaite un certain plaisir, mais que la crainte de le manquer soit plus grande que l'espérance de l'avoir, la peine qui en résulte se nomme peine du désir ou désir non satisfait. 2o Si l'on a fortement espéré d'en jouir, et que tout d'un coup l'espérance soit détruite, cette privation est une peine d'attente trompée, ou en un seul mot qu'il serait bon de rétablir dans la langue française, désappointement. 5° Si l'on a joui d'un bien, ou ce qui revient au même, si l'on a compté fermement sur sa possession, et qu'on vienne à le perdre, le sentiment qui en résulte se nomme regret. Quant à cette langueur de l'âme caractérisée par le nom d'ennui, c'est une peine de privation qui ne se rapporte pas à tel ou tel objet, mais à l'absence de tout sentiment agréable.

2o Peines des sens. Elles sont de neuf espèces : celles de la faim et de la soif; celles du goût, de l'odorat, du toucher, produites par l'application

des substances qui excitent des sensations désagréables; celles de l'ouïe et de la vue, produites par les sons ou les images qui blessent ces organes, indépendamment de toute association; l'excès du froid ou de la chaleur (à moins qu'on ne rapporte cette peine au toucher); les maladies de tout genre; enfin, la fatigue, soit de l'esprit, soit du corps.

3° Peines de la maladresse: celles qu'on éprouve quelquefois dans des tentatives infructueuses, ou des efforts difficiles pour appliquer à leurs différents usages toutes les espèces d'outils ou d'instruments des plaisirs ou des besoins.

4° Peines de l'inimitié : celles qu'un homme ressent lorsqu'il se croit l'objet de la malveillance de tel ou tels individus en particulier, et qu'en conséquence il peut être exposé à souffrir de leur haine, en quelque façon que ce soit.

5o Peines d'une mauvaise réputation: celles qu'un homme ressent quand il se croit actuellement l'objet de la malveillance ou du mépris du monde qui l'environne, ou exposé à le devenir. C'est ce qu'on peut appeler aussi peines du déshonneur, peines de la sanction populaire.

6o Peines de la piété. Elles résultent de la crainte d'avoir offensé l'Être suprême, et d'encourir ses châtiments, soit dans cette vie, soit dans une vie à venir. Si on les juge bien fondées, on les appelle craintes religieuses; si on les juge mal fondées, on les appelle craintes superstitieuses.

7° Peines de la bienveillance. Ce sont celles que nous éprouvons par l'aspect ou la pensée des souffrances, soit de nos semblables, soit des animaux. Les émotions de la pitié font couler nos larmes pour les maux d'autrui comme pour les nôtres. On peut les appeler également peines de sympathie, peines des affections sociales.

8° Peines de la malveillance. C'est la douleur qu'on éprouve en songeant au bonheur de ceux qu'on hait. On peut les appeler peines d'antipathie, peines des affections antisociales.

9°, 10°, 11o. Les peines dela mémoire, celles de l'imagination, celles de la crainte, sont exactement le revers et la contre-partie des plaisirs de ce

nom.

Lorsqu'une même cause produit plusieurs de ces peines simples, on les considère comme une seule peine complexe. Ainsi l'exil, l'emprisonne ment, la confiscation, sont autant de peines complexes qu'on peut décomposer en suivant ce catalogue des peines simples.

Si le travail de dresser ces catalogues est aride, en récompense il est d'une grande utilité. Tout le

système de la morale, tout le système de la législation portent sur cette base unique, la connaissance des peines et des plaisirs. C'est le principe de toutes les idées claires. Quand on parle de vices et de vertus, d'actions innocentes ou criminelles, de système rémunératoire ou pénal, de quoi s'agitil? de peines et de plaisirs, et pas autre chose. Un raisonnement en morale ou en législation, qui ne peut pas se traduire par ces mots simples peine et plaisir, est un raisonnement obscur et sophistique, dont on ne peut rien tirer.

Vous voulez, par exemple, étudier la matière des délits, ce grand objet qui domine toute la législation. Cette étude ne sera au fond qu'une comparaison, un calcul de peines et de plaisirs. Vous considérerez le crime ou le mal de certaines actions, c'est-à-dire les peines qui en résultent pour tels ou tels individus ; le motif du délinquant, c'està-dire l'attrait d'un certain plaisir qui l'a porté à le commettre; le profit du crime, c'est-à-dire l'acquisition de quelque plaisir qui en a été la conséquence; la punition légale à infliger, c'est-àdire quelqu'une de ces mêmes peines qu'il faut faire subir au coupable. Cette théorie des peines et des plaisirs est donc le fondement de toute la science.

Plus on examine ces deux catalogues, plus on y trouve la matière première de la réflexion.

Je vois d'abord qu'on peut diviser les plaisirs et les peines en deux classes; plaisirs et peines relatifs à autrui; plaisirs et peines purement personnels. Ceux de bienveillance et de malveillance composent la première classe: tous les autres appartiennent à la seconde.

J'observe, en second lieu, que plusieurs espèces de plaisirs existent sans avoir des peines correspondantes 1o les plaisirs de la nouveauté : la vue des objets nouveaux est une source de plaisirs, tandis que la simple absence d'objets nouveaux ne se fait pas sentir comme une peine. 2o Les plaisirs de l'amour leur privation n'entraîne point de peines positives, lorsqu'il n'y a pas de désir trompé : quelques tempéraments pourraient en souffrir, mais la continence, en général, est une disposition au plaisir, qui n'est rien moins qu'un état pénible. 5o Les plaisirs de la richesse et de l'acquisition; ils n'ont point de peines correspondantes, lorsqu'il n'y a pas d'attente trompée : acquérir est toujours un sentiment agréable; la simple non-acquisition n'est pas sentie comme une peine. 4o Les plaisirs du pouvoir sont dans le même cas. Leur possession est un bien; leur simple absence n'est pas un mal; elle ne peut se faire sentir comme un mal que par quelque circonstance particulière, telle que la privation ou l'attente trompée.

CHAPITRE VII.

DES PEINES ET DES PLAISIRS CONSIDÉRÉS COMME SANCTIONS.

On ne peut influer sur la volonté que par des motifs, et qui dit motif dit peine ou plaisir. Un être à qui nous ne pourrions faire éprouver ni peine ni plaisir, serait dans une entière indépendance à notre égard.

La peine ou le plaisir qu'on attache à l'observation d'une loi, forment ce qu'on appelle la sanction de cette loi. Les lois d'un État ne sont pas lois dans un autre, parce qu'elles n'y ont point de sanction, point de force obligatoire.

On peut distinguer les biens et les maux en quatre classes:

1o Physiques.

2o Moraux.

3o Politiques. 4° Religieux.

On peut, par conséquent, distinguer quatre sanctions, en considérant ces biens et ces maux sous le caractère de peine et de récompense attachées à certaines règles de conduite.

1o Les peines et les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre dans le cours ordinaire de la nature, agissant par elle-même sans intervention de la part des hommes, composent la sanction physique ou naturelle.

2o Les peines ou les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre de la part des hommes, en vertu de leur amitié ou de leur haine, de leur estime ou de leur mépris, en un mot, de leur disposition spontanée à notre égard, composent la sanction morale. On peut l'appeler encore sanction populaire, sanction de l'opinion publique, sanction de l'honneur, sanction des peines et des plaisirs de sympathie 1.

3o Les peines ou les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre de la part des magistrats, en vertu des lois, composent la sanction politique: on peut l'appeler également sanction légale.

4o Les peines et les plaisirs qu'on peut éprouver ou attendre, en vertu des menaces et des promesses de la religion, composent la sanction religieuse.

Un homme a sa maison détruite par le feu. Est-ce par l'effet de son imprudence? c'est une peine qui dérive de la sanction naturelle. Est-ce par une sentence du juge? c'est une peine de la sanction poli

Les peines et les plaisirs de sympathie pourraient être considérés comme formant une sanction distincte.

tique. Est-ce par la malveillance de ses voisins? c'est une peine de la sanction populaire. Supposet-on que c'est un acte immédiat de la Divinité offensée? ce sera une peine de la sanction religieuse, ou, vulgairement parlant, un jugement de Dieu.

On voit, par cet exemple, que les mêmes peines en nature appartiennent à toutes les sanctions. La différence n'est que dans les circonstances qui les produisent.

Cette classification sera d'une grande utilité dans le cours de cet ouvrage : c'est une nomenclature facile et uniforme, absolument nécessaire pour séparer, pour caractériser, par une dénomination propre, les diverses espèces de pouvoirs moraux, de leviers intellectuels qui constituent la mécanique du cœur humain.

Ces quatre sanctions n'agissent pas sur tous les hommes de la même manière, ni avec le mème degré de force; elles sont quelquefois rivales, quelquefois alliées et quelquefois ennemies : quand elles s'accordent, elles opèrent avec une force irrésistible; quand elles se combattent, elles doivent s'affaiblir réciproquement; quand elles sont en rivalité, elles doivent produire des incertitudes et des contradictions dans la conduite des hommes.

On peut imaginer quatre corps de lois qui correspondraient à ces quatre sanctions. Tout serait au plus haut point de perfection possible, si ces quatre corps de lois n'en formaient qu'un seul. Mais ce but est encore bien loin de nous, quoiqu'il ne soit pas impossible de l'atteindre. Cependant le législateur doit se souvenir sans cesse qu'il ne dispose immédiatement que de la sanction politique. Les trois autres pouvoirs seront nécessairement ses rivaux ou ses alliés, ses antagonistes ou ses ministres. S'il les néglige dans ses calculs, il sera trompé dans ses résultats; mais s'il les fait concourir à ses vues, il aura une force immense. On ne peut espérer de les réunir que sous l'étendard de l'utilité.

La sanction naturelle est la seule qui agisse toujours, la seule qui opère d'elle-mème, la seule qui soit immuable dans ses principaux caractères : c'est elle qui ramène insensiblement à soi toutes les autres, qui corrige leurs écarts, et qui produit tout ce qu'il y a d'uniformité dans les sentiments et les jugements des hommes.

La sanction populaire et la sanction religieuse sont plus mobiles, plus changeantes, plus dépendantes des caprices de l'esprit humain. La force de la sanction populaire est plus égale, plus continue, plus sourde et plus constamment d'accord avec le principe de l'utilité. La force de la sanction religieuse est plus inégale, plus variable, selon les

temps et les individus, plus sujette à des écarts dangereux. Elle s'affaiblit dans le repos, elle se relève par l'opposition.

La sanction politique l'emporte, à certains égards, sur toutes les deux : elle agit avec une force plus égale sur tous les hommes, elle est plus claire et plus précise dans ses préceptes; elle est plus sûre et plus exemplaire dans ses opérations; enfin, elle est plus susceptible d'être perfectionnée. Chaque progrès qu'elle fait influe immédiatement sur le progrès des deux autres, mais elle n'embrasse que des actions d'une certaine espèce; elle n'a pas assez de prise sur la conduite privée des individus; elle ne peut procéder que sur des preuves qu'il est souvent impossible d'obtenir, et on lui échappe par le secret, la force ou la ruse. Ainsi, soit qu'on examine dans ces différentes sanctions ce qu'elles font ou ce qu'elles ne peuvent pas faire, on voit la nécessité de n'en rejeter aucune, mais de les employer toutes, en les dirigeant vers le mème but.

Ce sont des aimants dont on détruit la vertu en les présentant les uns aux autres par leurs pôles contraires, tandis qu'on la décuple en les unissant par les pôles amis.

On peut observer, en passant, que les systèmes qui ont le plus divisé les hommes, n'ont été fondés que sur une préférence exclusive donnée à l'une ou à l'autre de ces sanctions. Chacune a eu ses par. tisans qui ont voulu l'exalter au-dessus des autres. Chacune a eu ses ennemis qui ont cherché à la dégrader, à en montrer les côtés faibles, à en exposer les erreurs, à développer tous les maux qui en ont été les résultats, sans faire aucune mention de ses bons effets. Telle est la vraie théorie de ces paradoxes, où l'on élève tour à tour la nature contre la société, la politique contre la religion, la religion contre la nature et le gouvernement, et ainsi de suite.

Chacune de ces sanctions est susceptible d'erreur, c'est-à-dire de quelque application contraire au principe de l'utilité; or, en suivant la nomenclature qu'on vient d'expliquer, il est facile d'indiquer, par un seul mot, le siége du mal. Ainsi, par exemple, l'opprobre qui, après le supplice d'un coupable, rejaillit sur une famille innocente, est une erreur de la sanction populaire. Le délit de l'usure, c'est

1 Quelques personnes seront étonnées qu'en parlant des sanctions de la morale on ne nomme pas la conscience. Une raison suffisante pour ne pas employer cette dénomination, c'est qu'elle est vague et confuse. Dans le sens le plus ordinaire, elle exprime ou la réunion des quatre sanctions, ou la prééminence de la sanction religieuse; mais n'avoir qu'un seul et même terme pour exprimer quatre sortes de pouvoirs moraux très-distincts, et souvent

à-dire de l'intérêt au-dessus de l'intérêt légal, est une erreur de la sanction politique. L'hérésie et la magie sont des erreurs de la sanction religieuse. Certaines sympathies ou antipathies sont des erreurs de la sanction naturelle. Le premier germe de la maladie est dans l'une de ces sanctions, d'où elle se répand ordinairement dans les autres. Il importe, dans tous les cas, d'avoir démêlé l'origine du mal avant de choisir et d'appliquer le remède 1.

CHAPITRE VIII.

DE L'ESTIMATION DES PLAISIRS ET DES PEINES.

Des plaisirs à répandre, des peines à écarter, voilà l'unique but du législateur: il faut donc que leur valeur soit bien connue. Des plaisirs et des peines, voilà les seuls instruments qu'il ait à employer: il faut donc qu'il ait bien étudié leur force.

Si on examine la valeur d'un plaisir considéré en lui-même, et par rapport à un seul individu, on trouvera qu'elle dépend de quatre circonstances. 1° Son intensité. 2o Sa durée. 5° Sa certitude. 4° Sa proximité.

La valeur d'une peine dépend des mêmes circonstances.

Mais, en fait de peines ou de plaisirs, il ne suffit pas d'en examiner la valeur comme s'ils étaient isolés et indépendants les peines et les plaisirs peuvent avoir des conséquences qui seront ellesmêmes d'autres peines et d'autres plaisirs. Si donc on veut calculer la tendance d'un acte dont il résulte une peine ou un plaisir immédiat, il faut faire entrer dans l'estimation deux nouvelles circonstances.

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