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Cet exemple porte à faux, si les imputations faites aux Anglais dans les Indes sont fausses; mais il servirait également à éclaircir ce qu'on a posé en maxime, qu'une loi bonne dans un pays pourrait être mauvaise dans un autre, par la diversité des circonstances.

Il en est de même de différents points de religion, considérés politiquement, et de plusieurs habitudes journalières qui composent ce qu'on appelle les mœurs. Il est peut-être avantageux, en totalité, que dans le Bengale, parmi les habitants de race asiatique, les maris soient disposés à enfermer leurs femmes, et que les femmes soient disposées à se laisser enfermer: tandis qu'en Angleterre il vaut mieux que les maris n'aient pas une prétention semblable, ni les femmes une disposition à s'y soumettre. Si ces mœurs différentes conviennent mieux à chaque pays, c'est-à-dire, si elles y produisent la même mesure de bonheur, il ne faut pas entreprendre de les changer.

Montesquieu ne parle pas, à cet égard, d'une manière hypothétique: il prend le ton le plus affirmatif. « Ce n'est pas seulement la pluralité des femmes « qui exige leur clôture dans certains lieux d'Orient, « c'est le climat. Ceux qui liront les horreurs, les crimes, les perfidies, les noirceurs, les poisons, «<les assassinats que la liberté des femmes fait faire « à Goa, et dans les établissements portugais dans «les Indes, où la religion ne permet qu'une femme, «<et qui les compareront à l'innocence et à la pureté « des mœurs des femmes de Turquie, de Perse, du Mogol, de la Chine et du Japon, verront bien « qu'il est souvent aussi nécessaire de les séparer « des hommes, lorsqu'on n'en a qu'une, que lors« qu'on en a plusieurs 1. »

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Je ne sais si ces imputations sont bien fondées; ce qu'il y a de certain, c'est que les Anglais ont aussi leurs établissements dans les Indes, et que les femmes anglaises ont pour le moins autant de liberté que les portugaises: cependant qui a jamais ouï parler de ces abominations, comme étant plus fréquentes au Bengale qu'ailleurs? Si Montesquieu avait pensé à cet exemple, il n'aurait pas tout attribué à l'influence du climat, et une vue plus générale de son sujet l'aurait rendu moins dogmatique.

Dans le tableau des institutions existantes dans un pays, pour les examiner et les juger, il faut bien distinguer deux choses: 1° si l'institution, relativement à son objet, est bonne ou mauvaise; 2° s'il convient de la conserver seulement en raison de son existence, c'est-à-dire, parce que le mal du changement l'emporterait sur le mal de la conservation. Mais il est difficile de faire constamment

Esprit des Lois, liv. xvi, chap. x.

cette distinction, et peut-être impossible de détacher toujours, dans le langage, deux choses qui tendent naturellement à se confondre. Dans la section précédente, il est fait mention de coutumes auxquelles il faut que le législateur ait égard dans la transplantation d'un code, sans qu'on ait pu toujours exprimer si ces coutumes en elles-mêmes sont bonnes ou mauvaises. Il suffit d'avertir le lecteur que parler d'une loi, d'une coutume, d'un point de religion qui existe, et que le législateur ne doit pas choquer sans de bonnes raisons, ce n'est pas approuver cette loi, cette coutume, ce point de religion ce n'est que les offrir à l'attention du législateur.

Montesquieu pourrait fournir mille exemples de ce genre de confusion: bornons-nous à un seul. Il pose en maxime 2 que, si le climat produit plus d'habitants que le terrain n'en peut nourrir, il est inutile de faire des lois pour engager à la propagation. Il cite après cela trois exemples qui semblent mis dans cette place pour servir d'appui et de justification à cette règle: car à quoi bon les citer s'ils ne servaient d'autorité à son sentiment? Cependant, il n'est pas possible qu'il les approuve. « A la Chine, <«< dit-il, et au Tonquin, il est permis à un père de « vendre ses filles et d'exposer ses enfants. Les « mèmes raisons font que, dans l'ile Formose, la

religion ne permet pas aux femmes de mettre des << enfants au monde qu'elles n'aient trente-cinq «<ans avant cet age, la prètresse leur foule le « ventre et les fait avorter.» Mais qu'il y a loin de la maxime de Montesquieu à ces différentes lois, quoiqu'il les présente comme autant d'applicatious de la règle! Jugez par la maxime: vous conclurez que c'est une folie de convertir un plaisir en obligation, de rendre la génération présente moins heureuse, pour augmenter une population qui se forme assez d'elle-même sans aucun moyen de contrainte. Jugez par le premier exemple, celui de l'exposition des enfants: vous conclurez qu'on fait sagement de permettre aux pères d'ôter la vie à des ètres pour qui elle ne serait qu'un fardeau, et qui ne peuvent pas sentir sa perte. Jugez par le second exemple: vous conclurez qu'on doit permettre aux pères de consigner leurs filles, sans les consulter, entre les mains d'un autre homme, pour qui elles peuvent concevoir ou de la haine ou de l'amour. Jugez par le troisième exemple: un étranger peut troubler la paix d'une famille, exposer la vie d'une femme, la soumettre à un traitement atroce, et tout cela sans aucun motif. Il est difficile de se faire une idée nette de ce que pensait Montesquieu: il semble qu'il a confondu la question de

Esprit des Lois, chap. xv, liv. xxttt.

fait et la question de la convenance. Il pose une maxime, il cite trois usages qui n'y ont qu'un rapport très-éloigné, et il semble les mettre sur la mème ligne.

CHAPITRE III.

MAXIMES RELATIVES A LA MANIÈRE DE TRANSPLANTER LES LOIS.

Les maximes suivantes ne sont qu'une récapitulation des principes qu'on vient de poser; leur grande utilité autorise à les présenter sous plusieurs aspects; mais en parlant de la transplantation des lois, j'ai dit bien des choses qui peuvent s'entendre de l'innovation en général. Il serait difficile de distinguer toujours deux cas qui rentrent si souvent l'un dans l'autre.

1. Aucune loi ne doit être changée, aucun usage ne doit être aboli sans quelque raison spéciale.

Il faut qu'on puisse assigner quelque avantage positif pour résultat du changement.

2. Changer un usage qui répugne à nos mœurs et à nos sentiments, sans autre raison que cette répugnance, c'est ce qui ne doit point étre répulé un bien.

La satisfaction est ici pour un seul ou pour un petit nombre: la peine est pour tous ou pour un grand nombre. Première raison qui suffirait seule. D'ailleurs, où s'arrèteraient ces changements fondés sur des caprices? Si mon goût seul est une raison pour moi, un goût opposé sera une raison égale pour un autre. L'empereur qui voulait proscrire une lettre de l'alphabet, devait penser que son successeur pourrait la rétablir. La reine Élisabeth, qui fut si occupée du surplis des prêtres, devait craindre que leur costume ne fût altéré sous le règne suivant 1.

3. Dans toutes les choses indifférentes, la sanction politique doit demeurer neutre: laissez agir l'autorité de la sanction morale.

La seule difficulté est de constater ce qui est indifférent et ce qui ne l'est pas. Voilà le grand usage d'un catalogue complet des peines et des plaisirs: il fournit les seuls éléments qui puissent donner la solution de cette difficulté. Ne résulte-t-il d'un acte ni mal du premier ordre ni mal du second ordre,

1 Le docteur Hunter aimait à citer le trait d'un chirurgien qui, faisant une opération sur une main fracturée, après avoir coupé quatre doigts, trancha de suite le cinquième qui n'était point blessé. Hunter lui en demanda la raison :

il appartient à la classe des choses indifférentes 2. Quand on voulut intéresser le grand Frédéric à cette querelle théologique qui agitait la ville de Neuchâtel sur l'éternité des peines, il répondit que si les Neuchâtelois prenaient plaisir à être damnés éternellement, il ne voulait pas leur ôter cette satisfaction.

4. L'innovation la plus facile est celle qui peut s'effectuer seulement en refusant la sanction de la loi à une coutume qui gêne la liberté des sujets.

Dans les pays où la religion catholique est dominante, il suffirait, pour détruire ce que les couvents ont d'injurieux à la liberté, de retirer la sanction de la loi aux voeux monastiques.

Il arrive souvent, dans l'Indostan, qu'une femme, à la mort de son mari, prend la résolution de se brûler vive pour faire éclater son courage et sa tendresse. Il y aurait peut-être de la tyrannie à s'y opposer. Mais on ne doit accorder la permission qu'après un certain délai et un examen qui ne laisse aucun doute sur la liberté de son consentement.

5. L'avantage net de la loi sera comme son avantage abstrait, déduction faite des mécontentements qu'elle entraîne, et des inconvénients que ces mécontentements peuvent produire.

Les innovateurs, entêtés de leurs idées, ne font attention qu'aux avantages abstraits. Ils comptent les mécontentements pour rien. Leur impatience de jouir est le plus grand obstacle à la réussite. Ce fut là le plus grand tort de Joseph II. La plupart des changements qu'il voulut tenter étaient bons abstraitement. Mais comme il ne considérait point les dispositions des peuples, il fit avorter, par cette imprudence, les meilleurs desseins.

Combien les hommes sont dupes des mots! Le bonheur public est-il donc autre chose que le contentement public?

6. La valeur des mécontentements sera en raison composée de ces quatre choses:

1o Le nombre des mécontents.
2o Leur degré de puissance.

5o L'intensité du déplaisir dans chacun d'eux.
4o La durée de ce déplaisir.

Voilà les bases du calcul pour opérer avec succès. Plus le nombre des mécontents est petit comparativement, plus le succès est probable. Mais ce n'est pas une raison pour mettre moins d'humanité dans la manière de les traiter. N'y eût-il qu'un seul malheureux par l'effet de l'innovation, il est digne de l'attention du législateur. Il faut au moins retran

« C'est, dit-il, que ce petit doigt resté seul paraissait ridi«cule. Ce trait pourrait devenir un apologue pour bien des opérateurs en législation.

Voyez dans ce vol., ch. x, p. 32, Analyse du mal.

cher de l'opération l'insulte et le mépris, donner des espérances, accueillir tous ceux qui reviennent, publier des amnisties. Les changements vraiment utiles ont en leur faveur une puissance de raison et de conviction qui opère à chaque instant.

Chaque espèce de mécontentements peut avoir une espèce particulière de remèdes. Une perte pécuniaire nécessite une compensation pécuniaire. Une perte de pouvoir peut être compensée, soit par une indemnité en argent, soit par une indemnité en honneur. Une perte d'espérances peut être adoucie par des arrangements qui ouvrent à l'espérance de nouvelles carrières 1.

7. Pour obvier au mécontentement, la légis- | lation indirecte est préférable à la législation directe.

Les moyens doux valent mieux que les moyens violents. L'exemple, l'instruction, l'exhortation, doivent précéder ou accompagner la loi, et mème en tenir lieu, s'il est possible.

Aurait-on dù établir l'inoculation par une loi directe? Non, sans doute: en supposant que cette mesure eût été possible, elle eût été bien funeste : on aurait porté l'effroi dans une multitude de familles. Cette pratique est devenue universelle en Angleterre, par la seule force des grands exemples et par la discussion publique de ses avantages. Catherine II était bien habile dans l'art de régir les esprits elle ne fit point de loi pour obliger la noblesse russe, qui répugnait au service, à y entrer; mais, en déterminant tous les rangs, en fixant toutes les préséances, même dans le civil, d'après les grades militaires, elle arma la vanité contre l'indolence les nobles des provinces les plus reculées, pour n'être pas effacés par leurs subalternes, se sont empressés d'obtenir les honneurs de l'armée.

8. Si vous avez plusieurs lois à introduire, commencez par celle qui, étant établie, facilitera l'admission des suivantes.

servent de prétexte à l'indolence et à la pusillanimité, pour laisser le mal sans remède.

Les préjugés nuisibles et les dogmes pernicieux renferment presque toujours quelque correctif, quelque moyen d'évasion pour un bon gouvernement et une bonne morale. C'est au législateur à se saisir de ce correctif et à en faire usage. Il élude, il arrête les plus mauvais effets du préjugé, au nom et sous l'autorité de ce préjugé même.

C'est ainsi, comme l'a observé Rousseau 2, que François Ier fit tomber l'usage des seconds dans les duels. « Quant à ceux, dit-il, qui auront la lâcheté "d'employer des seconds, etc. » Il opposa l'honneur à l'honneur; et comme on se battait pour faire preuve de courage, on n'osa plus appeler des auxiliaires qui jetaient un soupçon sur le courage

même.

Mais s'il ne peut parvenir à dénouer ce nœud gordien, il doit le couper avec hardiesse. Le bonheur du très-grand nombre ne doit pas être sacrifié à l'opiniâtreté du petit, ni celui des siècles au repos d'un jour.

Les préjugés qui paraissent insurmontables an premier coup d'œil, peuvent être vaincus avec un peu d'adresse et de ménagement.

Parmi les gentous, un homme d'un certain rang se croirait déshonoré s'il était forcé de comparaitre dans une cour de justice. Qu'importe ce préjugé ? Des hommes de ce rang sont toujours riches. Quoi de plus aisé que d'envoyer une commission spéciale pour les examiner, à la charge pour eux de payer les frais ?

Parmi les Indous, ceux d'un rang élevé se soulmettraient à tout, plutôt qu'à faire un serment. Qu'importe? Des hommes de ce rang méritent autant de confiance sur leur parole que les autres sur leur serment. Il n'y a qu'à les punir pour un simple mensonge comme on punit les autres pour un parjure. N'admet-on pas la déposition des quakers, en Angleterre, sur leur simple affirmation? Les 9. La lenteur de l'opération est, proportion-pairs ne déposent-ils pas, en certains cas, sur leur nellement, une objection contre une mesure. Mais si cette lenteur est un moyen d'obvier au mécontentement, elle peut être préférable à une marche plus expéditive.

Quand les préjugés du peuple sont violents et opiniâtres, il est à craindre que le législateur ne se porte aux extrêmes: l'un de ces extrèmes est de s'enflammer contre ces préjugés, et de vouloir les extirper, sans peser, dans la balance de l'utilité, les bons et les mauvais effets de cette mesure; l'autre extrême est de souffrir que ces préjugés ne

1 Voyez les principes qui ont été suivis dans l'union de l'Écosse et de l'Angleterre, et récemment dans l'union

honneur?

Ni les mahométans ni les Indous ne pourraient souffrir qu'un officier de justice visitat l'appartement de leurs femmes. N'est-il pas facile de ménager leur délicatesse sans violer la loi, dans les cas où elle ordonne des inspections de ce genre? Nommez des femmes pour cet office, et tout est concilié.

Les femmes anglaises seraient alarmées, si ou soumettait leur personne à la choquante inquisition d'un douanier. Mais, abusant des égards que la bienséance leur assure, il arrive fréquemment

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qu'en retournant de Calais à Douvres elles sont chargées de mousselines et de dentelles. Faut-il blesser la délicatesse des femmes ou leur permettre de frauder le fisc? Il est aisé de les soumettre à l'inspection de personnes de leur sexe.

Parmi les nombreuses tribus d'Indous, il y en a une dont les membres sont appelés decoits. Brama leur a révélé qu'ils doivent voler tout ce qui s'offre à eux, et tuer tous ceux qui tombent entre leurs mains. Doit-on, par respect pour leur conscience, leur permettre le libre exercice de leur vocation? Si c'est le bon plaisir de Brama que ces gens-là vivent de cette industrie, c'est aussi le bon plaisir de Brama qu'ils en souffrent les conséquences.

On se rappelle ce qu'étaient les assassins et leur chef surnommé le Vieux de la montagne. Chacun d'eux, fidèle aux ordres du chef, courait exécuter un meurtre où que ce fût, pour mériter le prix éternel de l'obéissance. La terreur de cette secte fanatique se répandit au loin. Les rois n'étaient plus en sûreté sur leurs trônes. On ne savait quelles victimes offrir pour apaiser ces dieux infernaux. Enfin, un prince tartare, ayant découvert leur retraite, sut appliquer à ce mal le seul remède dont il fût susceptible; il en extermina la race entière, et l'espèce ne s'en est pas reproduite.

M. Hastings, examinant comment l'on devait agir avec les decoits, recommande un traitement plus doux et aussi effectif. Il veut qu'on les réduise à l'esclavage eux et leurs familles. L'esclavage, considéré comme peine, n'est pas bien sévère dans un pays où la liberté politique est inconnue : considéré comme moyen préventif, il remplit parfaitement son objet.

Montesquieu (livre XIX, ch. XIV) dit : «Que lors<qu'on veut changer les mœurs et les manières, il *faut les changer par d'autres mœurs et d'autres * manières, et non par des lois; parce que les lois, dit-il, sont des institutions particulières du législateur, tandis que les mœurs et les manières sont « des institutions de la nation en général. » La maxime elle-même est vraie jusqu'à un certain point mais la raison qu'il en donne est bien peu fondée; car tout ce que la loi peut défendre pourrait être un acte de la nation en général, si ce n'était à cause de la loi qui l'interdit. Pour comprendre ce qu'il y a de vrai dans la maxime, et pour en découvrir la raison, voyons l'exemple qu'il cite: car, sans ces exemples, on serait souvent bien embarrassé à trouver le sens de ses préceptes.

Pierre le Grand fit une loi qui obligeait les Russes à se faire couper la barbe, et à porter des habits courts comme les Européens. Des soldats apostés dans les rues avaient ordre de saisir ceux qui étaient en contravention, et de tailler impitoyablement

les longues robes jusqu'à la hauteur des genoux. Cette mesure, dit Montesquieu, était tyrannique. Pour opérer cette révolution dans l'habillement, il ne devait pas faire de lois; son exemple aurait suffi. L'objet de Pierre Ier, dans cette ordonnance, pouvait être, ou de se satisfaire lui-même en obligeant ses sujets à quitter une mode qui le choquait pour une autre qui lui plaisait, ou il se proposait de les polir, c'est-à-dire, de façonner leur caractère national sur les mœurs européennes qu'il croyait plus propres à les rendre heureux. Cette dernière supposition est la plus probable aussi bien que la plus honorable à ce grand homme, et Montesquieu paraît l'adopter. Dans le premier cas, la loi coercitive est inconvenable: la peine annexée est destituée de fondement, et, par conséquent, on peut l'appeler violente et tyrannique. Dans le second cas, c'était une mesure de législation indirecte contre toutes ces habitudes nuisibles dont il espérait corriger ses sujets en les formant sur le modèle des Européens. Pour amener l'imitation des mœurs, il fallait commencer par faire disparaître la distinction des habillements. Il fallait introduire une nouvelle association d'idées. « Vous êtes Européens, voulait-il dire à ses nobles, conduisez-vous donc comme tels traitez vos femmes et vos vassaux comme les hommes de votre rang traitent les leurs en Europe: rougissez de cette ivrognerie et de cette brutalité qui déshonoreraient des gentilshommes européens : cultivez votre esprit; adoucissez vos manières; recherchez comme eux l'élégance et la politesse dans les arts et dans les plaisirs.

Pouvait-il opérer le changement du caractère national sans changer le mode de l'habillement? ou pouvait-il introduire l'habit européen par son seul exemple et d'autres moyens de douceur? Dans ces deux cas, la peine n'aurait pas été inutile, comme le dit Montesquieu, mais elle n'était pas nécessaire. Le bien qui pouvait résulter pour les mœurs du changement d'habit, était-il assez grand pour être. acheté au prix de la sévérité de la loi? S'il ne l'était pas, la peine était trop dispendieuse. Tel est le procédé lent et minutieux, mais sûr et satisfaisant, d'après lequel on doit estimer la tendance d'une loi sur le principe de l'utilité.

Lorsqu'on traite des sujets de cette importance, on ne saurait trop éviter le ton péremptoire et décisif. Les conclusions doivent d'abord être hypothétiques. Chaque côté de la question doit êètre présenté avec le degré d'incertitude qui lui appartient. Défions-nous de ceux qui, par la véhémence de leurs assertions, par la confiance de leurs prédictions, compensent la faiblesse de leurs arguments. La première chose que doit savoir un homme d'État, c'est que la législation est une science de

calculs moraux, et que l'imagination ne supplée ni au travail ni à la patience.

Le parlement britannique fit, en 1745, une loi pour obliger les montagnards d'Écosse à quitter leur habillement national. Cette loi avait un objet politique. Ce peuple était fort attaché à ce signe distinctif, et regardait avec mépris les habitants du plat pays, qui, depuis longtemps, avaient adopté l'habit européen. Le prétendant, en se montrant revêtu de ce costume antique, avait charmé ces braves montagnards, qui vinrent en foule sous ses drapeaux. Après que la rébellion fut terminée on voulut faire disparaître ce vètement national qui retraçait d'anciennes idées et servait de signalement à un parti; mais cette ordonnance, qui mettait incessamment l'image de la contrainte sous les yeux, ne servait qu'à rappeler ce qu'on voulait faire oublier. Après un demi-siècle d'expérience on a senti l'inutilité et le danger de cette loi tyrannique ; elle a été révoquée, et l'Angleterre n'a pas de soldats plus fidèles, plus intrépides que ces montagnards, dont on aurait peut-être détruit l'énergie si on avait eu le malheur de triompher de leurs anciennes coutumes par des moyens de force.

Il résulte, en général, de ces maximes que le législateur qui veut opérer de grands changements doit conserver le calme, le sang-froid, la tempérance dans le bien. Il doit craindre d'allumer les passions, de provoquer une résistance qui peut l'irriter lui-même; il ne doit point se faire, s'il est possible, d'ennemis désespérés, mais environner son ouvrage d'un triple rempart de confiance, de jouissances et d'espérances, épargner, concilier, ménager tous les intérêts, dédommager ceux qui perdent, et s'allier, pour ainsi dire, avec le temps, ce véritable auxiliaire de tous les changements utiles, ce chimiste qui amalgame les contraires, dissout les obstacles, et fait adhérer les parties désunies. Quand on a la force réelle pour soi, il ne s'agit pas de la déployer pour la faire sentir. A demi voilée, elle a plus de succès. Tout le monde sent son intérêt à se réunir le plus tôt possible au parti de la véritable puissance, et l'on ne persévère pas dans une résistance inutile, à moins que l'amour-propre n'ait été blessé.

CHAPITRE IV.

QUE LES DÉFAUTS DES LOIS SE MANIFESTENT DAVANTAGE LORSQU'ELLES ONT ÉTÉ TRANSPLANTÉES.

Après avoir montré le danger qui accompagne l'introduction d'un nouveau système de lois suppo

sées les meilleures possible, il n'est pas besoin de prouver que ce danger serait beaucoup plus grand s'il s'agissait de lois imparfaites; mais ce qui vaut la peine d'être observé, c'est que ces lois paraitraient beaucoup plus défectueuses dans le pays où elles auraient été transplantées, que dans celui où elles auraient été longtemps établies. Observation qui doit être pesée par les gouvernements qui veulent donner les lois du peuple conquérant à un pays conquis.

Le peuple en tout pays est attaché aux lois sous lesquelles il a vécu : il les estime comme un héritage qu'il tient de ses ancêtres; il ne connaît rien de mieux il n'est point en état de les comparer à d'autres. Tous les avantages qu'il retire de la société politique dérivent de ces lois. Le bien qu'elles font est évident, le mal qui en résulte est obscur : on est porté à l'attribuer à d'autres causes, à le regarder comme une suite nécessaire des imperfections de la nature humaine, et comme un prix qu'il faut payer pour jouir de leurs bienfaits. Cette classe nombreuse d'hommes, qui sont, pour ainsi dire, les prètres de la loi, ne cesse d'entretenir le peuple dans cette superstition qui leur est si favorable en assurant leur fortune, et en augmentant leur importance personnelle. En effet, si la multitude ouvrait les yeux sur les défauts des lois, quelle opinion auraitelle des hommes dont tout le mérite consiste à les maintenir ? Quand une religion tombe, ses ministres tombent avec elle : tout ce qui diminue la veneration pour l'idole, affaiblit le respect pour les sacrificateurs. Ainsi la voix de tous les juristes s'élève de concert pour célébrer le système établi; et le peuple, entraîné par cette réunion imposante de suffrages, ne songe pas même à examiner l'intérêt qui les dicte. La tolérance des nations pour des abus indigènes, et leur intolérance contre des lois étrangères, ont leur source dans ce mélange inévitable d'ignorance et de préjugés. On veut bien supporter les inconvénients auxquels on est accoutumé; on ne veut pas en souffrir de nouveaux. La partialité jette un voile sur les préjugés dans lesquels on a eté nourri; mais des préjugés étrangers n'ont point la protection de la vanité nationale, et sont repoussés avec horreur.

Qu'on transporte des lois imparfaites du pays conquérant dans le pays conquis, on verra que les deux nations en formeront les jugements les plus opposés : l'une les estimera beaucoup au delà de leur valeur; l'autre en concevra un mépris exagéré.

La branche constitutionnelle des lois d'Angleterre est admirable à plusieurs égards. L'organisa tion du corps législatif est, à peu de chose près un modèle de perfection. Telle a été du moins

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