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LE

CORRESPONDANT.

ENTREVUE

DU PAPE GRÉGOIRE XVI

ET DE L'EMPEREUR NICOLAS.

Peu d'événements ont produit depuis quelques années une sensation plus vive que la récente visite de l'empereur de Russie au chef de l'Eglise catholique. Cette entrevue avait été précédée de circonstances vraiment miraculeuses. Avant que le maitre absolu de tant de millions d'hommes ne touchât le sol de la ville éternelle, une pauvre fugitive l'y avait précédé : elle avait raconté à la France, à l'Italie, les circonstances de son martyre, et l'Occident s'était réveillé de son indifférence. Les paroles de la sainte religieuse de Minsk ne pouvaient être exagérées: la vérité elle-même est une horrible exagération de ce que l'esprit de notre temps peut attendre de pire d'un souverain et d'un peuple qui ont la prétention d'appartenir à la civilisation chrétienne. La vérité, révélée enfin à tous les yeux sur le sort de la Pologne catholique, marchait ainsi devant l'homme dont l'absolutisme insensé ne peut décliner la responsabilité d'aucun des crimes produits par ses lois.

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Rome et le Pape avaient dans cette circonstance une grande mission à remplir: il fallait que le souverain Pontife se fit l'organe des droits imprescriptibles de l'humanité et de la liberté ; tous les regards étaient tournés vers le Vatican, et le siècle entier, dans ce que son esprit a de plus unanime, semblait remettre les foudres aujourd'hui irrésistibles de l'opinion aux mains d'un pouvoir qu'hier encore tapt de voix abusées rayaient des destinées de l'Europe moderne. Nous observions en silence ce mouvement inoui, et nous ne doutions pas que le souverain Pontife ne s'élevât à la hauteur de sa mission. Pourtant, quand le résultat doit être immense, celui qui y compte le plus ressent toujours une vive émotion; aussi notre angoisse était-elle proportionnée à notre attente.

Enfin les nouvelles de Rome sont venues; elles ont retenti partout, bien au delà des limites du monde religieux; elles ont, s'il est possible, surpassé les espérances du monde catholique. Vainement quelques journaux, connus par leur antipathie envers l'Eglise, se sont-ils efforcés de révoquer en doute la fermeté du Saint-Père et la défaite morale de l'empereur Nicolas. Des lettres plus récentes sont venues confirmer l'exactitude des premiers récits. Grâce à quelques renseignements dont la source est aussi sùre que respectable, nous pouvons donner dès à présent à nos lecteurs des détails positifs sur ce qui s'est passé à Rome dans cette mémorable circonstance. Lorsque l'empereur de Russie fit connaître son intention de venir dans la capitale du monde chrétien, il n'y avait que trois partis à prendre : lui refuser l'entrée de l'Etat romain, l'y recevoir avec les habitudes de l'hospitalité pontificale, même envers les princes hérétiques, ou bien lui faire une réception digne et sévère. Personne n'aurait songé à conseiller le parti violent, et le Saint-Siége, avec sa mansuétude traditionnelle, n'aurait pu en concevoir même la pensée. Ce parti pourtant cùt été préférable au second. On obviait à tous les inconvénients, au contraire, en observant les règles d'étiquette qui constituent la stricte politesse envers les souverains, mais en supprimant les démonstrations qui sont d'usage à Rome quand il s'agit de tetes couronnées. C'est cette dernière ligne qu'on a suivie.

Ordinairement, dit dans une de ses lettres une personne qui connaît par

faitement le terrain, lorsqu'un souverain a fait annoncer son arrivée, une invitation lui est adressée de la part du Pape rien de semblable n'a eu lieu. Le ministre de Russie, M. de Boutenief, avait fait tout ce qu'il avait pu pour obtenir du cardinal secrétaire d'Etat, sinon une lettre, du moins une parole qu'il pût porter à Palerme comme une invitation de venir à Rome : il n'a pu arracher le plus petit mot en ce sens.

« Il est d'usage aussi d'envoyer au-devant des souverains qui se sont fait annoncer de hauts personnages chargés de les recevoir, soit à l'entrée des Etats romains, soit à quelques lieues de Rome : rien de semblable n'a eu lieu.

« Enfin, on donne des fêtes pendant leur séjour : tout ce qui aurait pu avoir la plus légère apparence de ce genre de démonstration a été complétement supprimé, non-seulement de la part du gouvernement, mais encore de la part des princes romains. Lorsque le grand-duc héritier vint ici, il y a quelques années, la coupole de Saint-Pierre fut illuminée; ce jeune homme inoffensit D'ayant aucunement la responsabilité des mesures prises par son père contre l'Eglise, une telle démonstration ne présentait pas d'inconvénient. Mais il n'en eût pas été de même pour ce qui concerne l'empereur : des courtisans de tous les pouvoirs (et il s'en trouve ici comme partout) ont intrigué, je crois, pour obtenir cette illumination: elle a été refusée.

• En résumé, pour nous servir des expressions consacrées, il n'y a eu ni invito, ni incontro, ni festa. La suppression de ces trois choses constate ici, envers les souverains, la réception triste et sévère. »

Nous voudrions être aussi explicites sur les détails de l'entrevue de l'empereur avec le Saint-Père ; mais ici la vérité ne peut être entièrement connue : les deux visites de Nicolas n'ont eu pour témoins que le ministre de Russie, qui ne se soucie pas sans doute de commettre des indiscrétions, et Son Eminence le cardinal Acton, qui servait d'interprète, et à qui sa position impose la réserve. Mais on a observé l'entrée et la sortie de l'empereur, et l'on a pu raconter quelle avait été son attitude pendant la durée de son entrevue. Enfin le souverain Pontife lui-même a permis de révéler quelques-unes de ses paroles les plus graves et les plus solennelles.

L'empereur a vu le Pape deux fois : le jour de son arrivée, c'est-à-dire le 13 décembre, et le 17, jour de son départ. On prétend qu'il avait attendu pendant quatre jours que le souverain Pontife lui rendit sa visite, et que c'est de guerre lasse qu'il s'est décidé à retourner au Vatican. L'an dernier le SaintPère alla trouver chez lui l'illustre archevêque de Cologne, Mgr Droste de Vischering; mais ce que Sa Sainteté avait fait pour un confesseur de la foi, elle a cru devoir le refuser au persécuteur de l'Eglise.

Quand Nicolas arriva chez le Pape, les antichambres n'étaient pas sur le pied de la grande réception; il n'y avait que ce qu'on appelle à Rome la mezza anticamera; les officiers

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étaient en petite tenue en pareil cas, la simplicité est le signe le plus évident de la tristesse.

Nicolas, arrivé en présence de Grégoire XVI, lui fit une inclination très-profonde et lui baisa respectueusement la main. Le Pape lui ouvrit les bras « qui s'ouvrent à tous les pécheurs. » Malgré sa dureté fastueuse, Nicolas est un homme susceptible d'impressions vives, et les choses lui font d'autant plus d'effet qu'il a plus compté en produire lui-même sur les autres. Sans doute, il s'était promis à l'avance d'imposer au Pape et ne pas se laisser imposer par lui. Le général républicain Radet, chargé d'arrêter Pie VII, raconte naïvement lui-même l'impression inattendue que produisit sur lui la vue du Saint-Père. Nicolas a été subjugué tout comme le général Radet. Pendant le cours de l'entretien, et à mesure que le Pape lui exposait les griefs de l'Eglise, il a serré, dit-on, plus de vingt fois, avec un mouvement convulsif, les mains du Pontife dans les siennes. En sortant du Vatican, sa physionomie était bouleversée. Arrivé en bas de l'escalier, il passa devant sa voiture sans la voir.

Voici maintenant quelques détails sur ce qui s'est dit dans l'entrevue; nous croyons pouvoir garantir l'exactitude de ces détails; on ne peut répondre des termes, mais le sens est certainement conforme à la vérité.

Après une phrase de politesse, le Pape a dit à l'empereur qu'il serait plus heureux de le voir à Rome s'il était possible de s'entendre avec lui sur les choses si graves dont il devait l'entretenir. Alors le Pape a parlé de la religieuse martyre qui est à Rome, il a énuméré les ukases qui constituent un système opiniâtrement suivi de persécutions contre l'Eglise, ajoutant qu'il était de son devoir de protester énergiquement; il a aussi demandé l'admission d'un nonce en Russie. Nicolas, dans sa réponse, aurait fait alors entendre que les lois de son empire ne Ini permettaient pas de faire tout ce qu'il voudrait ; à quoi le Pape a répondu:

Mes lois, à moi, ne dépendent pas de ma personne; ce sont les lois de Dieu, je n'en suis que le dépositaire, je n'y puis rien changer. Mais les vòtres sont l'ouvrage des hommes, et vous êtes le maître de les modifier toutes les fois que vous le jugez à propos. »

Le Pape a terminé ses représentations par ces graves paroles:

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