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LA CONSTITUTION SERBE

SES ORIGINES, SES CARACTÈRES, SES TRANSFORMATIONS

(1835-1894)

I

Quand une nation soumise à un régime monarchique reçoit du prince qui la gouverne une constitution, c'est qu'elle a d'ordinaire pris depuis longtemps conscience et de son unité et de ses droits. La France de l'ancien régime, avant d'exiger de Louis XVI des garanties et des serments, avait appris des philosophes ce que c'est que la liberté; de l'ennemi, durant les longues guerres des siècles précédents, ce que c'est que la patrie française. Le peuple serbe, il y a cent ans, paraissait encore s'ignorer. Ses membres, disséminés dans une immense étendue de territoire, les uns cantonnés en Hongrie, les autres dans la péninsule des Balkans, n'avaient point un lambeau de terre où ils fussent vraiment les maîtres ici leur oppresseur était l'Autrichien, là le Turc; ici la tyrannie était plus douce, plus administrative, là plus brutale, plus militaire; mais l'autonomie n'existait nulle part. Nulle part non plus on ne rencontrait cette instruction qui, chez les individus, est le prélude obligé de l'esprit libéral et égalitaire, qui, chez les peuples, est peut-être la condition la plus indispensable pour l'établissement d'un régime constitutionnel. On s'imagine difficilement l'ignorance des paysans serbes du début de ce siècle. Leurs chefs les plus illustres, leurs libérateurs, un Karageorge, un Miloch savent à peine écrire au bas des traités qu'ils concluent avec la Porte, ils ne signent point, ils apposent leur cachet. En 1830, après les efforts héroïques de ses héros nationaux, la Serbie, que le sultan vient d'élever du rang de simple pachalik, à celui dejà plus respectable de principauté autonome, est bien loin d'avoir fait mar

A. TOME X. JANVIER 1895.

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cher de front les progrès de l'indépendance et ceux de l'instruction. Et cependant, quelques années plus tard, par une de ces bizarreries familières à l'histoire, cette nation à peine libre, encore en pleine ignorance, était dotée de sa première constitution.

Comment expliquer cette limitation rapide du pouvoir du souverain dans la principauté serbe? On peut lui assigner deux causes : l'origine même du principat serbe; l'immixtion des puissances étrangères dans les affaires intérieures de la Serbie.

Par sa bravoure à la guerre, Miloch, après Karageorge, avait réussi en quelques années à se faire décerner le titre de kniaze ou de prince, qui lui donnait l'autorité et le pas sur les knèzes, les chefs des grandes tribus du pays. Mais on ne s'élève point si vite sans exciter la jalousie. Cette jalousie avait pu sommeiller tant que les dangers de la lutte pour l'indépendance exigeaient de tous le sacrifice des intérêts personnels à l'intérêt supérieur de la patrie. Du jour où les knèzes comprirent qu'ils ne retomberaient plus sous le joug de la Porte, leur conduite changea. Beaucoup d'entre eux étaient riches en terres; beaucoup, durant la guerre, avaient illustré leur nom à l'égal de Miloch; quelques-uns avaient une instruction supérieure à la sienne. Pourquoi dès lors abdiqueraient-ils le pouvoir entre ses mains? Pourquoi reconnaîtraient-ils sans discussion comme leur maître absolu celui qui était sorti de leurs rangs, qui hier encore n'était que leur pareil? Le principat serbe se trouvait ainsi, dès ses débuts, placé en face d'une aristocratie puissante, indisciplinée, assez disposée soit à comploter dans l'ombre, soit à s'insurger ouvertement. Pour dompter cette aristocratie, il eût fallu beaucoup de souplesse en même temps. que beaucoup d'énergie. Miloch était énergique, violent même; il ne fut jamais souple. Succédant à un gouvernement détesté pour son despotisme, son gouvernement fut celui d'un despote. La violence, l'arbitraire, d'incroyables excès de pouvoir, des monopoles révoltants, des exécutions monstrueuses, voilà ce que présente à nos regards son administration. Quoi d'étonnant dès lors si aux abus de leur souverain, les knèzes, naturellement jaloux de son autorité, essayèrent d'imposer une barrière législative? Celui qui sent ses droits et sa liberté menacés est assez enclin à ne pas attendre qu'on leur porte atteinte. S'assurer contre le prince, prendre contre Miloch une mesure préventive, telle fut la première raison d'être de la constitution serbe.

La seconde était d'un ordre bien différent. Il n'est guère de meilleur moyen pour avoir raison d'un adversaire à l'extérieur que de lui susciter à l'intérieur de graves embarras. Ce moyen était connu à la fois des Russes, qui désiraient vivement intervenir dans les affaires de la Serbie, et des Turcs qui étaient irrités de la voir progressive

ment leur échapper. Affaiblir le pouvoir princier de Miloch, le seul homme capable de libérer la Serbie, telle fut vers 1830 la préoccupation constante de ces deux peuples. Pour y parvenir ils employérent des moyens différents.

Dès que le sultan Mahmoud eut rendu le hatti-chérif constitutif de 1830, qui accordait à Miloch le titre héréditaire de kniaze, les Russes intimèrent aux anciens chefs de la guerre de l'indépendance, qui, désespérant comme Karageorge de la cause serbe, avaient trouvé avec lui en 1813 un asile au delà du Danube, l'ordre de quitter immé. diatement la Bessarabie et de rentrer dans leur patrie. C'était jeter en Serbie une nuée de surveillants, d'espions russes, préparer à Miloch une multitude de censeurs, de rivaux, renforcer une aristocratie indisciplinée et par suite obliger le prince, dans un avenir plus ou moins lointain, à désarmer les knèzes par de nombreuses concessions.

Le sultan contribua au développement du régime constitutionnel en Serbie d'une manière encore plus directe et plus efficace que le tzar. C'est qu'en effet le hatti-chérif de 1830, la première pièce officielle qui reconnaisse l'existence du principat, est aussi le premier document où il soit question de députés assistant le prince et contrôlant ses actes. On peut dire qu'en 1830 la Turquie a essayé de retirer à Miloch la liberté, par le même acte qui le lui accordait. L'article 2 du hatti-chérif de 1830 porte : « Le kniaze Miloch aura l'administration des affaires du pays, lesquelles seront gérées avec le concours d'une assemblée (soviet) composée de notables ou primats du pays ». Entre la fin et le commencement de cet article n'y a-t-il pas une sorte de contradiction? Sans doute le prince serbe devient indépendant de la Porte; mais est-ce là un résultat bien réel, si c'est pour devenir le serviteur docile des knèzes, qui eux-mêmes iront chercher le mot d'ordre à Constantinople? Le sultan, en imposant à Miloch un soviet, espérait sans doute lui reprendre plus tard tout ce qu'il avait été forcé de lui concéder; il croyait travailler pour lui-même, il travaillait en réalité pour l'aristocratie serbe. Sans doute Miloch, s'autorisant du silence du firman d'investiture, qui ne faisait nulle mention d'un conseil de notables ou d'un corps quelconque appelé à concourir avec le prince au gouvernement du pays, tint pour lettre morte tout ce qui dans l'article 2 du hatti-chérif restreignait son autorité; il n'en reste pas moins vrai que dans les premières tentatives pour l'établissement d'un gouvernement constitutionnel, les adversaires du prince prirent toujours, comme fondement de leurs revendications, les dispositions du hatti-chérif de 1830.

Miloch d'une part, les knèzes ou oligarques de l'autre, contribuèrent, le premier à son insu, les seconds en pleine connaissance de cause,

à rendre plus imminent l'établissement de la constitution vaguement désirée avant 1830, implicitement contenue dans le firman envoyé de Constantinople. Il eût été habile de la part du prince serbe, pour échapper à la nécessité d'octroyer une charte, de montrer à tous par son libéralisme qu'une charte était inutile. Loin de profiter de l'avertissement que lui avait donné la Porte, Miloch sembla prendre à tâche de fortifier son despotisme. Pas de divan autour de lui, aucun conseil de hauts fonctionnaires dont le souverain daigne prendre les avis. L'assemblée nationale, la skoupchtina, si influente autrefois, si glorieusement mêlée aux destinées du pays, a été amoindrie, décimée, réduite à un nombre de membres insignifiant. Le prince ne respecte pas plus les citoyens que les institutions. Les plus hauts fonctionnaires sont destitués sans motif, frappés des peines les plus dures et les plus infâmes : le prince lui-même exécute parfois, comme jadis Pierre le Grand, les arrêts qu'il a rendus. Ainsi, par son despotisme, Miloch semblait provoquer à plaisir les défiances et les précautions des knèzes.

Ceux-ci, froissés dans leur amour-propre, lésés dans leurs droits, ne tardèrent pas à réclamer l'exécution du hatti-chérif accordé par le sultan. Ils ne se gênaient déjà plus pour déclarer intolérable un régime où rien ne faisait contrepoids à la volonté toute-puissante du prince. Leurs plaintes furent entendues de l'étranger et les intrigues. des agents russes et turcs aigrirent et accrurent leurs ressentiments. Dans les premiers jours de janvier 1835, une vaste conspiration se forma conduite par Stoïan Simitch et Georges Protitch. Miloch, d'abord surpris par le complot, réussit, il est vrai, en négociant, à arrêter les troupes des conjurés, pendant qu'il rassemblait une armée supérieure à la leur. Mais une guerre civile ne serait-elle point funeste à un peuple qui venait à peine de conquérir son indépendance, ne serait-elle pas la ruine de la Serbie? Il semble que Miloch, mû par un de ces sentiments qui caractérisent les héros, ait songé plus à la Serbie qu'à lui-même lorsqu'il fit répondre par son secrétaire Davidovitch aux conjurés qui réclamaient pour le pays une constitution politique avec un code de lois civiles et criminelles : « Cette constitution ne saurait être l'œuvre d'un jour; il y a longtemps qu'on y travaille; à la prochaine skoupchtina, le prince publiera un statut organique qui comblera tous les vœux ». Quelle que soit l'impulsion à laquelle le prince ait obéi, sentant qu'il avait besoin de se réhabiliter aux yeux de la nation, il tint la promesse qu'il lui avait faite. Le 14 février 1835 parut la première charte des libertés serbes : c'est celle que les historiens appellent, du nom de son auteur,'la constitution de Davidovitch.

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