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établis entre le chef du Gouvernement responsable et ses ministres, responsables comme lui. Il ne pouvait paraître surprenant que cette complication fâcheuse, que cet état mal défini amenât des difficultés faciles à prévoir. Le Président de la République, pénétré de sa propre responsabilité, décidé par conséquent à gouverner lui-même, rencontrait, dès ses premiers pas, des résistances chez des hommes politiques habitués aux anciennes évolutions du gouvernement constitutionnel. L'opinion publique elle-même comprenait mal le jeu de ces rouages nouveaux, et cherchait à la modification du cabinet des motifs plus secrets et plus personnels.

Une lettre de M. Germain Sarrut, publiée le 6 janvier, dans le journal la Liberté, et formulant une accusation précise de détournement des dossiers des affaires de Strasbourg et de Boulogne, les insinuations répandues depuis plusieurs jours contre M. de Maleville à l'occasion de son différend avec M. le Président de la République, amenèrent à la tribune l'ex-ministre de l'Intérieur. Après avoir exprimé le sentiment de surprise que cette étrange accusation lui causait, il procéda comme on le fait sous l'inspiration d'une conscience qui n'a point de reproche à s'adresser. I voulut avant tout établir que l'acte qu'on semblait ainsi lui prêter était matériellement impossible, et il en fournit la preuve irrécusable en constatant, par un document authentique, qu'au moment de son entrée au ministère, et le jour même de l'installation du Président de la République, les seize cartons contenant les pièces relatives aux affaires de Strasbourg et de Boulogne avaient été, après inventaire dressé en présence de témoins, mis sous le scellé, avant même la nomination de M. de Maleville, et que des mesures avaient été prises pour qu'ils demeurassent en lieu sûr. Aujourd'hui encore ces cartons, ces dossiers étaient sous le scellé; personne ne les avait ouverts, personne ne les avait déplacés. Après avoir ainsi détruit ie grief et enlevé tout prétexte à l'insinuation, M. de Maleville, s'abandonnant au sentiment d'indignation qu'il s'était appliqué jusque-là à contenir, s'écria: « Oui, sur mon honneur et à la face de cette Assemblée, quiconque dira que le ministre de l'Intérieur, M. de Maleville, a touché à ces papiers, les a fouillés, les a vus, les a retenus, en a détourné

une pièce, l'a rétablie, celui-là a lâchement menti. >> La salle retentit d'applaudissements.

M. Léon Faucher, nouveau ministre de l'Intérieur, confirma de tous points les déclarations de son prédécesseur. Force fut à M. Sarrut de venir expliquer sa lettre, mais ses explications furent embarrassées, vagues et diffuses. D'abord il n'avait jamais entendu accuser M. de Maleville, et ce qu'il réclamait, ce n'était pas d'ailleurs le dossier de Strasbourg ou celui de Boulogne, mais celui d'une conspiration de 1839, conspiration mi-partie bonapartiste, mi-partie républicaine, l'une des cent quatorze auxquelles M. Sarrut se vantait d'avoir pris part. La question se trouvait par là réduite à des proportions indignes d'arrêter un instant l'attention de l'Assemblée. M. Barrot le fit sentir. En quelques paroles simples et fermes, il montra que si M. Sarrut avait produit dans ce procès des pièces qui lui appartinssent en propre, il y avait des voies légales ouvertes pour les réclamer; que les autres documents appartenaient à l'État et ne pouvaient être communiqués; que toute cette affaire ne touchait en rien les intérêts publics.

M. Dupont (de Bussac) insista à son tour pour que M. de Maleville expliquât sa retraite et pourquoi il avait refusé à M. Louis Bonaparte la communication des pièces de Strasbourg et de Boulogne. M. de Maleville donna avec délicatesse une explication difficile il n'avait refusé aucune communication, mais seulement un déplacement de dossiers; quant à sa retraite, elle n'avait été motivée, après les témoignages qui avaient désintéressé sa susceptibilité, que par la crainte qu'un souvenir de froissement n'altérât la confiance dont il avait besoin pour demeurer utilement.

Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cet incident, c'était la recherche de certains scandales, l'affectation à rappeler certains souvenirs, la prétention à établir une solidarité fâcheuse entre l'élu de la nation et l'anarchie. M. Dupont (de Bussac) démasqua complétement l'intrigue dont il se faisait l'instrument en développant une doctrine en vertu de laquelle la responsabilité du président de la République, absorbant la responsabilité des ministres, ceux-ci devenaient de purs commis. La France était

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ainsi placée, à ses yeux, sous un Gouvernement personnel, électif tous les quatre ans.

A ces flatteries, adressées par la Montagne à celui qu'elle poursuivait naguère de ses sarcasmes et de ses calomnies, on put deviner l'intention de diviser et de partager le pouvoir. M. de Maleville fit justice en quelques mots spirituels des flatteurs inattendus qui se pressaient dans les antichambres de la Présidence. M. Faucher caractérisa avec finesse ceux qui, à défaut des fonctions élevées qu'ils ne possédaient plus, persistaient à maintenir et à introduire tous leurs amis dans les fonctions secondaires, mais politiques, afin d'avoir les bénéfices du Gouvernement sans la responsabilité (6 janvier).

Cependant, l'organisation du pouvoir nouveau était encore incomplète.

Aux termes de la Constitution, le président de la République devait, dans le mois qui suivrait son élection, présenter une liste de trois candidats parmi lesquels l'Assemblée choisirait le viceprésident. Le vice-président, disait encore la Constitution, prête le même serment que le Président. Il ne peut être choisi parmi les parents et alliés du président, jusqu'au sixième degré inclusivement. En cas d'empêchement du président, le vice-président le remplace. Si la Présidence devient vacante par décès, démission du Président, ou autrement, il est procédé dans le mois à l'élection d'un président. Le vice-président, disait encore l'article 71, préside le Conseil d'État.

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Conformément à ces dispositions, le cabinet présenta, le 18 janvier, la liste des trois candidats à la vice-présidence. Ces trois candidats étaient MM. Boulay (de la Meurthe), le général Baraguey d'Hilliers et Vivien. Ces deux premiers noms excitèrent dans l'Assemblée des exclamations inconvenantes et des rires indécents. M. le président de la Chambre dut rappeler aux interrupteurs le respect auquel avait droit la prérogative présidentielle.

En même temps, M. Étienne déposa une proposition tendante à faire déterminer le traitement affecté à la vice-présidence avant la nomination du vice-président. Il demandait aussi que les bâtiments du Petit-Luxembourg fussent affectés au logement du

vice-président. M. Étienne avait laissé en blanc le chiffre du traitement. L'urgence fut décidée, et la nomination du vice-président remise jusqu'après le vote de la proposition.

Le projet de décret, présenté, le 19 janvier, par M. Gouin, au nom du comité des finances, se composait de deux articles. Le premier fixait le traitement du vice-président à 60,000 fr. Trois amendements produits par M. Gent, M. Antony Thouret et M. Charassin proposèrent de réduire le traitement, l'un à 24,000 fr., l'autre à 40,000 fr., et le troisième à 48,000 fr. Cedernier chiffre fut adopté dans un scrutin de division, à la majorité de 516 voix contre 233. Le chiffre de 60,000 fr., proposé par le comité des finances, avait d'abord été rejeté par 372 voix contre 270. Une discussion animée précéda ce vote. Les uns pensaient qu'il n'était pas nécessaire que le régime républicain fût tnauguré avec cette mesquinerie qui n'aurait pour résultat que de rendre plus brusque la transition du passé au présent. Selon eux, une grande nation devrait faire à ceux qu'elle met à sa tête une situation en rapport avec sa propre grandeur. Telle était l'opinion de M. Perrée qui s'étonnait encore qu'on pût penser à mettre le second grand fonctionnaire de l'État sur la même ligne que les ministres, c'est-à-dire au-dessous du rang qu'il occupe d'après la Constitution. MM. Babaud-Laribière, Gent et Antony Thouret comprirent d'une autre façon la dignité de la République. Le premier de ces orateurs détinit le vice-président de la République un surnuméraire, et pensa que lui donner une liste civile élevée serait en faire un aristocrate.

Le second article du projet avait pour but d'affecter le PetitLuxembourg au logement du vice-président. M. Gent, à son tour, irouva cette résidence trop aristocratique, et proposa de loger ce haut dignitaire dans le bâtiment occupé par le conseil d'État. Le ministre des Travaux publics, M. Lacrosse, trancha la question par un moyen terme qui réduisait l'article du projet à cette simple disposition: « Le vice-président de la République sera logé aux frais de l'État. » Ainsi le Gouvernement aurait le choix de la résidence qui serait assignée au vice-président.

La situation du vice-président étant déterminée, l'Assemblée eut à choisir entre les trois candidats. M. Boulay (de la Meur

the), porté le premier sur la liste, fut élu à la majorité de 417 voix contre 277 données à M. Vivien. M. Boulay (de la Meurthe), après avoir prêté serment, prononça un discours modeste et convenable, plein de respect pour les institutions républicaines, de reconnaissance pour le Président, son ancien ami, et pour l'Assemblée qui l'honorait de ses suffrages (20 janvier).

Ainsi était complété le gouvernement du 10 décembre.

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