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BAPTISTE CADET DANS LES HÉRITIERS ».
D'après une gravure de Duplessi-Bertaux.

ai vu entrer d'honnêtes ouvriers, les bras nus, le bonnet de laine sur l'oreille et le tablier de cuir en sautoir, coudoyant des ambassadeurs qui avaient demandé la pièce. Ces jours privilégiés, la salle était éclairée en bougies. On s'éventait du mouchoir aux petites places; on rafraîchissait l'air aux premières loges avec des éventails.

La Mme Angot du théâtre a fait fortune en vendant du saumon, et, pour se décrasser un peu, elle prend des airs, un ton. Elle instruit son domestique à la servir avec respect, à annoncer élégamment le monde qui vient chez elle, à lui porter la queue, ce dont le valet s'acquitte en la tirant en arrière quand elle veut marcher en avant. La pauvrette se trouve mal comme une petite-maîtresse; on veut la faire revenir avec de l'eau, elle demande un poisson d'eau-de-vie.

Dans Madame Angot, se classaient adroitement les plaisanteries du salon, les mots du jour, les lazzi des merveilleuses et des incroyables (il y en avait encore) on pouvait y reconnaitre les masques; ils couraient en foule les rues de Paris : c'était gai, ressemblant, bien observé, bien mis en scène, joué curieusement. C'était de l'Aristophane en sabots; peut-être un peu trop de gros sel; mais comme l'a dit Hoffmann dans un de ses vigoureux mouvements d'humeur, il faut bien du gros sel pour saler les grosses bètes.

J'ai beaucoup connu la famille Angot; elle était partout; elle avait pris toutes les bonnes positions de la société; elle possédait les grands capitaux, habitait les hôtels magnifiques, allait passer la

ARMAND ET Mlle MARS DANS LA JOURNÉE DE HENRI IV ». D'après une gravure de Duplessi Bertaux.

belle saison dans de superbes domaines, se pavanait à Longchamps : elle était si riche, cette famille! Les Angot avaient fait toute espèce de métiers : Figaro n'eût été qu'un novice, et Crispin, qui savait tant de choses, un apprenti, auprès de cette famille-là. La famille Angot savait parfaitement acheter; mais peut-être savait-elle mieux revendre: elle avait le tic d'aimer l'argent et d'en faire avec tout. L'Angot ne voyait qu'un mal réel dans le monde, celui de faire pitié aussi comme il se remuait pour faire envie! comme il bravait le mépris, le persiflage! comme il éclaboussait l'épigramme! L'Angot était apothicaire, et vendait des souliers: il était chapelier, et vendait du café; il était avocat, et tenait du poivre, du sucre et du suif; il était limonadier, et vendait du savon; il fournissait avant

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tout la République, qui, comme tous les nouveaux héritiers, dépensait son argent sans compter. L'Angot, måle ou femelle, aimait les bals; il en donnait on en fit mépris d'abord, mais on s'humanisa la richesse fait de tous les hommes des moutons de Panurge. Paris entier y alla: jamais Fouquet, de financière et fastueuse mémoire, n'approcha de ce que ces parvenus faisaient alors. Ce n'était rien que la magnificence des salles, que la richesse des meubles, que la délicatesse des festins, que la dépense des illuminations; on y tirait des loteries de bijoux et de diamants, et toutes les aimables invitées avaient des numéros gagnants: elles pouvaient rapporter chez elles, en boucles d'oreilles, en col

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D'après une caricature de 1800 (Bibliothèque nationale, cabinet des estampes).

La vaccine, découverte par Jenner et pratiquée en Angleterre, fit son apparition à Paris en 1800. Par suite de la mauvaise qualité du vaccin envoyé de Londres, les premières inoculations échouèrent. Aussi la verve des caricaturistes se donne-t-elle libre carrière à ce sujet.

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Les Fêtes de Marengo.

(2-14 juillet)

IEN aujourd'hui ne peut donner l'idée de l'enthousiasme qui soudain transporta la population parisienne à la nouvelle de la victoire de Marengo. Cet élan de joie d'un million d'habitants français et étrangers n'eut, depuis, son égal qu'à la naissance du roi de Rome.

Après huit jours d'une impatience presque séditieuse de la part des habitants de Paris, le héros vainqueur y arriva incognito à l'heure où on l'attendait le moins, à deux heures du matin le 2 juillet. Depuis Marengo jusqu'à Sens, les populations formaient la haie sur son passage. On ne sait jamais comment les nouvelles se propagent à Paris; mais le lendemain, à la pointe du jour, celle du retour du premier consul réveilla les faubourgs, et aussitôt, au lieu d'aller l'attendre en dehors des bar

à jamais glorieuse du Consulat, le grand titre de Bonaparte à l'amour et à l'admiration nationale fut le titre de libérateur. La nuit, le faubourg Saint-Antoine offrit l'aspect d'un vaste incendie par la multiplicité des feux de joie, des feux d'artifice et l'illumination de toutes les maisons. Dans cette journée du 2 juillet 1800, Bonaparte fut salué, encensé, déifié pour ainsi dire, par un peuple de vrais citoyens qui criaient avec la même ardeur: Vive la République! Vive le premier consul! »

Tous les corps constitués furent admis les jours suivants à des audiences solennelles de félicitations.

Le besoin de se réjouir et de rapporter cette joie à celui qui l'inspirait fut réellement universel depuis le 2 juillet jusqu'au 14 inclusivement, où devait se célébrer l'anniversaire de la première Fédération, journée encore officielle. L'allégresse générale descendait des pouvoirs de l'État, des

maisons politiques et des théâtres aux réunions les plus bourgeoises.

La soirée que, le premier jour, M. de Talleyrand offrit au premier consul à l'hôtel des Affaires étrangères, rue du Bac, fut un chef-d'œuvre de tact, d'à-propos et de politique. Ses salons présentèrent au premier consul l'élite de tous les ordres de la société, de sorte que sous la rubrique d'un concert, Bonaparte se trouva recevoir l'hommage de la représentation la plus distinguée de la nation. Aussi se plut-il très visiblement à reconnaître l'intention de son ministre par l'ac

sonnes; la France était en apprentissage moral et politique. Chaque jour Paris se transformait en une vaste école d'enseignement mutuel dont Bonaparte était le moniteur. Depuis la bourgeoisie jusqu'au palais consulaire, chacun s'essayait à une civilisation nouvelle, où il y avait autant à apprendre qu'à oublier.

Les costumes avaient conservé, parce que c'était commode, le débraillé du Directoire et un horrible souvenir de la Convention par les coiffures à la victime. On crut les réhabiliter en les plaçant sous la protection de Titus.

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cueil bienveillant qu'il fit à un assez grand nombre de personnes, dont plusieurs le voyaient pour la première fois. Bonaparte était salué par chacun de nous comme le dieu de la patrie. Mes yeux ne pouvaient se détacher de ce beau visage bruni par la gloire. Sa parole nette et accentuée et le sourire gracieux qui en augmentait le charme captivaient irrésistiblement. Malgré la simplicité de son attitude et de son geste, il inspirait un respect involontaire, auquel vainement il cherchait à se dérober. Un cercle se formait autour de lui à chaque pas qu'il faisait, et ce qui devait être arriva on ne vit que lui dans cette soirée, où brillait au milieu de nos vêtements modestes l'uniforme qui le distinguait, lui, ses généraux et ses aides de camp.

Tout était singulier alors et d'un romanesque altachant. Tout commençait, les choses et les per

Cette coiffure, adoptée généralement par les femmes, était modifiée par beaucoup d'hommes élégants, qui relevaient leurs cheveux en cadenettes attachées par un joli peigne sur le sommet de la tête. C'était ainsi qu'à nos bals d'abonnement, était coiffé Trénis, l'Apollon de la danse, digne partner de la jeune créole Mme Hamelin, qui en était la déesse. Au signal donné, les quadrilles formaient la haie en cercle, et, au grand plaisir des spectateurs montés sur les banquettes, ce couple merveilleux dansait seul, réalisant dans la bonne compagnie ces miracles de chorégraphie théâtrale dont Vestris (1).

Précédé de la victoire si décisive de Marengo, l'anniversaire de la Fédération du 14 juillet de

(1) Il s'agit de Vestris II, appelé aussi Vestris-Allard, du nom de sa mère, le fils du Dieu de la danse, donnait le spectacle à l'Opéra.

vint tout naturellement la glorification du premier consul. Il eut l'idée d'une consécration qui, de ce jour fameux d'une épopée passée, fit la première solennité de l'ère nouvelle dont il dotait la France. La fête reçut le nom de fète de la Concorde c'était un progrès. Sauf les jeux du cirque, elle fut toute militaire. La veille, la grande cité avait été appelée à une solennelle inauguration du quai Desaix dans le voisinage, sur la place Dauphine, allait s'élever une colonne funèbre en l'honneur du général. Un autre monument

rent comme témoins des faits d'armes dont la colonne parisienne devait immortaliser le souvenir. La seconde cérémonie, présidée par le ministre Lucien, appela tous les spectateurs de celle de la place Vendôme à la place de la Concorde, ci-devant de la Révolution, ci-devant Louis XV. Là, bientôt, parurent à cheval les trois consuls, les ministres, escortés de la garde consulaire, et ces aides ]de camp de Bonaparte dont les noms devenaient historiques et glorieux à la suite du sien. Après un discours de Lucien, fut placée la pierre de la

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lui avait été décerné par le premier consul à l'hospice du Saint-Bernard un troisième encore était ordonné súr la place des Victoires, où il remplaça jusqu'à la Restauration le monument triomphal de Louis XIV.

Le lendemain, quatre cérémonies bien distinctes et toutes guerrières se partagèrent la journée. La première eut lieu place Vendôme, où la préfecture avait son siège officiel. Le préfet y posa avec la plus éclatante solennité la pierre destinée à porter la colonne dédiée aux braves de son département. Autre pierre, autre discours. Le même jour, chaque chef-lieu de préfecture fit la même consécration. Les drapeaux des armées de la République, remis en activité pendant toute cette journée, assistè

colonne nationale en l'honneur de toutes les armées de la République.

Cependant, tout à coup, aux détonations du canon des Invalides, tous ces cortèges militaires et civils s'étaient ébranlés et avaient suivi au temple de Mars les trois consuls et les ministres, qui seuls étaient à cheval, ainsi que leur escorte. Car tout ce qui était de l'ordre civil, préfets, maires, magistrats, sénateurs, députés, tribuns, académiciens, etc., formait une immense infanterie qui, au travers des flots d'une poussière torride, arriva comme une déroute à 1 Hôtel des Invalides. Enfin, après un peu de repos dans les vastes salles, on se rendit à l'église qui s'appelait, bien justement ce jour-là, le temple de Mars.

MODES DE 1800.

Robe à queue, capote en crêpe. Enfant en mamelouk. (D'après le Costume parisien de l'an VIII.)

Tout ce que Paris renfermait de plus distingué en hommes et en femmes s'y trouvait placé dans de magnifiques tribunes, parmi lesquelles figurait d'une manière splendide celle du corps diplomatique. Par un ordre admirable, toute la foule officielle, toute cette infanterie plus ou moins brodée qui avait rempli les places Vendôme et de la Concorde, se trouva merveilleusement placée. Le ministre Lucien prononça un magnifique discours, entre deux intermèdes de musique, dont l'un, chanté par la belle Grassini et Bianchi, célébra la victoire qui avait délivré l'Italie; l'autre, intitulé Chant du 25 messidor (14 juillet), était une très belle, très républicaine et très héroïque cantate dont Fontanes, le panégyriste de Washington et de Bonaparte, avait composé les paroles, et Méhul la musique. Un grand banquet, présidé par le premier consul, succéda à la solennité du temple de Mars. Il y prononça, d'une voix forte, ce toast profondément républicain: Au quatorze juillet et au peuple français notre souverain! et on y répondit par: Vive le premier consul!

Le quatrième acte de cette grande solennité se passa encore plus en famille, et le théâtre en fut le Champ de Mars, depuis longtemps envahi par la population de Paris et les gardes nationaux, sauf un espace réservé, occupé par la garde à pied et à cheval, toute pavoisée de drapeaux conquis à Marengo, d'où elle était arrivée la veille en vingtneuf jours de marche, avec ses beaux uniformes déchirés et ses beaux visages bronzés par le soleil,

la fatigue et la victoire. Alors, le ministre de la guerre présenta à Bonaparte ces drapeaux qu'il connaissait si bien. Mais alors aussi la foule impatiente de voir de près ces drapeaux, et ces braves de la garde, et ces généraux et officiers de la grande bataille, se précipita comme une avalanche vers les héros de Marengo et s'empara, victorieuse à son tour, du cirque où les jeux allaient commencer. Du grand balcon de l'École militaire, le premier consul vit cette irruption invincible et ordonna la remise des jeux à un autre jour.

Le soir, Paris parut tout en feu. Les orchestres étaient partout aux lieux aimés de la population, et un brillant feu d'artifice, allégorique de la victoire, tiré sur le pont de la Concorde, termina la solennité.

Le ministre de l'intérieur avait voulu donner au peuple des Jeux Olympiques. Mais nous étions plutôt des Romains que des Grecs; César était là, et l'on se rabattit sur les jeux du cirque. En revanche, rien n'y fut oublié de ce qui pouvait mêler le plus bizarrement le passé et le présent, en mariant hardiment les usages de l'ancienne Rome aux modes toutes modernes de l'actualité française et britannique. Le décadi après le 14 juillet, le Champ de Mars servit de lice à trois luttes différentes, au milieu de cette affluence qui étonne toujours les Parisiens eux-mêmes. La première lutte fut la course à pied; la seconde, la course à cheval: la troisième, la course en chars. Ces chars étaient extérieurement construits et décorés d'après les

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