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cette thèse, ils ont essayé de démontrer qu'il ne pouvait leur être opposé par l'Administration parce qu'il était à son égard res inter alios judicata.

Enfin, ils ont soutenu qu'ils ne pouvaient, en tout état de cause, être condamnés au payement des demi-droits en sus réclamés, attendu que la déclaration qu'ils avaient souscrite à Paris était régulière.

L'Administration a combattu cette argumentation dans deux mémoires signifiés les 9 février et 22 avril 1897.

Elle a établi, d'une part, que M. Sazias ayant eu, en fait, la jouissance de l'objet du legs pendant toute sa vie, doit être assimilé, en droit fiscal, à un véritable usufruitier. Elle a invoqué à cet égard la jurisprudence qui a prévalu en matière de legs payable au décès du légataire universel ou de l'héritier, et d'après laquelle ce légataire ou cet héritier doit être considéré comme nanti d'un véritable usufruit pour lequel il doit l'impôt (Cass., 21 juin 1869, S. 70. 1. 40). Elle a fait observer, d'autre part, que ce mode de procéder est entièrement favorable, dans l'espèce, aux contribuables. Si M.Sazias ne doit pas être envisagé comme un véritable usufruitier, il n'est dû, sans doute, aucun droit supplémentaire au décès de M. Piot d'Anneville; par contre, les mutations qui se sont produites du chef de MM. Jean-Baptiste et Antoine Bessard et de leurs successibles devront être imposées comme des transmissions de pleine propriété. Le montant des droits exigibles, dans l'opinion des opposants, se trouverait donc, en définitive, de beaucoup supérieur à celui qui leur a été effectivement réclamé.

Elle a démontré ensuite que c'est uniquement, comme l'a admis la Cour de Paris, à raison de la condition résolutoire dont le legs fait à M. Sazias était affecté, et non en vertu d'une institution sous condition suspensive, que les consorts Bessard ont recueilli la somme de 200.000 fr.

Elle a, en dernier lieu, justifié la réclamation des demi-droits en sus, en établissant qu'à raison de la situation des biens sur lesquels le legs résolu avait été imputé au décès de M. Piot d'Anneville et du lieu de l'ouverture des successions de MM. Antoine et Jean-Baptiste Bessard et de leurs successibles décédés, c'était le receveur du bureau de Tournus qui était seul compétent pour recevoir les déclarations complémentaires qui devaient être souscrites.

Sur ce débat contradictoire, le tribunal de Màcon a rendu, le 18 janvier 1898, un jugement ainsi conçu :

Sur le premier chef de réclamation :

Attendu qu'aux termes de l'art. 578, C. civ., l'usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance;

Attendu que par la clause de son testament prérappelé Piot d'Anneville

a légué à Sazias une somme de 200.000 fr., ou plutôt des immeubles représentant une valeur de 200.000 fr. ;

Attendu que dans cette disposition rien n'autorise à penser que le testateur n'a légué qu'un simple usufruit, mais qu'il est certain, au contraire, que le légataire avait le droit d'aliéner les biens qui lui ont été délivrés en payement de son legs, sans être assujetti à aucune des obligations que la loi impose essentiellement aux usufruitiers; que c'est donc bien une pleine propriété qui lui a été transmise et que le système de la Régie sur ce premier point est contraire aux principes du droit civil et ne saurait être accueilli ;

Sur les deuxième et troisième chefs:

Attendu que c'est uniquement au moyen d'une fiction que l'administration de l'Enregistrement replace les biens légués dans le patrimoine de Piot d'Anneville par suite de la réalisation de l'événement qu'il avait prévu : Attendu que les prétendues mutations successives alléguées par la Régie n'ont pas eu lieu réellement et que les auteurs des opposants n'ont jamais recueilli un droit certain d'une nature imposable ou appréciable en argent;

Attendu que la thèse soutenue par la Régie consiste à dire que Sazias n'était qu'un légataire sous condition résolutoire et que l'accomplissement de cette condition a pour effet juridique de remettre les choses au même état que si l'obligation n'avait pas existé ;

Mais attendu que toute condition résolutoire comporte, par réciprocité, une condition suspensive; que si la Régie admet que Sazias était institué sous une condition résolutoire, elle doit admettre, par voie de conséquence, que les héritiers naturels du testateur étaient implicitement institués légataires des mêmes biens sous condition suspensive; que, dans ce cas, le legs conditionnel ne s'est ouvert pour les consorts Bessard et n'est devenu transmissible qu'au moment où la condition s'est réalisée, c'est-à-dire au décès de Sazias;

Attendu que les considérations sur lesquelles s'est appuyée la Cour de Paris n'avaient pas pour objet de trancher une difficulté fiscale; qu'au sur plus, cette décision ne peut nuire ni préjudicier aux opposants comme n'ayant pas été rendue entre les mèmes personnes ;

Attendu que si les prétentions de la Régie étaient admises, il pourrait arriver, en supposant des décès intermédiaires plus nombreux, que la valeur d'un legs tout entière soit absorbée par le fisc, bien qu'une seule personne ait eu le domaine utile de la chose léguée, ce qui serait contraire à toute justice;

Attendu que la loi de frimaire an VII a déterminé quels sont les biens meubles et immeubles susceptibles d'un impôt de transmission et que toute loi fiscale doit être entendue dans un sens limitatif et, en cas de doute, favorable aux contribuables;

Attendu que l'exigibilité d'un droit simple étant repoussée par le tribunal, la réclamation du demi-droit en sus doit suivre le sort du principal; Attendu que l'intervention d'un avoué étant facultative, les frais qui peuvent en être la conséquence doivent demeurer à la charge exclusive de celle des parties qui les a faits;

Attendu que la partie qui succombe doit supporter les dépens;
Par ces motifs,

Le tribunal, jugeant en dernier ressort et contradictoirement, M. le procureur de la République ayant été entendu en ses conclusions, déboute l'Administration de sa demande introduite contre les consorts Bessard, prononce l'annulation de la contrainte et la condamne aux dépens sauf ceux

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entraînés par la constitution d'avoué faite par les opposants, lesquels deineureront à leur charge personnellement.

La Direction générale a adhéré au chef du jugement rejetant sa prétention de considérer M. Sazias comme ayant eu seulement, en fait, l'usufruit de la somme à lui léguée. Elle a déféré cette décision à la Cour de cassation sur les autres chefs pour :

Violation des art. 1179 et 1183 du C. civ. et 4 de la loi du 22 frimaire an VII, en ce que le jugement attaqué a décidé à tort que lorsqu'un testateur a légué, à titre particulier, une somme déterminée, sous la condition que cette somme fera retour à ses héritiers naturels, si le légataire meurt sans enfants, l'Administration n'est pas fondée, lors de l'accomplissement de la condition résolutoire ainsi prévue, à réclamer le droit de mutation par décès sur ladite somme, à raison des transmissions qui se sont opérées rétroactivement, tant au décès du testateur qu'au décès des héritiers qui ont été successivement appelés à recueillir le bénéfice du legs résolu.

Elle a développé les moyens à l'appui de ce pourvoi dans un mémoire dont les arguments sont résumés dans l'étude ci-après de M. Naquet.

M. le conseiller Voisin a conclu, dans son rapport, au rejet du pourvoi.

Après avoir exposé les faits et analysé les arguments invoqués par la Direction générale à l'appui de son pourvoi, l'éminent magistrat s'est exprimé en ces termes:

OBSERVATIONS.

Vous penserez peut-être avec nous, Messieurs, que la thèse du jugement attaqué est seule exacte en droit et que les prétentions de la Régie ne peuvent recevoir de votre part aucune consécration.

En quelques mots nous allons résumer devant vous les faits de la causeet de cet examen des faits ressortira rapidement l'évidence, nous le croyons du moins, de l'erreur du mémoire.

En 1832, décède un sieur Piot d'Anneville, laissant pour héritiers légitimes, ses neveux, Jean-Baptiste et Antoine Bessard.

Jean-Baptiste Bessard est son légataire universel; un sieur Jean-BaptisteEugène Sazias, non parent, est son légataire particulier pour une somme de 200.000 fr.; mais il est dit dans son testament que cette somme fera retour à ses héritiers naturels, si ce légataire particulier meurt sans enfants.

Rien n'est plus simple; si le sieur Sazias meurt sans enfants, si l'éventualité prévue par le testament pour le retour de la somme de 200.000 fr. à ses héritiers naturels se réalise, et, si elle se réalise, du vivant des sieursJean-Baptiste et Antoine Bessard, héritiers naturels au moment du décès du testateur, ce sont eux qui profiteront du legs qui avait été fait au sieur Sazias sous condition résolutoire, parce que ce sont eux qui, à ce moment, nantis de la succession, auront représenté le défunt.

Mais les choses ne se sont pas passées ainsi; le sieur Sazias est, il est vrai, décédé sans enfants, d'où la conséquence que les 200.000 fr. ont dû

revenir aux héritiers naturels du testateur, seulement il est décédé 58 ans après que la délivrance de son legs lui avait été faite alors que les héritiers naturels vivants au moment du décès de M. Piot d'Anneville étaient décédés eux-mêmes, alors que ceux-ci avaient eu eux-mêmes des héritiers, et que les héritiers des premiers héritiers naturels, décédés à leur tour, avaient eu aussi leur succession ouverte.

Et c'est dans ces conditions de fait que la Régie émet la prétention, incroyable à notre sens, d'obtenir un droit de mutalion par décès sur ladite somme autant de fois qu'il s'est ouvert une succession depuis la mort de M. Piot d'Anneville.

Le sieur Sazias meurt sans enfants en 1890,dit la Régie, il était légataire sous condition résolutoire, l'accomplissement de la condition a eu pour effet juridique de remettre les choses au même état que si le legs n'avait jamais existé, donc les 200.000 fr. sont censés avoir toujours été dans la succession du testateur, donc ils y sont depuis son décès, à la date du 18 mai 1832, donc les successions successives de Jean-Baptiste Bessard et Antoine Bessard, de Jean-François Bessard, de Jean-François-Joseph Bessard et de la dame Jeanne Passaut ont dû et doivent le droit de mutation par décès.

Avec un tel système, comme le fait remarquer le jugement attaqué, les auteurs des opposants, consorts Bessard, héritiers ou représentants des divers défunts susdésignés, n'ont jamais eu le domaine utile de la chose léguée, et cependant ils devraient être considérés comme en ayant joui et profité; c'est une thèse que la raison n'accepte pas et qui vous semblera peut-être contraire aux principes du droit sur la matière.

Le jugement attaqué les pose d'une façon très exacte quand, après avoir reconnu que Sazias était bien un légataire sous condition résolutoire, il s'exprime ainsi : «.. Attendu que toute condition résolutoire comporte par réciprocité une condition suspensive; que si la Régie admet que Sazias était institué sous condition résolutoire, elle doit admettre, par voie de con. séquence, que les héritiers naturels du testateur étaient implicitement institués légataires des mêmes biens sous condition suspensive; que, dans ce cas, le legs conditionnel ne s'est ouvert pour les consorts Bessard et n'est devenu transmissible qu'au moment où la condition s'est réalisée, c'està-dire au décès de Sazias ».

Les sieurs Jean-Baptiste Bessard et Antoine Bessard, héritiers naturels, vivants au moment de la mort du testateur, sont décédés en 1868 et 1872, alors que le légataire particulier Sazias jouissait pleinement de son legs, alors qu'on ne pouvait pas savoir s'il aurait ou n'aurait pas d'enfants, alors que la condition mise au retour de la somme de 200.000 fr. aux héritiers naturels n'était pas accomplie, alors que les sieurs Jean-Baptiste et Antoine Bessard en attendaient vainement la réalisation en vertu de leur droit soumis à une condition suspensive inverse de la condition résolutoire à laquelle était soumis ce legs Sazias; aucun droit n'a pu, en conséquence, prendre naissance au profit du Trésor jusqu'en 1872.

Il en a été de même jusqu'en 1879 pour la succession de Jean-François Bessard, jusqu'en 1886 pour celle de Jean-François-Joseph Bessard, jusqu'en 1889 pour celle de Mme veuve Jean-François Bessard; aucun de ces héritiers successifs n'a profité du legs, la condition ne s'est pas réalisée de leur vivant, et aucun droit de mutation par décès n'a pu prendre naissance au profit de la Régie, par cette raison décisive qu'aucune mutation n'a eu lieu; nous ne sommes pas ici dans la matière du droit d'ac croissement, où certaines associations se perpétuant et échappant ainsi au paiement des droits de mutation par décès payent le droit, à chaque décès

de leurs membres, quoique l'accroissement à chaque décès soit fictif; nous sommes en matière de droit commun, et pour qu'une perception de droit de mutation par décès puisse se faire, il faut qu'il y ait eu une mutation réelle; ce qui n'a pas eu lieu, dans l'espèce, de successions en successions pour les héritiers successifs susdésignés; aussi est-ce avec raison que, sur ce point spécial, le jugement attaqué s'exprime de la manière

suivante :

Attendu que c'est au moyen d'une fiction que l'administration de l'Enregistrement replace les biens légués dans le patrimoine de Piot d'Anneville par suite de la réalisation de l'événement qu'il avait prévu; que les prétendues mutations successives alléguées par la Régie n'ont pas eu lieu réellement et que les auteurs des opposants n'ont jamais recueilli un droit certain d'une nature imposable ou appréciable en argent... »

Rien n'est plus exact et, juridiquement parlant, rien n'est mieux apprécié. Pour les héritiers successifs qui n'ont pas vu se réaliser la condition mise par le testateur au retour à ses héritiers naturels de la somme de 200.000 fr., qui sont décédés avant l'accomplissement de cette condition, la somme de 200.000 fr. n'est absolument rien; elle aurait eu une valeur de 200.000 fr. si la condition s'était réalisée de leur vivant; elle n'en a eu absolument aucune pour eux du moment que, pendant leur existence tout entière, c'est le légataire particulier qui en a eu la pleine propriété. Ceux-là seuls deviennent débiteurs des droits qui représentent les hérifiers naturels au moment où la condition résolutoire se réalise, et, dans l'espèce, nous savons par l'arrêt de la Cour de Paris du 31 janvier 1895 que les représentants de Jean-Baptiste et Antoine Bessard, au moment où la condition s'est réalisée, étaient Alexis et Alfred-Antoine Bessard ainsi que les dames Chaudenet, Chabé et Lalouet, actuellement défendeurs au pourvoi.

Mais, dit le mémoire, on doit considérer comme biens rentrés dans l'hérédité ceux dont les héritiers ont repris la possession à la suite de l'accomplissement de la condition résolutoire dont le défunt avait affecté leur aliénation. Sans doute, et nous n'y contredisons pas, mais ce sont les héritiers mêmes qui reprennent possession en fait qui sont passibles des droits de mutation par décès à payer, s'il y a lieu, mais non les héritiers antérieurs qui sont décédés depuis de longues années.

D'ailleurs, dans l'espèce, et conformément aux principes que la Cour de cassation a posés (Ch. civile, 9 août 1871, J. P. 1871, p. 216, MM. Devienne, 1er prés. ; Pont, rap. ; Blanche, 1or av. gén.), c'était le légataire, Sazias, légataire sous condition résolutoire, qui devait souscrire la déclaration des biens qui lui étaient attribués et qui devait payer le droit de mutation par décès dans les six mois du décès du testateur, et, la condition résolutoire venant à se réaliser, il ne s'est opéré qu'une seule mutation et il ne pouvait être perçu qu'un seul droit : « Lorsque, dit M. Garnier, V. Succession, 6e édition, no 16502 § 5, la propriété d'un objet a été léguée à une personne sous condition résolutoire et à une autre sous condition suspensive, il ne s'opère néanmoins qu'une seule mutation et il ne peut être perçu qu'un seul droit; on l'exige d'abord du légataire saisi sous condition résolutoire, puisque c'est lui qui en est d'abord propriétaire; lorsque la résolution s'opère et que la propriété se consolide sur la tête du légataire sous condition suspensive, ce légataire ne devient débiteur que de l'excédent de droit qui peut être exigible, imputation faite de la somme payée par le premier sur celle due par le deuxième ».

Or, dans le système de la Régie ce ne serait pas un seul droit qui devrait être perçu, ce seraient des droits successifs sur la somme de 200.000 fr., à raison des transmissions qui se seraient opérées rétroactivement, tant au

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