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avait formé. Révolté à l'idée d'un crime aussi lâche qu'inutile, Fichte n'eut pas beaucoup de peine à convaincre le jeune homme de la folie et de l'immoralité de ce plan. Ensuite il courut lui-même chez le ministre de la police pour lui révéler le complot. On résolut d'éloigner le chef de la conspiration et quelques-uns des membres les plus exaltés. Du reste, la punition n'aurait pu manquer de suivre immédiatement ce coup de main irréfléchi. Le corps d'armée du vice-roi d'Italie était encore en avant sur l'Oder, et se jetant sur Berlin, il aurait tiré de la ville la vengeance la plus éclatante et la plus juste. C'est ainsi que Fichte, par sa prudence et son patriotisme éclairé, sut sauver la capitale de son pays du plus affreux malheur. Cependant les hostilités avaient recommencé, et les batailles de Grossbeeren et de Dennewitz détournèrent le danger qui menaçait Berlin; mais les sanglans combats livrés dans le voisinage de la ville avaient entassé les malades dans les hôpitaux, et les établissemens publics ne pouvaient plus suffire. Les autorités, par la voie des journaux, ouvrirent une souscription et demandèrent, pour les malades, les soins des femmes. Triomphant de la douleur et de la répugnance que devait inspirer l'aspect de tant de malheureux mutilés par le fer et couverts des blessures les plus hideuses, la femme de Fichte fut une des premières qui, du consentement de son mari, s'offrit à remplir ce devoir, et bientôt cette occupation devint pour elle une vocation sainte à laquelle elle se dévoua au prix de tous les sacrifices. Après cinq mois de soins, elle fut attaquée d'une fièvre tiphoïde, et sa maladie ne tarda pas à prendre un caractère de malignité tel qu'elle ne laissait plus aucun espoir. Brisé par la douleur, Fichte puisait néanmoins dans son ame assez de force pour continuer ses leçons; il parlait pendant deux heures sans que personne pût soupçonner qu'il venait de quitter le lit de mort d'une épouse chérie. Une crise heureuse se manifesta enfin, et l'épouse de Fichte fut sauvée; mais au moment où celui-ci, ivre de joie, la pressait contre son cœur, luimême puisa sur ses lèvres le germe de la maladie qui venait de l'épargner, et il y succomba le 28 janvier 1814, à l'âge de cinquantedeux ans. Les derniers momens de sa vie furent remplis par ce besoin d'action et cet amour ardent de la patrie qui l'avaient animé dans toute sa carrière. Pendant son délire, qui ne lui laissait que très peu d'instans lucides, il se figurait livrer des combats et en sortir victorieux. Au moment où la mort vint le saisir, il voulait mettre la dernière main à la doctrine qui avait occupé toute son existence et lui donner (ce sont ses propres expressions) une clarté telle qu'un

enfant pourrait la comprendre. Ensuite son intention était de ne plus rien écrire et d'employer le reste de sa vie à former des jeunes gens qui pussent répandre le véritable esprit philosophique.

Nous avons visité avec attendrissement le dernier asile où repose ce héros de la liberté humaine, et en lisant ce verset de Daniel gravé sur sa modeste tombe: Qui autem docti fuerint fulgebunt quasi splendor firmamenti et qui ad justitiam erudiunt multos quasi stellæ in perpetuas æternitates; nous nous sommes reporté par la pensée vers ces temps où l'on réunissait sous une dénomination commune la science et la vertu. Sans vouloir diminuer en rien la gloire de notre siècle, nous devons avouer cependant que ce qui lui manque en général, ce sont ces convictions fortes qui font taire tous les calculs de l'égoïsme, cette foi en la vérité qui se révèle par les œuvres. De là naît une anomalie singulière et malheureusement trop commune c'est qu'on est toujours prêt à concevoir de soi une haute opinion et toujours prêt cependant à douter de soi-même lorsqu'il faut triompher de quelque obstacle. Puisse l'exemple de Fichte réveiller, ne fût-ce que chez quelques hommes, cette conscience de la liberté que nous laissons trop s'affaiblir dans nos ames, et servir de commentaire vivant à cette maxime, la plus belle peutêtre qui soit jamais sortie de la bouche d'un sage: «Fais ce que dois, advienne que pourra. »

LOUIS PREVOST.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

RÉCEPTION DE M. LE COMTE DE SAINTE-AULAIRE.

Quand la mort passe sur l'Académie française, elle passe brusquement, comme fait la foudre dans une forêt de vieux arbres, renversant tout ce qui se présente sur son passage, le vieux chêne, le peuplier d'Italie, le saule pleureur, le bouleau inoffensif. Tout à l'heure encore la forêt était pleine de mystères et de silences, le voyageur fatigué se reposait, et quelquefois même s'endormait à son ombre. Il y avait dans ce pêle-mêle des têtes touffues et des têtes pelées, d'aimables petits sentiers tout couverts de mousse, à travers lesquels la promenade était facile; quand soudain le ciel se couvre de nuage, la tempête éclate, le vent redouble ses efforts, dans l'épaisse forêt tout est bouleversé. Entendez-vous ces craquemens plaintifs? Voyez-vous ces immenses éclaircies où pénètre le jour? C'en est fait des plus vieux arbres, du chêne altier, du saule poétique, de l'ormeau, l'honneur des forêts; à la place d'un bois, vous avez un taillis. Voyageur curieux, repassez dans huit jours, et vous retrouverez votre forêt au grand complet.

C'est ainsi que depuis tantôt une année l'Académie française, que la mort avait long-temps oubliée, et qui répétait bien bas le chut! de M. de Fontenelle, ce rare esprit qu'elle n'a pas remplacé, s'est vue attaquée par les plus soudaines et les plus vives secousses. Ils sont morts les uns et les autres, ceux qui devaient mourir, à huit jours de distance; ils sont sortis de cette docte enceinte un peu comme ils y étaient entrés, au hasard, le prosateur coudoyant le poète, le philosophe accostant l'historien, le grand seigneur prenant le pas sur l'homme du peuple, le révolutionnaire littéraire, ces Cromwel d'un instant, donnant le bras aux retardataires de l'empire : à cette heure, le vent de la destruction souffle encore, prenez garde; courbez la tête! ce vent funeste vient encore d'emporter un des quarante immortels, il n'y a pas huit jours. Pauvre gloire humaine! Quand on pense que c'est pourtant là le but des belles lettres, j'ai presque dit leur but unique! quand on pense que pour arriver à s'asseoir sur un fauteuil, à entendre sa propre louange face à face, à recevoir enfin les honneurs funèbres presque gratis sur une retenue que l'on vous fait dès le premier jour de votre traitement de quinze cents livres, quand on pense que les plus fermes esprits sont inconsolables lorsque cette gloire vient à leur manquer, et que Benjamin Constant en est mort au plus fort de l'enivrement de la révolution de juillet, alors on est bien près de se dire: Ce que c'est que de nous! O vanité! Et cependant, le public qui s'inquiète de ces cérémonies littéraires,-public restreint s'il en fut,-deux cents femmes, autant d'hommes faits, deux cents vieillards, vingt-cinq ou trente jeunes filles, et puis c'est le bout du monde; - ce public-là, perdu dans les trente-deux millions d'hommes qui ne savent pas au juste ce que c'est qu'une académie, n'a pas plus tôt écouté un nouveau discours, admiré un habit vert tout battant neuf, qu'aussitôt il se retourne vers les immortels, les interrogeant du regard les uns et les autres, et comme s'il avait l'air de leur demander: Maintenant, qui de vous va mourir?

Parmi les révolutions si récentes et si nombreuses de l'Académie française, au plus fort de l'envahissement du vaudeville qui menaçait de tout envahir à la suite de M. Scribe et de M. Ancelot, après le scandale bien vite oublié de l'élection de M. Flourens; après le mouvement, disons mieux, après l'émotion apportée là par M. Victor Hugo, émotion déjà effacée, mouvement d'un instant, curiosité passagère; après le discours de M. le comte Molé, discours presque littéraire à force de goût, de bonne grace et de bonne humeur, et en

attendant l'éloquence de M. Ancelot appelé à faire l'éloge d'un idéologue tout puissant, idéologue catholique, apostolique et romain, et même sans attendre l'oraison funèbre de M. de Cessac, mort hier, le discours de M. de Sainte-Aulaire devait être le bien-venu par toutes les raisons qui font agréer un discours à l'Académie. En effet le nouveau venu, si bienveillant, si beau diseur, réunissait à un degré très satisfaisant toutes les qualités diverses dont se composent messieurs les membres de l'Académie française. Il avait pour lui l'hérédité, car il descend en droite ligne de M. le marquis Sainte-Aulaire, cet heureux soldat qui se trouva un poète à l'âge de soixante ans, à l'instant même où son bras fatigué refusait de porter l'épée : il avait pour lui la politique, car il appartient à cette école diplomatique dont M. de Talleyrand est le chef, école mitigée par toute la bonne foi, la loyauté et l'abandon que peut se permettre la diplomatie moderne; il avait pour lui enfin même les belles-lettres, puisqu'en effet l'Histoire de la Fronde est, sinon une histoire tout-à-fait, du moins un livre sérieux, un de ces livres qui vont tout droit à l'Institut, tant ils sont remplis d'ingénieuses antithèses, de spirituels paradoxes; tant ils sont écrits avec une recherche élégante et facile; ajoutez que M. de Sainte-Aulaire avait encore pour lui le nom et les bonnes apparences d'un gentilhomme, ce qui n'a jamais rien gâté nulle part, mais surtout à l'Académie française, où les vieux noms de la France seront toujours les bien-venus, comme les représentans légitimes de l'élégance et de l'atticisme de nos pères. Et en ceci, il nous semble que l'Académie raisonne à merveille quand elle dit aux gentilshommes qui composent son blason: - Vous n'êtes pas toujours de grands écrivains, mais qu'importe? S'il y avait jamais quarante grands écrivains réunis quelque part, l'art d'écrire ne serait pas le plus difficile de tous les arts. Mais en revanche, vous êtes des gens bien élevés, vous avez passé votre vie dans le plus beau monde; si vous n'êtes pas des écrivains, vous êtes d'habiles et ingénieux causeurs: donc soyez des nôtres; la langue française n'est pas seulement une langue écrite, c'est encore, c'est avant tout une langue parlée : soyez des nôtres; vous nous apprendrez comment on parle aux rois, aux empereurs, aux diplomates, aux honnêtes femmes bien élevées; vous nous apprendrez cet art perdu de la conversation qui fut si long-temps la plus rapide de nos conquêtes, notre conquête universelle : soyez des nôtres, justement parce que vous n'avez pas fait, comme nous, des livres qu'on ne lit plus, des tragédies qu'on ne joue plus, des utopies dont on ne sait pas le premier mot: soyez des nôtres, pour que,

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