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CHAPITRE II.

LA POLITIQUE DANS LES FINANCES.

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LOIS DE FINANCES (1). — Réforme de l'impôt du sel, discussion, caractère politique du vote, précipitation malheureuse, l'épreuve des trois lectures jugée nécessaire. - Jugement du vote par le pays. Sels étrangers, droit prohibitif, enquête parlementaire. - Projets d'impôts nouveaux, revenu mobilier, exemption de l'agriculture, réclamations du commerce et de l'industrie, chambre de commerce de Lille, critique du projet, M. Passy le retire. Projet d'impôt sur les successions et les donations, projet primitif de M. Goudchaux, l'impôt progressif et le communisme, la propriété personnelle et la propriété héréditaire, amendements de la commission, M. Billault et M. Passy, tactique transparente, faut-il désarmer la France? seconde délibération. Douanes, révision des valeurs. Projet de taxe sur les biens de main-morte. Conséquences financières de la Révolution de Février, crédits irréguliers, liquidation des ateliers nationaux.- Esquisse du budget. -Conspiration financière, propositions dirigées contre le cabinet, examen du budget par une commission, proposition de M. Billault pour le règlement du budget des recettes avant le budget des dépenses, vote sur l'urgence.

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On se rappelle qu'au moment où la monarchie de Juillet avait disparu sous les ruines de la vieille société française, le Gouvernement allait réaliser progressivement et sans efforts une des réformes matérielles les plus désirables, celle de l'impôt sur le sel. Le. 3 janvier 1848, M. Dumon, ministre des Finances, avait présenté un projet réduisant le prix du sel à 30 centimes par kilogramme.

(1) Le nombre et la diversité singulière des projets de loi, propositions, interpellations et incidents qui ont occupé cette année la législature, nous a, plus encore qu'à l'ordinaire, imposé l'obligation d'un ordre artificiel mais inévitable. Une Chambre unique, divisée en comités nombreux, en sous-comités et en commissions, a pu, à toutes les heures de son existence, diviser ses travaux et partager ses efforts sur cent objets différents. L'analyse ne peut, sous peine de con

Pendant les dix mois d'agitation profonde qui avaient suivi la Révolution de Février, aucun des gouvernements qui s'étaient succédé n'avait jugé opportune la réduction, encore moins l'abolition de cet impôt. Si, en effet, le Gouvernement provisoire l'avait sérieusement voulue, s'il y avait vu autre chose qu'une flatterie d'un moment adressée aux classes pauvres, il eût décrété l'abolition de l'impôt à partir du 1er juillet 1848. Le décret qui porta abolition de l'impôt à partir du 1er janvier 1849, et cela à la veille des élections du mois d'avril, ne fut évidemment qu'une manœuvre électorale. Le gouvernement qui se retirait devant le résultat du scrutin du 10 décembre, n'avait pas voulu cette réforme d'une manière plus sérieuse: autrement, il eût, lui aussi, proposé un terme plus rapproché, et non pas le 1er avril 1850.

L'Assemblée nationale fut saisie, le 27 décembre, de la discussion des différents projets relatifs à l'impôt du sel. Un premier projet, présenté le 28 août par M. Goudchaux, rapportait le décret du Gouvernement provisoire, en date du 15 avril, et ordonnait que la taxe actuelle continuerait à être perçue. Un second projet, présenté par M. Trouvé-Chauvel, le 23 novembre, portait qu'à partir du 1er avril 1850, l'impôt du sel serait réduit des deux tiers. Enfin, M. Lagarde, rapporteur d'une commission spéciale, présentait cette disposition principale : « A partir du 1er juillet 1849, l'impôt du sel est réduit à 10 centimes par kilogramme. »

Le principal argument de M. Passy contre la réduction fut tiré de la situation financière. Pouvait-on porter une pareille atteinte au Trésor dans un moment où la fortune publique était encore menacée par des déficits trop réels? Jamais, même aux jours de la plus grande prospérité, on n'avait vu le budget des recettes atteindre 1 milliard 400 millions; dans le dernier projet de budget. présenté par le gouvernement de Juillet, il ne s'élevait qu'à un milliard 370 millions, chiffre auquel on n'était jamais parvenu.

fusion, reproduire les complications de ces travaux divers et parallèles. On ne s'étonnera donc pas si des discussions de natures opposées se rencontrent et se commandent quelquefois dans notre résumé, ou si des projets financiers, administratifs ou purement politiques se dédoublent dans notre récit, bien qu'ils aient été réunis dans les émotions et dans les débats de l'Assemblée con stituante.

Il ne serait que de 1 milliard 200 millions en 1848, si l'on défalquait le produit des 45 centimes. Il faudrait s'estimer heureux s'il atteignait un milliard 300 millions en 1849, en supposant qu'on n'imposât pas au pays la charge d'impôts nouveaux. Quel était, au contraire, le budget des dépenses? Le dernier, celui qui finissait avec l'année, dépassait 1 milliard 800 millions. Celui qui avait été présenté récemment par M. Trouvé-Chauvel allait à un milliard 600 millions. Ainsi, on avait d'un côté 1 milliard 300 millions de ressources régulières fournies par l'impôt; de l'autre, des charges obligées pour une somme de 1 milliard 600 ou 700 millions. Et c'est ce moment qu'on choisissait pour diminuer les ressources! On allait terminer l'exercice de 1848 avec un déficit de 250 millions, et commencer celui de 1849 avec un déficit de 200. Et on parlait de réduire un impôt qui fournissait 70 millions au Trésor, et de faire de gaîté de cœur l'abandon des deux tiers de son produit.

La Chambre commença par repousser, à la majorité de 417 voix contre 356, un amendement de M. Saint-Romme, portant que le décret du 15 avril conserverait sa force première, c'est-àdire que l'impôt du sel serait entièrement aboli à partir du 1*r janvier 1849. Elle adopta ensuite l'art. 1er du projet de la commission, qui abrogeait ce décret (27 décembre).

Restait le projet de la commission, contenu dans l'article 2. M. Anglade vint l'aggraver encore par un amendement qui fixait au 1er janvier 1849 la réduction des deux tiers. Le scrutin de division qui eut lieu sur cet amendement donna une majorité de 403 voix contre 360. Une disposition relative au droit différentiel acquitté par les sels étrangers ayant été votée ensuite, nonobstant l'opposition des représentants de l'Ouest, un nouveau vote sur l'ensemble de la loi modifia le résultat définitif; néanmoins la réduction fut encore votée au scrutin secret par 372 voix contre 363.

Ou pensa qu'il fallait attribuer à ce vote un caractère politique, et que la majorité avait voulu faire ainsi un acte d'hostilité contre le nouveau Gouvernement. Peut-être quelques-uns de ceux qui avaient ainsi porté un coup terrible aux finances du pays avaientils été conduits par la pensée secrète de se donner une popula

rité facile aux dépens du Gouvernement, aux dépens des intérêts véritables de la France. Quoi qu'il en soit, ce vote imprudent n'était-il pas une preuve nouvelle des dangers d'une Chambre unique et des erreurs difficilement réparables d'un pouvoir législatif sans contrepoids? (28 décembre.) Dans l'état actuel des choses, l'Assemblée se trouvait engagée par un premier vote et ne pouvait rien changer à ses propres décisions. Le droit de veto du Président n'était pas applicable à l'Assemblée constituante. Il y avait là un péril trop grand pour que l'Assemblée ne cherchât pas, bien qu'un peu tard, à prendre des précautions contre ellemême. Le lendemain de ce vote regrettable, qui enlevait 46 millions au Trésor obéré, un rapport fut fait sur un projet qui devait combler la lacune et mettre en garde l'Assemblée contre la passion et la précipitation des votes. L'art. 41 de la Constitution, relatif au mode de délibération des Assemblées législatives futures, soumettait chaque décision de ces Assemblées, qui ne serait pas prise d'urgence, à l'épreuve de trois lectures successives. La Commission du règlement proposa, le 2 janvier, que l'Assemblée actuelle, qui n'avait plus de Constitution à faire, mais seulement des lois, s'appliquât à elle-même les règles qu'elle avait tracées aux Assemblées à venir, et n'adoptât désormais aucun projet de loi, sauf les cas d'urgence, qu'après trois délibérations, séparées par des intervalles d'au moins cinq jours. La discussion de cette proposition fut tumultueuse, empreinte de passion. Plusieurs membres défendirent la réduction de l'impôt du sel avec aigreur. Toutefois, la proposition fut adoptée.

Le vote sur l'impôt du sel fut considéré par toute la France comme une atteinte portée au crédit, comme une menace d'aggravation pour les autres impôts. La Chambre avait du même coup enlevé au pays 50 millions et la confiance; elle avait frappé les finances publiques par la diminution des ressources et par l'affaiblissement du crédit; elle avait porté un grave préjudice à l'industrie, en faisant renaître le doute et l'inquiétude dans les esprits, au moment où ils s'ouvraient à l'espérance. L'Assemblée, qui comptait sur cette mesure pour rétablir sa popularité ébranlée, s'était, au contraire, aliéné les populations par ce faux calcul. On vit dans ce vote, non-seulement une recherche trop

ardente de popularité aux dépens du budget, mais encore une sorte de disposition à la lutte contre le nouveau Pouvoir.

L'Assemblée eut à revenir, dans les premiers jours de janvier, sur la loi malencontreuse votée le 28 décembre. Ce n'était plus de l'impôt du sel qu'il s'agissait cette fois; la proposition nouvelle avait pour but de relever le tarif adopté à l'importation des sels étrangers dans les ports de l'Océan et de la Manche. Dans la précipitation apportée au vote de la loi sur le sel, une erreur grave avait été commise. On avait méconnu les dispositions qui devaient garantir la production indigène contre la production étrangère; jusqu'ici les sels étrangers avaient été frappés de prohibition. La commission avait proposé de remplacer cette mesure par des droits qui variaient suivant les zones d'importation; ainsi elle avait présenté un tarif de 2 fr. 50 sous pavillon français et de 3 fr. sous pavillon étranger par le littoral de la Manche et de l'Océan; mais l'Assemblée, qui avait adopté le droit de 2 fr. à l'entrée par terre et par les frontières de Belgique, réduisit le droit sur la Méditerranée et l'Océan à 50 centimes et 1 fr. suivant le pavillon.

Or, ce sont les sels anglais qui doivent également venir faire. concurrence aux sels indigènes, soit par la frontière de la Belgique, soit par le littoral de la Manche et de l'Océan. Mais, d'après le système de tarifs adopté par l'Assemblée, ils ne pouvaient entrer qu'au droit de 2 fr. par la frontière de Belgique, tandis qu'ils pouvaient être importés au droit de 50 c. par le littoral; quelle cause assigner à l'excessive inégalité de ces droits sur les mêmes produits ayant la même origine? Il n'y en avait qu'une, la confusion qui avait présidé à la discussion et aux votes.

Aussi, à peine la loi était-elle votée que cinq représentants déposèrent une proposition pour rehausser les droits à l'importation par nos frontières de la Manche et de l'Océan; le comité de l'agriculture, auquel elle fut renvoyée, reconnut qu'en effet le droit de 50 centimes livrerait notre marché intérieur aux sels étrangers et porterait un coup funeste à la production sur nos côtes de l'Ouest; il résulta des recherches, auxquelles il se livra, que le prix du quintal de sel de l'Ouest, rendu à Rouen, pouvait être en moyenne de 5 fr. 58 c., tandis que le prix du sel portugais,

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