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hors de toute proportion avec les prix payés en France et en Belgique; et cependant nulle part la circulation des hommes et des choses n'est plus active qu'en Angleterre.

L'Angleterre, pays de grande industrie, se trouve donc ici dans une situation tout exceptionnelle; elle peut payer des prix de transport très-élevés, parce que le chiffre des fortunes y est généralement fort supérieur à celui des différents pays du continent. Ce qui est cher en France semble bon marché en Angleterre. Ainsi les prix de nos malles-postes se rapprochent beaucoup de ceux des diligences anglaises, et l'on remarque qu'elles font beaucoup de courses à vide. Les entreprises de diligences étaient au contraire très-florissantes en Angleterre avant l'établissement des railways. Le bon marché du transport est en France une condition essentielle; or, pour atteindre au bon marché, il faut, dans toute industrie et surtout dans celle des chemins de fer, économiser sur le pied de revient et éviter par conséquent de dépenser de trop grosses sommes d'argent en frais de construction, de bâtisses, etc. Dans les entreprises de railways l'intérêt du capital d'établissement dépasse presque toujours les frais de la locomotion proprement dite; dans l'intérêt de la masse des voyageurs, on doit donc éviter de l'accroître inutilement; sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, il est bon de satisfaire les besoins réels des masses laborieuses avant les goûts futiles de la classe riche.

En résumé on doit donc se demander jusqu'à quel point la France, qui possède un territoire beaucoup plus vaste que l'Angleterre, qui dispose de beaucoup moins de capitaux, qui aura à transporter une population beaucoup moins riche et conséquemment hors d'état de payer les places aux prix qu'il est nécessaire d'établir lorsque la mise de fonds a été extrêmement forte, on se demande, disons-nous, s'il convient que la France continue à prodiguer inutilement des sommes considérables, parce que certains ingénieurs ont décidé qu'il fallait se tenir scrupuleusement dans la ligne des errements anglais (1), et

(1) Le chemin de fer de Liverpool à Manchester, dont la longueur, y compris le nouveau tunnel qui pénètre au centre même de Liverpool, n'est que de 51 kilomètres et demi (moins de 13 lieues), n'a pas coûté moins de 35,243,522 francs, c'est-à-dire 684,340 francs le kilomètre.

Ce chiffre a été dépassé depuis dans la construction des chemins de

s'il ne conviendrait pas au contraire d'imiter le système belge, et même « de pencher un peu vers le genre de construction des Américains, système qui offre l'inappréciable avantage de coûter de quatre à six fois moins que le système anglais et qui, comme l'atteste l'arbitre suprême de ce monde, l'expérience, n'entraîne pas d'accidents et n'a d'autre défaut que de diminuer un peu la vitesse et d'accroître dans une proportion peu considérable les frais d'exploitation (1). »

Les dépenses considérables auxquelles on se livre dans l'exécution des chemins de fer, et dont nos économistes se plaignent avec raison, tiennent à certaines règles que l'administration des ponts et chaussées regarde comme un devoir de ne jamais dépasser. Parmi elles il en est trois principales qui, par les limites qui leur ont été assignées, augmentent du simple au double les frais de premier établissement. Ces règles sont :

1o Un maximum de pentes qui n'est que le dixième, quelquefois même le vingtième du maximum fixé pour les routes ordinaires. De là la nécessité de combler les vallées et de trancher les montagnes.

2o Un maximum très-élevé pour le rayon de courbure à employer dans les tournants. De là l'obligation de ne tenir aucun compte des difficultés naturelles du sol et encore une fois de combler les vallées et de percer les montagnes, au lieu de se conformer jusqu'à un certain point, et pour autant que pourront le comporter la vitesse et la régularité du service, aux inégalités et aux contours du terrain.

3° L'établissement d'une double voie tout le long du chemin de manière à en avoir une exclusivement réservée aux transports qui vont dans un sens et une seconde pour les convois qui vont en sens contraire.

Certes, ainsi que le fait observer avec raison M. Michel Chevalier, un chemin de fer où il aurait été possible d'observer les règles rigoureuses que nos ingénieurs se sont tracées, un tel chemin de fer vaudrait mieux qu'un autre où on les aurait

Londres à Birmingham et de Manchester à Bolton, dont la dépense par kilomètre s'est élevée pour le premier à 780,000 francs, et pour le second à 945,000 francs (780,000 francs par kilomètre).

(1) M. Michel Chevalier, Intérêts matériels de la France.

enfreintes. Mais deux chemins de 100 lieues chacun, par exemple, lors même qu'ils présenteraient sous le rapport des pentes ou des courbures quelques imperfections, et sous celui de la continuité des deux voies, quelques lacunes, ne valent-ils pas mieux, ne peuvent-ils pas satisfaire à des besoins plus nombreux, qu'un seul chemin de fer de 100 lieues seulement où sur ces trois points on se serait religieusement incliné devant les arrêts de la théorie abstraite. « Respectons profondément les sciences mathématiques, ajoute cet écrivain; consultons-les, c'est une excellente pierre de touche; mais les mathématiques ne peuvent prétendre ni à gouverner, ni même à administrer seules l'Etat; et l'expérience vaut tous les A+B du monde. Si donc l'expérience démontre que la sécurité publique n'a rien à redouter de pentes de 5 millimètres, et que, pour de courts intervalles, on peut sans danger en admettre qui soient de 7 millimètres et plus (1); si elle déclare que l'on peut très-aisėment guider les locomotives sur des courbes dont le rayon n'est que la moitié, le quart ou même le dixième du minimum (2) recommandé par le conseil général des ponts et chaussées, il est certain que l'on peut, sans manquer aux égards dus au savoir de nos ingénieurs, en appeler de leur décision »> (M. Chevalier, Des intérêts matériels en France).

C'est donc en abandonnant les données purement hypothétiques qui ont prévalu jusqu'ici, en interrogeant la pratique plutôt que la théorie, que nous aurons à déterminer s'il ne conviendrait pas d'adopter, pour la construction du vaste réseau voté par les chambres législatives en juin 1842, un

(1) Aux Etats-Unis on rencontre fréquemment sur des chemins de fer desservis par des machines locomotives des pentes de huit à dix millièmes. Il y existe même des pentes doubles où le service se fait également avec des machines locomotives. En Angleterre, sur le chemin de Birmingham à Glocester, il existe dans le même cas une pente de vingtsept millièmes.

(2) Sur les chemins de fer américains on admet généralement des courbes de moins de 300 mètres de rayon, et même de 180 et 120 mètres. Cependant la traversée de ces courbes ne donne lieu à aucun accident. L'action de la force centrifuge qui tend à agir sur le rail extérieur a été contre-balancée par une surélévation convenable de ce rail.

système de construction autre que le système actuel, lequel a le défaut de renfermer l'exécution des chemins de fer dans un cercle commun de conditions d'art rigoureuses qui en font des travaux de luxe excessivement coûteux, d'examiner en un mot:

1o Si nous devons absolument et toujours imposer aux pentes un maximum de 5 ou 3 millimètres et demi par mètre tout au plus.

2o Si nous devons nous interdire l'établissement de rayons de courbure de moins de 1,000 mètres.

3o Si partout et toujours les grandes lignes ont besoin d'avoir deux voies et s'il ne vaudrait pas mieux de les réduire provisoirement à une seule, en construisant cependant les travaux d'art et particulièrement les ponts pour deux voies et en établissant de distance en distance des places de croisement où les deux voies subsisteraient.

Un chapitre spécial sera consacré à l'examen détaillé et approfondi de ces importantes questions.

Mais la question d'art ne constitue qu'une des faces du problème dans lequel se résume la science du tracé des chemins de fer trouver la ligne la mieux appropriée aux intérêts qu'elle est appelée à desservir. Car il est évident qu'en ellemême la construction du chemin n'est assujettie à plus ou moins de perfection que d'après le nombre, l'importance et la nature des transports que pourront fournir les contrées à desservir, et aussi d'après la réciprocité d'influence qui peut exister entre la prospérité du chemin et la richesse publique.

Lorsqu'il s'agit d'établir une ligne de chemin de fer, il est rare qu'il n'existe pas plusieurs directions possibles entre les deux points donnés. Chacune d'entre ces directions possède assez généralement des avantages spéciaux tendant à lui faire obtenir la possession du railway. Généralement aussi les populations établies sur le littoral de ces directions engagent entre elles de vives discussions dans lesquelles elles font valoir leurs titres à la jouissance du bienfait de l'établissement des voies nouvelles. Les chemins de fer donnant lieu à des dépenses considérables et le pays n'ayant qu'un capital limité à affecter à leur création, il est impossible de contenter toutes les exigences les plus légitimes et les mieux fondées peuvent seules

être satisfaites. Les corps législatifs chargés de déterminer les tracés doivent donc n'apprécier qu'au point de vue de l'intérêt du plus grand nombre la question qui leur est soumisè. Cette appréciation constitue l'objet essentiel du tracé général.

Le meilleur choix à faire entre les directions rivales dépend, comme celui des différents systèmes d'établissement de travaux, de la connaissance des éléments d'activité que renferme la contrée à desservir et du revenu probable de l'entreprise, c'està-dire que le but à atteindre est celui d'éviter le plus d'obstacles en satisfaisant le plus grand nombre d'intérêts.

Nous aurons à développer dans le cours de notre premier chapitre les divers éléments sur lesquels se fondent les calcul s destinés à atteindre ce but.

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