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CHAPITRE IV

ORGANISATION D'UN SYSTÈME DE SENTENCES
INDÉTERMINÉES

Il ne suffit pas d'avoir apprécié théoriquement l'idée des sentences indéterminées. Le jugement porté sur une simple formule de pénalité serait sans intérêt si on l'avait séparée du but de répression auquel elle doit s'adapter. Mais cette étude même ne serait pas complète si on ne tentait de réaliser sur le papier l'organisation d'un établissement pénitentiaire fondé sur l'indétermination. Les questions controversées qu'on peut résoudre théoriquement par l'affirmative ou la négative, selon les opinions ou les dispositions du critique, se précisent et prennent toute leur valeur lorsqu'on découvre le mécanisme du système; il faut prendre pièce par pièce les rouages nécessaires au fonctionnement de l'appareil, si l'on veut connaître vraiment les difficultés du problème à résoudre, les avantages et les inconvénients inhérents au principe. Nous ne serons pas contraint d'ailleurs de ne parcourir que les projets et les plans des indéterministes; nous pourrons, et l'avantage est considérable, profiter d'une expérience déjà faite et visiter dans ses détails un établissement qui existe,

qui reçoit des prisonniers, qui offre des résultats et qui applique le système indéterminé.

En Amérique « où aucune idée préconçue n'arrête l'essor des réformes utiles », l'essai des peines indéterminées a été tenté. Dans une quinzaine d'États des États-Unis fonctionne le système dit des Indeterminate sentence, mais dans des conditions variables et selon des principes différents. M. Van Hamel (1) distingue ainsi les diverses variétés de sentences indéterminées: Dans l'Illinois et à New-York, c'est une mesure se rapportant à des criminels d'un certain jeune âge; elle s'applique à des first offenders, premiers délinquants, dans le Michigan, le Minnesota, à New-York, dans l'Ohio et en Pensylvanie; à des cas particulièrement méritoires, dans le Colorado; elle est liée à une détention dans certaines maisons de réforme dites Reformatories, à New-York, Elmira; dans le Colorado, Buena-Vista; dans l'Illinois, Pontiac; le Massachussetts, Concord; le Minnesota, Saint-Cloud; en Pensylvanie, Huntingdon. De tous ces établissements nous n'étudierons que celui de l'État de New-York, le Reformatory d'Elmira; et cela pour plusieurs raisons: il est le plus connu et le mieux connu; on le cite généralement comme le modèle du genre; la personnalité de son fondateur el directeur, M. Brockway, ajoute à sa réputation el à son intérêt; enfin, il a été décrit très abondamment par M. Alexandre Winter (2) et très récemment apprécié et discuté à la Société générale des prisons, à la suite d'un rapport et d'une visite que

(1) Rapport sur la question des Sent. Ind. Bulletin, mai 1893, p. 265. (2) Die New-Yorker Stadtliche Besserungsanstalt zu Elmira, von Alexander Winter, Berlin, 1890.

lui avait consacrés M. Yvon (1). Ainsi documentés, une étude du pénitencier d'Elmira sera aussi aisée que profitable. Mais peut-être notre guide, M. Winter, ne mérite-t-il d'être suivi qu'avec quelque méfiance; son enthousiasme pour M. Brockway et pour son œuvre a déjà éveillé des soupçons; nous n'accepterons donc ses informations et ses appréciations que sous le contrôle d'un scepticisme en éveil.

I. Le Reformatory d'Elmira.

C'est en 1876 que M. Brockway, directeur d'établissements pénitentiaires déjà expérimenté, créa Elmira. Parti de modestes débuts (184 pupilles), le Reformatory est devenu un établissement de correction physique, intellectuelle et surtout morale, unique au monde, recevant plus de 1.000 détenus. Ce succès est la preuve de la confiance méritée, auprès des juges et de l'opinion publique, par la solution satisfaisante donnée aux problèmes pénitentiaires. NewYork s'occupe de construire un second établissement (2) sur le mème modèle, copié déjà par la plupart des États.

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La conception de M. Brockway, si l'on en juge pas les idées générales que développe son avocat (3), est celle-ci Il

(1) Revue pénitentiaire, février 1895 et mai 1895. Citons aussi l'article de M. Raux, dans les Archives de l'anthr. crim. et des sc. pénales, 1892, p. 202; et Aschrott, Aus dem Straf- und Gefängnisswesen Nord-Amerikas, 1889. - Voir aussi, dans les travaux préparatoires du 5o Congrès pénitentiaire de Paris, une monographie assez complète sur « la prison réformatoire d'Elmira. >>

(2) A Napanak.

(3) D'après M. Winter, les théories de Lombroso aboutissent logiquement à une organisation comme Elmira. Il semble au contraire qu'elles condam

faut tracer une séparation, parmi les délinquants, entre le malfaiteur et l'auteur d'un délit (le véritable délinquant et le délinquant d'accident). Le nombre de ces derniers est de 80 à 90 0/0 du chiffre total des prisonniers; leur traitement dans le système actuel est parfaitement injuste et nuisible. La crainte de la peine que nos prisons s'efforcent d'inspirer est un sentiment artificiel et malsain; l'amendement mécanique obtenu par la cellule est sans effet sérieux et durable. Le but de la répression et l'intérêt de la société étant d'opérer la réhabilitation et de prévenir la rechute des premiers. délinquants, de se préserver des dangers dont les récidivistes la menacent, il faut tout d'abord poursuivre l'amendement du délinquant d'occasion; mais cet amendement ne sera obtenu utilement que si on développe, chez l'individu, la force du caractère, l'énergie vitale et toutes ses aptitudes physiques et intellectuelles. «< Dans notre lutte pour le pain quotidien, aujourd'hui plus que jamais, l'homme ne doit compter que sur lui-même; il ne doit son existence et son bien-être qu'à sa propre activité ». Le plus haut degré de civilisation correspond au plus complet développement de l'individu.

Il faut se préoccuper également des souffrances et des dangers auxquels on expose la société, en libérant un détenu non amendé, rendu plus pervers bien souvent par le traitement inefficace qu'il a subi et qui sort de prison en ennemi de l'humanité. N'est-il pas légitime de prendre pour principe de faire dépendre la libération exclusivement de l'état de

nent la foi d'un apôtre comme Brockway dans l'amélioration et le relèvement des malfaiteurs.

ce détenu et donc de ne la lui accorder que lorsqu'il en sera digne? Le but et la fin de notre régime pénitentiaire est de garder en sûreté le délinquant jusqu'à ce qu'il soit entièrement amendé et qu'il paraisse opportun de le rendre à la société. Ce n'est pas la philanthropie seulement, c'est la science, ce n'est pas l'intérêt de l'individu, mais celui de toute notre société qui réclame la protection c'est-à-dire le traitement réformateur du délinquant susceptible d'amendement.

Le système d'Elmira ne tient aucun compte, pour le traitement du sujet, de la nature et de la gravité du délit. Peu importe que la peine légale ait été de 10 ou 20 ans ou de 12 mois; le condamné qui entre à Elmira est soumis au règlement de l'établissement et s'il y satisfait, c'està-dire s'il est amendé, on le libère, sans considérer la durée de la peine. << La théorie de Brockway recherche exclusivement la conversion et l'extirpation des éléments délictueux chez le détenu amendable, en se basant sur ce principe qu'il est tout à fait indifférent que l'infraction soit plus ou moins grave; il suffit qu'il y ait une infraction, dont la répétition doit être empêchée pour l'avenir ». Un grand nombre d'actions délictueuses ne sont commises que par ignorance, irréflexion ou légèreté, surtout dans les jeunes

années.

L'auteur a étudié attentivement et longuement le mécanisme d'Elmira; il s'est convaincu de la valeur indéniable des résultats et de la possibilité pratique de réaliser le système, dans ses grandes lignes, en Europe aussi bien qu'en Amérique.

L'établissement d'Elmira ne reçoit que des individus âgés

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