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de Jean Taureau grondait encore au fond de sa poitrine; et, pendant ce temps-là, moi, je descendrai et j'irai chercher le lait.

Mademoiselle Fifine décrocha, en effet, la boîte au lait, pendue à la muraille; puis, s'adressant de nouveau au jeune homme d'un ton câlin :

Prendrez-vous le café avec nous, monsieur Salvator? demanda-t-elle.

- Merci, mademoiselle, répondit Salvator; c'est déjà fait.

Mademoiselle Fifine fit un geste qui répondait à cette exclamation: « Quel malheur!» après quoi, elle descendit l'escalier en chantant un air de vaudeville.

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C'est une excellente fille, au fond, monsieur Salvator, dit-il, et je m'en veux bien, allez, de la rendre malheureuse comme je le fais ! Mais, que voulez-vous! on est jaloux ou on ne l'est pas moi, je suis jaloux comme un tigre; ce n'est pas ma faute.

Et l'hercule poussa un gros soupir plein de reproches pour lui, et de tendresses pour mademoiselle Fifine.

Salvator le contemplait avec une douloureuse admiration. - A nous deux, maintenant, Barthélemy Lelong! dit-il. Oh! tout à vous, monsieur Salvator, de corps et d'âme répondit le charpentier.

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Je le sais, mon brave; et, si vous reportiez sur vos camarades une portion de l'amitié et surtout de la mansuétude que vous avez pour moi, je ne m'en trouverais pas plus mal, et les autres s'en trouveraient mieux.

Ah! monsieur Salvator, vous ne m'en direz pas plus que je ne m'en dis à moi-même.

- Eh bien, vous vous direz tout cela quand je serai parti. Moi, j'ai besoin de vous ce soir.

- Ce soir, demain, après-demain! à vos ordres, monsieur Salvator.

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Le service que j'ai à vous demander, Jean Taureau, pourra vous retenir hors de Paris... peut-être vingt-quatre heures... peut-être quarante-huit heures... peut-être davantage.

t-il?

La semaine entière, monsieur Salvator, cela vous va

C'est trop juste, mon ami; aussi nous allons calculer ce qu'il vous faut.

Justin prit sa tête entre ses mains.

Oh! calculez vous-même, mon cher Salvator, s'écriat-il; moi, je ne sais plus ce que je dis ; je ne sais plus même ce que vous me dites!

- Allons, poursuivit Salvator d'un ton ferme, et en écartant les deux mains de Justin de son front, qu'elles tenaient pressé;-allons, soyons homme! et gardons, dans les heures de prospérité, la force que nous avons eue aux jours de malheur.

Justin fit un retour sur lui-même ses muscles frissonnants se calmèrent; ses yeux, un instant égarés, se fixèrent sur Salvator; il porta son mouchoir à son front humide de

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- Parlez, mon ami, dit-il.

Mina.

Calculez ce qu'il vous faut pour vivre à l'étranger avec

Avec Mina?... Mais Mina n'est point ma femme : je ne puis, par conséquent, vivre avec elle.

Oh! que vous êtes bien le bon, brave et honnête Justin que je sais par cœur ! dit Salvator avec son meilleur sourire. Non, vous ne pouvez pas vivre avec Mina tant que Mina ne sera point votre femme, et Mina ne pourra être votre femme tant que nous n'aurons pas retrouvé son père, et que son père ne nous aura point donné son consentement.

Mais si nous ne le retrouvons jamais ?... s'écria Justin.
Mon ami, dit Salvator, vous doutez de la Providence.
S'il est mort?

S'il est mort, nous constaterons sa mort, et, comme Mina ne dépendra plus que d'elle-même, Mina sera votre femme.

- Ah! mon ami... mon cher Salvator!

- Revenons à l'affaire qui nous occupe.

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Oui, oui, revenons-y!

Mina ne pouvant pas être votre femme tant qu'elle n'aura pas retrouvé son père, Mina doit être mise en pension. Oh! mon ami, rappelez-vous la pension de Versailles. A l'étranger, il n'en sera pas de même qu'en France. D'ailleurs, vous vous arrangerez de façon à la visiter tous

les jours, et vous vous logerez de manière à ce que vos fenêtres donnent sur les siennes.

- Je conçois qu'avec toutes ces précautions...

Combien estimez-vous qu'il faille à Mina pour sa pension et son entretien?

-- Mais je crois qu'en Hollande, moyennant mille francs le pension...

-Mille francs de pension?

- Et cinq cents francs d'entretien... Mettons mille.

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Oui; cela fait deux mille francs par an pour Mina. Il faut cinq ans à Mina pour atteindre sa majorité : voici dix mille francs.

Mon ami, je n'y comprends rien.

-Par bonheur, vous n'avez pas besoin de comprendre... A présent, parlons de vous.

- De moi?

Qui; de combien avez-vous besoin par an?

Moi ?... De rien! je donnerai des leçons de français et de musique.

Qui se feront attendre un an, et qui peuvent vous manquer.

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Eh bien, avec six cents francs par an...

Mettons douze cents.

Douze cents francs par an... pour moi seul? Mon ami, je serai trop riche!

-Tant mieux; vous donnerez votre superflu aux pauvres, Justin ! il y a des pauvres partout. Cinq ans, à douze cents francs par an, font juste six mille francs. Voilà six mille francs.

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Mais qui donne donc tout cet argent, Salvator?

La Providence, dont vous doutiez tout à l'heure, mon ami, en disant que Mina ne retrouverait pas son père. Oh! combien je vous remercie !

Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, mon cher Justin : vous savez que je suis pauvre.

C'est donc d'un inconnu que me vient tout ce bonheur?

D'un inconnu? Non.
D'un étranger, alors?

-Pas tout à fait.

— Mais, mon ami, puis-je ainsi accepter trente et un mille francs?

Oui, dit Salvator avec un certain accent de reproche, quisque c'est moi qui les propose.

- Pardon, c'est vrai... cent fois pardon ! s'écria Justin en serrant les deux mains de son ami.

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Eh bien, cette nuit, nous enlevons Mina, et vous partez !

Oh! Salvator! s'écria Justin, le cœur inondé de joie, les yeux pleins de larmes, et du ton dont il se fût écrié ; Mon frère ! »

Puis, comme le pauvre maître d'école eût fait si quelque divinité tutélaire fût descendue dans sa chambre, il joignit les mains, et contempla longuement Salvator, qu'il connaissait depuis trois mois à peine, et qui lui avait fait goûter, à lui presque inconnu, ces ineffables joies de l'àme qu'il réclamait en vain de la Providence, depuis vingt-neuf ans !

A propos, s'écria tout à coup Justin avec un certain mouvement d'effroi, et un passe-port?

Oh! quant à cela, ne vous inquiétez point, mon ami : voici celui de Ludovic. Vous avez la même taille que lui, vous avez les cheveux presque de la même couleur ; quant au reste, c'est presque indifférent à la taille et aux cheveux près, tous les signalements se ressemblent; et, à moins que Vous ne tombiez, à la frontière, sur un gendarme coloriste vous n'avez absolument rien à craindre.

-Alors, je n'ai plus qu'à m'occuper d'une voiture?

Votre voiture vous attendra tout attelée, ce soir, à cin quante pas de la barrière Croulebarbe.

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Je le crois, dit en souriant Salvator.

Excepté à mes pauvres petits écoliers, fit Justin en secouant la tête avec une espèce de remords.

En ce moment, on frappa trois coups à la porte.

- Tenez, mon ami, dit Salvator, je ne sais pourquoi il me semble que la personne qui vient de frapper apporte la réponse à votre question.

Et, en effet, de la manière dont il était placé, Salvator avait pu voir le bon M. Müller traverser la cour.

Justin alla ouvrir et poussa un cri de joie en reconnaissant le vieux condisciple de Weber, qui, après une course sur les boulevards extérieurs, venait lui faire sa visite du matin.

On le mit au courant de la situation; et, quand M. Müller eut exprimé le bonheur que cette nouvelle lui causait, Salvator dit :

Il n'y a qu'une chose qui empêche Justin d'être complétement heureux, cher monsieur Müller.

Laquelle, monsieur Salvator?

Eh! mon Dieu, il se demande qui, en son absence, va le remplacer près de ses pauvres petits écoliers.

Eh bien, dit simplement le bon M. Müller, est-ce que je ne suis pas là, moi ?

Ne vous avais-je pas dit, mon cher Justin, que la personne qui frappait à votre porte vous apportait la réponse?... Justin s'était jeté sur les deux mains de M. Müller, qu'il baisait avec reconnaissance.

Il fut convenu qu'à partir du jour même, ce serait M. Müller qui recevrait les écoliers, Justin étant dans une situation de corps et d'esprit qui ne lui permettait pas de faire sa classe.

Aux vacances, on annoncerait aux écoliers que, l'absence de Justin menaçant de se prolonger indéfiniment, les parents devaient profiter de tout le mois de septembre, qu'ils avaient devant eux, pour chercher à leurs enfants un autre professeur.

Salvator se retira, en laissant à M. Müller le soin de faire la classe, et à Justin celui de préparer madame Corby et sœur Céleste au changement qui venait de s'opérer, ou plutôt qui allait s'opérer dans leur existence au moment où elles y songeaient le moins; puis il descendit rapidement lat rue Saint-Jacques, et, à neuf heures sonnantes, il était étendu au soleil du matin, rue aux Fers, sur son crochet, à côté du cabaret de la Coquille d'or, où nous avons vu la Gibelotte faire un compte si fantastique à son féal ami Croc-enJambe.

Comme on le voit, Salvator avait assez bien commencé sa

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