de l'histoire, qui ne se distinguaient autrefois que par le nom des guerres? J'aime à voir, dans l'ouvrage de M. Wheaton, les événements principaux de l'Europe se grouper, pendant plus d'un siècle, entre « la paix de Westphalie, la paix d'Utrecht » et « celle d'Hubertsbourg »>. Le nom de « paix » exprime mieux que tout autre la nature et le but de ces grands traités européens : les mots «d'alliance>> ou « d'amitié » ont une signification trop restreinte : ils semblent indiquer des liens qui ne peuvent s'étendre à beaucoup de peuples à la fois, qui tiennent plutôt à des rapports particuliers de mœurs, de tendances ou de sympathies, à une certaine communauté d'origine, de but ou d'intérêt, qu'à un accord permanent et durable des volontés, fondé principalement sur la raison et la justice, pour assurer et accroître le bonheur des peuples. Conséquences du concert européen. Les alliances intimes entre deux États sont devenues moins nécessaires, depuis que la paix peut se conserver ou se rétablir plus facilement entre tous. On s'est même demandé quelquefois si de semblables alliances devaient être considérées, dans nos temps modernes, comme un avantage; s'il ne valait pas mieux, pour un grand peuple, conserver la liberté de ses allures, sans trop attacher son sort à celui d'un autre : «Il n'y «a d'alliances naturelles, dit Ancillon, que celles qui re<< posent sur l'identité des intérêts réels et permanents des « États 1. » Or, là où existe cette identité d'intérêts, elle rapprochera, par la force des choses, les États qui auront d'évidents motifs de se prêter mutuellement assistance; ils sauront bien, au moment du besoin, s'entendre vite pour agir de concert. Et là où ces motifs d'union plus intime ne se rencontrent pas, là où les causes d'alliance ne seraient qu'accidentelles ou passagères, les liens factices, à l'aide desquels on se 1 Tableau des révolutions du système politique de l'Europe, t. III. Réflexions préliminaires, p xvI. 1805, Berlin. flatterait d'enchaîner à l'avance les déterminations d'un autre État, seront toujours prêts à se rompre dans l'occasion où l'on aurait besoin de s'en faire un point d'appui. Dans les traités généraux, au contraire, c'est la diversité même des intérêts qui produit, par un résultat admirable, « le concert » et « la paix. » Ce système politique qu'on appelle communément « équilibre européen, » et qu'Ancillon aurait voulu appeler « système de contre-forces,» repose en effet sur une combinaison de résistances et de forces opposées l'une à l'autre, dont l'action et la réaction maintiennent l'ordre et l'harmonie dans le corps entier. Il suffit d'un simple coup d'œil jeté sur l'histoire des trois derniers siècles, pour se convaincre qu'il n'y a rien là qui ressemble à cette immobilité que représenteraient des poids inertes, « équilibrés » dans les plateaux d'une balance. S'il y avait quelque avantage à changer les mots compris et acceptés dans la science 1, on pourrait même refuser le nom de « système » à cet équilibre; car il n'est pas sorti et ne pouvait sortir d'aucun arrangement préconçu dans la pensée d'un homme, quelque vaste que fût sa puissance ou son génie. Le concert européen s'est produit naturellement, par le résultat des faits; et c'est ce qui le rend à la fois durable et mobile, car non-seulement il peut, mais il doit se modifier, suivant le développement des faits à venir. Il ne comprime pas l'essor des forces vives, ni même celui des passions généreuses, mais il règle, modère et contient cet essor. Il ne saurait empêcher tel peuple de prospérer et de grandir, pas plus que tel autre de s'affaiblir et de décroître; mais il doit faire obstacle à ce que le puissant s'agrandisse par la violence, à ce que l'injustice vienne hâter le déclin du faible. L'équilibre européen, au commencement du siècle dernier, ne ressemble plus à l'équilibre européen de nos jours; bientôt même, on doit l'espérer, il pourra s'étendre, avec la civilisation chrétienne, à d'autres. 1 Nobis arridet mos terminos in scientiam semel introductos absque cogente necessitate non immutandi. (Wolf, Jus gentium, præfatio.) parties de l'univers, que ce commun bienfait rapprochera, malgré les distances 1. Quel sujet d'étude et de méditations pour le publiciste, que ce jour nouveau sous lequel nous apparaissent les destinées des peuples! Mais notre cadre nous avertit d'être court; et cependant, comment ne pas jalonner, au moins rapidement, tout un ordre d'événements auquel le droit international moderne doit sa naissance? Les grandes puissances de l'Europe. Caractères qui les distinguent. Il n'y eut d'abord, nous l'avons déjà remarqué, dans l'Europe occidentale, qu'une seule grande puissance temporelle, celle de l'Empereur. Mais ce qui lui fit dès lors contre-poids et commença par avance l'équilibre européen, ce fut le pouvoir mixte de la papauté. Les luttes terribles qui ont éclaté entre le pape et l'empereur, aux jours de leur force, montrent assez ce qu'était la situation respective de ces deux puissances, lorsqu'elles se trouvaient face à face, représentant, avec une indépendance presque égale, l'une le principe de souveraineté civile, l'autre le principe d'autorité religieuse, c'est-à-dire, à leur degré le plus éminent, les deux forces les plus capables de pacifier le monde par leur accord, et de le troubler profondément par leurs conflits. Quelle que fût la diversité de leur nature, le lien qui unissait ces deux centres d'autorité était si fort, qu'aucune lutte ne l'avait pu rompre, ni presque affaiblir. C'est qu'en remontant à l'origine des deux puissances, chacune avait donné à l'autre quelque chose de ce qu'elle possédait en propre l'Empire, quelques portions de territoire, pour former un domaine indépendant à la papauté; les papes, en retour, avaient jeté sur la couronne d'empereur un reflet de cette auréole dont la foi des peuples entoure la tiare. Il y avait donc aussi dans l'Empire une puissance d'opinion qui rehaussait la puissance territoriale, et qui, 1 Déjà M. Wheaton a pu intituler son livre : Du progrès du droit des gens n Europe et en Amérique. laissant dans le domaine de la papauté la Rome chrétienne, avec sa foi et ses martyrs, se rattachait aux souvenirs de la Rome antique. Car l'empire d'Occident se porta longtemps pour héritier légitime, quoique posthume, de toute la puissance des Césars. Puis, au moment où cette puissance d'opinion lui échappait, l'empire d'Allemagne, s'inféodant presque dans une famille, avait ressaisi une force nouvelle et démesurément accru sa domination territoriale, par la réunion, aux mains de l'heureux Charles-Quint, de tant de royaumes et de provinces dans l'ancien et le nouveau monde. Mais ce qui fit, pendant deux règnes, la prépondérance marquée de la maison d'Autriche, devint ensuite la cause de son affaiblissement progressif. Elle n'a pu retenir sous son sceptre, ni les Pays-Bas, si chers à CharlesQuint, ni l'Espagne, dont Philippe II était si fier. Et ce qui lui a porté le coup le plus sensible, pendant qu'elle s'étendait trop loin au dehors, elle a vu se former, au cœur de l'Allemagne, un grand État rival qui est venu partager avec elle, depuis deux siècles, la protection des intérêts allemands, ce principe originel de la grandeur et de la puissance de l'Empire. La Prusse, en effet, n'est pas seulement fille de la réforme, dont elle représente et sauvegarde les intérêts; elle est aussi la barrière un peu factice, mais large et forte, que les autres souverains de l'Europe ont opposée à l'Autriche, voulant à la fois se mettre en garde contre ses tendances ambitieuses pour l'avenir, et la punir de ses essais de domination universelle au temps passé. Pour l'empêcher de redevenir prépotente au dehors, elles ont habilement dérivé au dedans la source même de sa force. Mais ce travail de trois siècles, pour abaisser un seul empire, montre assez sur quelles bases solides et profondes reposait sa puissance; et si la politique de l'Europe a dû tendre à la faire rentrer dans de justes bornes, il n'est pas de tête couronnée qui puisse désirer la chute ou même l'humiliation de la plus ancienne couronne impériale que, depuis la ruine de Rome, un front chrétien ait portée dans notrę Occident. Si la Prusse, avec son brillant cortége de souverains politiques et guerriers, représente dignement les tendances libérales et progressives de la grande nationalité allemande, les fautes de l'Autriche ne sauraient l'empêcher d'être encore, au milieu de nos révolutions européennes, la représentation sé-· culaire du vieux principe de la souveraineté paternelle des rois. Après ce coup d'œil jeté, presque en dehors de notre sujet, sur les deux grands États germaniques dont l'histoire est moins mêlée à celle des événements de la mer, qu'aurons-nous à dire du rôle que jouent dans le concert européen la France et l'Angleterre? Nous avons déjà fait ressortir les caractères qui distinguent ces deux grands peuples quant à leur situation territoriale ou maritime, quant à leurs tendances particulières ou communes, quant aux éléments divers de leur force et de leur puissance. Tous deux ont pris la tête du mouvement des affaires européennes et sont devenus pour le monde un foyer de civilisation et de lumière. Mais l'un est entraîné, par une vocation spéciale de la Providence, vers les arts de la navigation et du commerce: c'est au loin qu'il a jeté les fondements de son vaste empire. Héritier du génie maritime de Tyr et de Carthage, il a eu sur les Carthaginois l'avantage de trouver la terre agrandie d'un monde nouveau, et d'un monde à coloniser plus encore qu'à conquérir; car, pour ce qui concerne l'Amérique, l'œuvre, toujours odieuse, quoique civilisatrice, de la conquête avait été accomplie par l'Espagne, et sans être embarrassée, comme cette dernière puissance, de vieux royaumes idolâtres à transformer, l'Angleterre a pu créer sur le littoral américain de jeunes centres de civilisation européenne qui n'ont eu qu'à se développer pour devenir plus tard un grand État. La France, à son tour, trouvant dans sa force continentale la première base de sa grandeur, mais sachant aussi tenir sur mer, par son commerce, par sa flotte, par ses colonies, le rang que lui assure la double étendue de ses beaux rivages, semblait prédisposée, par cette situation moins dépendante d'un seul élément, à exercer sur le droit |