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des forêts et en rend la conservation aussi indispensable aux Etats qu'aux individus, on s'est encore demandé quelle influence les bois, dans leurs rapports avec les phénomènes météorologiques, peuvent exercer sur l'alimentation des sources, le régime des eaux, la régularisation de leurs cours, l'équilibre de la température et la salubrité publique. Le fléau des inondations qui périodiquement vient désoler les bassins de nos grands fleuves a depuis longtemps fait sortir cette étude du domaine de la spéculation. Les savants, et après eux les hommes pratiques, ont recherché si la principale cause de nos désastres ne tenait pas à la disparition de nos forêts, et si dès lors le reboisement n'était point indiqué comme le remède souverain. Les uns, frappés du peu de résistance opposée à la violence des eaux, pendant les grandes crues, par les travaux de toute nature établis jusqu'à ce jour, et pleins de confiance dans l'action bienfaisante des bois, ont, de bonne heure, prôné le reboisement comme le remède à tous les maux. · D'autres, au contraire, n'y ont vu qu'une amère déception. Les inondations, ont-ils dit, obéissant à des phénomènes qui échappent à l'action de l'homme, et bien antérieurs à la dévastation des forêts, se sont malheureusement produites en France de siècle en siècle. Les chroniqueurs les font remonter en 580 pour les vallées de la Saône et du Rhône. De tout temps, la Seine et la Loire ont eu leurs débordements désastreux. Les bassins du Rhin et du Danube, bien qu'entièrement boisés, ont à leur tour souvent éprouvé le même sort. N'y a-t-il pas enfin, hors d'Europe, des fleuves qui ont eu leurs périodes d'inondation, bien que leur source sorte des flancs boisés des montagnes, pour parcourir des contrées couvertes de bois ? Cette divergence prouve, sans doute, que la science n'a pas dit son dernier mot sur les effets que l'on peut attribuer à la présence des forêts, et que leur influence au point de vue climatologique peut être considérée comme le résultat des phénomènes les plus complexes. — Mais il ne peut échapper à l'œil le moins clairvoyant que les forêts exercent une action directe et salutaire sur la distribution de la pluie et la formation des torrents, ces deux phénomènes redoutables des inondations.

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Il est impossible de ne pas se rendre compte des rapports qui existent entre. les effets des inondations et l'état superficiel des terrains. Qui ne reconnaît que, sur un sol découvert, la masse liquide se précipite avec une vitesse d'autant plus grande que la pente est plus rapide? Mais si le sol est boisé ou gazonné, l'écoulement ne se fait que d'une manière relativement lente. Arrêtée à chaque instant, brisée par les arbres, les branches, la mousse, les racines enchevêtrées et les obstacles de toute nature qu'elle rencontre sur sa route, l'eau, qui se divise en tombant, perd de sa vitesse et arrive sans violence au bas de la vallée. Dans la distribution qui s'en fait au point de départ, une partie s'évapore, une autre, absorbée par le sol, est d'autant plus considérable, qu'elle est employée à la végétation et rendue à l'atmosphère par la transpiration des plantes. Elle diminue d'antant la partie qui s'écoule à la surface du sol pour se rendre directement dans les cours d'eau, puis à la Les forêts tendent donc à diminuer le volume des écoulements superficiels, et surtout à en ralentir la marche. · Ce retard dans les écoulements est plus sensible encore au moment de la fonte des neiges. Dans

mer.

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les parties boisées ou gazonnées, la neige opère sa fusion avec beaucoup plus de lenteur qu'au contact de la terre ou de la roche nue, la fonte ne se fait que peu à peu, tandis que dans les parties de la montagne dépouillées de leur tapis végétal feutré et spongieux elle s'opère subitement. Quelquefois, au re

tour du printemps, la fonte des neiges, s'opérant sur la cime dénudée des montagnes, sous l'action du soleil et des vents brûlants du sud qui hâtent l'effet de l'insolation, amène une débâcle et détermine des inondations. Mais, comme le fait très bien remarquer M. Tassy, professeur à l'Institut national agronomique, dans une brochure récemment publiée sur le reboisement des montagnes, « dans le mouvement des eaux à la surface du globe, il y a autre chose à considérer que le volume et le débit de ces eaux ; il y a les matières qu'elles sont capables de transporter au détriment des localités auxquelles elles les arrachent, et aussi de celles dans lesquelles elles les déposent. » — En temps d'orage ou au moment de la fonte des neiges, les eaux qui se précipitent sur un terrain en pente friable, inconsistant, effrité par un ardent soleil, dépouillé de toute végétation et piétiné par des milliers de moutons, affouillent le sol et en répandent les débris dans la plaine; c'est ainsi que se forment les torrents, dont la force destructive dépasse tout ce qu'il est possible d'imaginer.

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Dans un ouvrage sur les torrents des Hautes-Alpes imprimé par ordre de M. le ministre des travaux publics, et devenu classique en cette matière, M. Surrel fait un saisissant tableau des ravages causés dans les Alpes par les torrents: «Lorsqu'on suit, dit-il, la route qui mène de Gap à Embrun, plus du quart du trajet se fait sur le lit même des torrents. On les aperçoit disséminés sur tout le pays, inondant toutes les vallées, sillonnant tous les revers de là cet air de désolation particulier à la contrée. Une telle multitude de torrents est pour ce département le plus funeste des fléaux. Attachés comme une lèpre au sol de ces montagnes, ils en rongent les flancs et les dégorgent dans les plaines sous forme de débris. C'est ainsi qu'ils ont créé, par une longue suite d'entassements, ces lits monstrueux qui s'accroissent toujours et menacent de tout envahir. Ils vouent à la stérilité tout le sol qu'il tiennent ensevelis sous leurs dépôts. Ils engloutissent chaque année quelque propriété nouvelle. Ils interceptent les communications et empêchent d'établir un bon système de routes. Ils ravagent un pays très pauvre, sans industrie, où les terres cultivables sont rares. Les habitants n'arrivent à se créer un champ qu'après des prodiges de fatigues et de persévérance; puis le torrent survient, qui leur arrache en une heure le fruit de dix années de Il y en a qui sont à la veille d'engloutir des villages entiers... Chaque année, le torrent gagne du terrain. La calamité pèse sur tout le département des Hautes-Alpes, une grande partie des Basses-Alpes, d'une manière terrible sur la vallée de Barcelonnette, notamment. On les retrouve dans les régions de la Drôme et de l'Isère qui avoisinent les Hautes-Alpes; et nous pouvons ajouter des Alpes-Maritimes, dont l'annexion à la France est postérieure à cette publication. A cette peinture énergique, on reconnaît bien les allures du monstre, comme l'appelle un conservateur des forêts dans son ouvrage sur les torrents.

sueur.

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Aux causes naturelles de la formation des torrents, comme le climat et le sol, s'en ajoutent d'autres, qui sont le fait même de l'homme, et y contribuent plus puissamment encore, le déboisement et l'abus de la dépaissance.

Sans doute la nature géologique du sol, son inconsistance et son altération sous l'action des agents atmosphériques comme la gelée et le dégel, les pluies abondantes, la fonte rapide des neiges, amènent le ravinement des terres et par suite la naissance des torrents. Mais tous ces éléments réunis et déchaînés ne seraient jamais parvenus à entamer le sol si l'homme, dans son imprévoyance, n'avait pris soin de détruire lui-même l'armature végétale boisée ou gazonnante dont la nature l'avait revêtue. Les torrents ne se forment que par l'affouillement du sol, et il est généralement admis par les hommes les plus compétents, que les eaux sont impuissantes à produire cet effet sur les terrains boisés ou gazonnés, quelles que soient du reste leur nature géologique, leur perméabilité et leur déclivité. C'est ce qui a fait dire à M. Surrel que partout où il y a des torrents récents il n'y a plus de forêts, et partout où l'on a déboisé le sol, des torrents récents se sont formés, en sorte que les mêmes yeux qui ont vu tomber les forêts sur le penchant d'une montagne y ont vu apparaître incontinent une multitude de torrents. On peut appeler en témoignage toute la population de ce pays. Rendre à la montagne la cuirasse qui la protégeait paraît donc être le remède infaillible au mal qui la ronge.

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Après quelques essais et quelques tâtonnements, les agents forestiers se sont mis en possession de procédés et de méthodes qui permettent d'affirmer aujourd'hui que tous les terrains peuvent être reboisés ou gazonnés, à moins que la terre végétale n'y manque ou qu'ils ne soient situés à une hauteur où les éléments indispensables à la végétation font défaut. Le reboisement et le gazonnement constituent véritablement un art, dont les principes et les règles font le plus grand honneur au corps forestier qui l'a créé. Les opérations auxquelles il se livre appartiennent à deux ordres de travaux très distincts : les uns ont pour but la consolidation du sol; ils consistent dans des barrages en maçonnerie ou en pierres sèches pour déterminer en amont des atterrissements qui diminuent autant que possible la pente, élargissent le lit et soutiennent les berges; dans des clayonnages, des fascinages susceptibles de s'enraciner au fond des ravins, et dans la création des canaux de dérivation. Les autres s'appliquent aux plantations à faire ou aux semis à jeter, en tenant compte, dans le choix des essences ou les procédés à employer, de la nature du sol, de sa déclivité, ainsi que de l'altitude et du climat. Les résultats obtenus sont considérables, et, pour en apprécier toute l'étendue, il suffit de dire que, depuis l'application des lois des 28 juillet 1860 et 8 juin 1864, on a pu chaque année mesurer, à l'embouchure du Rhône, la décroissance de la puissance colmatante des eaux de ce fleuve. - Cette constatation a été faite avec satisfaction, à la tribune de la Chambre des députés, par M. le directeur général des forêts. Ceux qui ont visité les travaux exécutés dans les divers départements soumis au régime du reboisement ont pu juger de ses résultats par le contraste vraiment saisissant qui existe entre les périmètres couverts d'une végétation ligneuse ou herbacée, dont la vigueur et le

développement sont vraiment merveilleux, et les parties de la montagne qui, restées à la merci des torrents, ont conservé cet air de désolation particulier aux contrées ravagées. Dans les départements des Alpes Basses, Hautes et Maritimes, dans l'Aude, l'Ardèche, la Drôme, le Gard, l'Isère, la Lozère, que de routes protégées par les travaux de reboisement! Combien de villages, combien de hameaux, de groupes d'habitations lui doivent la sécurité dont ils jouissent!

eaux,

Puisqu'il suffit de mettre du bois sur les pentes rapides des montagnes et de l'herbe sur les pentes douces pour diminuer la masse et la vitesse des et parvenir à l'extinction des torrents, pourquoi arrêter l'élan donné par l'exécution de ces lois protectrices? - Cette opération paraît bien simple, en effet ; mais de combien de difficultés n'est-elle pas hérissée dans son application! Peut-elle s'étendre aux trois vastes régions des Pyrénées, du plateau central et des Alpes, qui comprennent vingt-six départements compromis à des degrés divers par l'état de dégradation de leurs versants? L'Etat peut-il s'en remettre à l'initiative des communes et des particuliers en possession de tous les terrains à reboiser, ou bien les contraindre à exécuter euxmêmes les travaux de restauration jugés indispensables? Peut-il, dans tous les cas, s'emparer de ces terrains et les assujettir lui-même aux travaux de reboisement et de gazonnement? Comment pourvoir à une dépense aussi considérable, et comment indemniser les populations des montagnes, dépouillées par la privation des pâturages de leurs ressources les plus précieuses ?

Toutes ces questions ont une telle importance, que l'opinion publique n'a cessé de s'en préoccuper et de profiter des moments de trêve que nos luttes politiques lui ont laissés, pour demander aux savants, aux publicistes, aux forestiers et aux jurisconsultes, une solution de nature à concilier tous les intérêts en présence et à leur donner une entière satisfaction.

C'est pour la quatrième fois que le législateur est appelé à s'en occuper.La pensée de recréer en masse les forêts n'a été amenée que par la nécessité de réparer les désastres causés par l'imprévoyance de l'homme. - Aussi n'en retrouve-t-on aucune trace dans l'ancien régime. C'est à peine si quelques prescriptions dans l'ordonnance de Colbert, ou les réformes proposées pa Turgot, paraissent se rapporter à cet ordre d'idées. Les déboisements opérés avec tant de fureur par les populations avides de profiter de la liberté proclamée par la loi du 15 septembre 1791 furent faits sur une si vaste échelle, qu'il s'ensuivit bientôt une réaction. Un décret du 9 floréal an XI vint interdire les défrichements dans les bois des particuliers. - Ce danger ne pouvait échapper au législateur de 1827. - Aussi retrouvons-nous en germe, dans la discussion du Code forestier devant les Chambres, tout ce qui a été fait depuis sur le reboisement. Un député, M. Terrier de Santans, proposait de combler cette regrettable lacune « Pour compléter notre organisation forestière, disait-il, nous avons autant d'obligation de créer, de réparer, que de conserver; par conséquent le code qui défend de défricher devrait en même temps prescrire, régler, encourager les plantations.......

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Je ne demande pas qu'on enlève aux communes leurs pâturages, qui sont . le premier besoin de leur existence, qu'on les force à des dépenses ruineuses

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pour enrichir leur postérité; c'est loin de ma pensée, quoique, par mesure d'utilité publique, l'Etat puisse, à mon avis, obliger de planter, comme il empêche de défricher. Mais une disposition dans la loi qui ferait planter aux communes la portion d'un pâturage excédant leurs besoins, qui accorderait une exemption d'impôt pendant vingt ans sur ces sortes de créations, qui leur accorderait des primes d'encouragement, ainsi qu'aux particuliers, qui enfin dédommagerait les propriétaires de la perte qu'ils éprouvent en laissant croître des futaies sur le sol; une pareille disposition ne serait-elle pas bien plus efficace, bien plus utile pour réparer les pertes faites par tant de destructions, qu'une simple ordonnance révocable et qu'un vœu perdu dans le rapport d'une loi et aussi stérile que le rocher de nos montagnes déboisées ?» L'idée du reboisement n'avait point atteint à cette époque un état de maturité qui pût faire espérer que l'on écouterait des paroles aussi sensées. La Chambre se contenta d'interdire les défrichements, comme l'avait fait le décret du 9 floréal an XI, et d'encourager les semis et les plantations par l'exemption de l'impôt pendant vingt ans. Les inondations qui se produisirent dans les bassins du Rhône et de la Loire ouvrirent enfin les yeux à nos hommes d'Etat. Après la grande crue de 1840, M. Legrand, directeur général des forêts, fut le premier à pousser le cri d'alarme. La question du reboisement fut soumise à une commission nommée par ordonnance royale du 7 décembre 1845. Cédant au vœu public qui réclamait l'intervention des grands pouvoirs de l'Etat pour arrêter un mal dont le progrès croissait chaque jour, M. le ministre des finances présenta aux Chambres, le 22 février 1847, un projet de loi qui peut se résumer aux points suivants : Des ordonnances royales devaient déterminer les départements où l'intérêt public exigerait que le reboisement des montagnes fût opéré par des mesures administratives, et prescrire la reconnaissance des terrains à soumettre à ce régime exceptionnel. D'autres ordonnances rendues en conseil d'Etat, portant déclaration d'utilité publique, devaient classer les terrains sur lesquels il y aurait lieu d'exécuter certains travaux, et déterminer le mode de culture applicable à chacun d'eux. Les terrains compris dans ces périmètres devaient être, sauf certaines exceptions, soumis au régime forestier. Les propriétaires des terrains classés pouvaient être mis en demeure d'exécuter les travaux prescrits, et, à défaut d'exécution, expropriés pour cause d'utilité publique.

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Le législateur recula devant cette vaste mainmise sur le patrimoine des communes et les dépenses excessives qu'elle pouvait entraîner pour l'Etat. De nouvelles études prescrites par la Chambre et arrêtées par la révolution de Février ne furent reprises qu'en 1856, à la suite de l'effroi causé par de nouvelles inondations: elles aboutirent aux lois du 28 juillet 1860 et du 8 juin 1864. J'en ai rappelé les dispositions essentielles au commencement de ce rapport; elles sont toutes empruntées au décret du 14 décembre 1810 et à la loi du 9 juin 1857 sur la plantation des communaux de la Gironde et des Landes. La principale, celle qui sert de pivót à cette œuvre législative, est une violation manifeste des principes les plus élémentaires de notre droit public. Comment! sur un simple décret fixant et déclarant d'utilité publique les périmètres de reboisement, l'Etat peut s'emparer des pro

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