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IV

Nous ne ferons pas de commentaires sur les lettres qu'on vient de lire : on ne commente pas un pacte de trahison. Nous ne dirons même rien de la clause par laquelle Marmont, tout en livrant, autant qu'il le peut, la personne de l'Empereur, stipule pour lui la captivité dans un pays circonscrit et dans un espace de terrain. Cette idée de captivité ainsi suggérée, ce fut là ce qui dans le temps souleva le plus l'indignation. Nous dirons seulement quelques mots du caractère, sinon moral, du moins politique de cette négociation si décisive. M. de Raguse s'engage à un acte qui doit avoir pour effet immédiat l'écroulement du gouvernement établi. Or il ne lui vient pas à l'esprit de se demander et de demander quel gouvernement succédera à l'Empire, et s'il y a des garanties pour que le choix de ce nouveau gouvernement soit conforme à la dignité, aux besoins du pays. La politique et le patriotisme, alors même qu'ils s'égarent, ne se jettent pas ainsi dans l'inconnu sans une condition, une promesse, une espérance, une perspective. M. de Raguse fait mieux encore que de tout accorder sans rien exiger. Par l'acte auquel il s'oblige, il va désorganiser l'armée et dissiper toute force de défense nationale. Que restera-t-il au pays pour se préserver

des fantaisies des étrangers? Rien que la crainte de son suprême désespoir et la prudence des étrangers! Traiter ainsi, ce n'est pas traiter, c'est livrer un pays comme un traître ou comme un niais.

Mais sur ce point, il est nécessaire de suivre M. de Raguse dans ses efforts de justification: «< Les débris de l'armée, se demande-t-il, en se réunissant au gouvernement provisoire, ne devaient-ils pas donner à celui-ci une sorte de dignité qui le ferait respecter des étrangers? Ce gouvernement provisoire ne devait-il pas y trouver les moyens de négocier, comme puissance, tout à la fois avec eux et avec les Bourbons, et enfin un appui pour obtenir toutes les garanties dont nous avions besoin et que nous devions réclamer (1)?» Ainsi M. de Raguse abandonnait Napoléon, dont la cause lui semblait perdue, pour fortifier contre les étrangers, par son adhésion, le simulacre d'un autre gouvernement français; et, pour mieux prouver que telle était son intention, son illusion, il raconte comment il faillit faire sauter par une fenêtre le ministre des finances du gouvernement provisoire, l'abbé Louis, qui se refusait à prendre des mesures pour subvenir à la solde, à l'entretien du 6e corps, après la défection : « Vous avez du goût pour le régime du knout; vous voulez nous mettre à la merci des étrangers,

(4) Mémoires, tome VI, p. 257.

et vous ne relevez même pas la platitude de vos sentiments par la convenance de votre langage, etc. » Là-dessus, le beau mouvement vers la fenêtre (1). Mais cet accident de conversation animée ne prouve rien. Pourquoi, s'il a voulu donner un corps d'armée au gouvernement provisoire, M. de Raguse n'a-t-il pas traité avec le président de ce gouvernement, au lieu de traiter, comme il l'a fait, avec le généralissime des armées alliées? Pourquoi, s'il a voulu traiter pour le gouvernement provisoire, M. de Raguse n'a-t-il pas stipulé que le 6e corps se tiendrait près de Paris, à la portée de ce gouvernement, au lieu de stipuler, comme il l'a fait, que le 6o corps serait relégué, en Normandie, en dehors du rayon des événements? Comment d'ailleurs M. de Raguse pouvait-il ignorer que le gouvernement provisoire n'avait que faire d'une troupe française, qu'il ne s'appartenait pas, qu'il appartenait aux étrangers, que pour le fortifier, du moins dans le sens de la dignité nationale, il était nécessaire, non pas de se donner à lui, mais bien de rester près de lui, indépendant et menaçant, pour le contraindre, le réprimer et le retenir? Comment M. de Raguse a-t-il pu davantage ignorer qu'en faisant défection, loin de conserver un corps d'armée en particulier, il divisait et détruisait l'armée française tout entière?

(1) Mémoires, tome VII, p. 5-8.

V

Sans rien prévoir, sans rien savoir, se mettant ainsi à la discrétion des étrangers, lui, son corps d'armée, l'Empereur et la France, M. de Raguse se trouva engagé, le 4 avril, à faire défection. Mais il ne pouvait point faire seul le mouvement promis; il dut en dire, il en dit quelques mots aux principaux commandants du 6o corps. Ceux-ci, ébahis, troublés, ne surent tout d'abord à quoi se résoudre. La trahison, le devoir se disputèrent confusément ces pauvres raisons qui se sentaient prises dans des combinaisons politiques pour elles incompréhensibles. A tout hasard, on se donna du répit. On aurait pu arrêter le maréchal; mais on était éloigné de ces temps où l'on savait prendre conseil de soiméme et se sacrifier à un devoir supérieur; la discipline, le respect de la subordination était alors une de ces vertus auxquelles on ne préfère rien, pas même le salut de la patrie. On n'arrêta donc pas le maréchal; on passa le temps à s'étonner, à se dire en particulier : qu'allons-nous faire? Et l'on ne dé cida rien. On attendit, pour décider quelque chose, que la nuit fût arrivée; car s'il fallait se résigner à passer à l'ennemi, comme le maréchal l'avait résolu,

il était avant tout nécessaire, chacun d'eux le comprenait bien, de pouvoir tromper le soldat.

Mais avant que la nuit ne fût arrivée, dans la journée du 4 avril, il s'était passé à Fontainebleau un événement inattendu.

VI

L'Empereur, résolu d'attaquer les étrangers sous Paris, venait d'annoncer lui-même cette nouvelle à l'armée, qui l'avait accueillie avec enthousiasme (1).

(4) Sur cette célèbre allocution de l'Empereur : Soldats! l'ennemi nous a dérobé trois marches... il faut lire dans notre Appendice la relation du Baron Pelet à qui il a été donné de l'entendre et qui était présent en sa qualité de général de brigade dans la jeune garde. Nous devons cette relation inédite à une bienveillante communication dont nous nous sentons grandement honorés, car le général Pelet est parmi nous une vivante image de l'ère impériale; il en représente la tradition; il en a la foi, la passion et l'immortelle jeunesse. Dès ses premières armes, le général Pelet a eu conscience de ce devoir que fait une glorieuse époque aux hommes d'intelligence, de porter témoignage des choses auxquelles ils assistent. Il prenait ses notes même sur le champ de bataille, à l'heure de chaque action et comme sous la dictée des événements; ces notes rédigées ensuite au premier moment de loisir, rapprochées d'autres renseignements, élaborées avec l'ardeur et l'esprit patient et critique de l'érudit, forment des archives du général Pelet un dépôt dans lequel on ira chercher un jour bien des preuves pour l'histoire de l'Empire, qui lui doit d'ailleurs une œuvre magistrale, les Mémoires sur la Guerre de 1809, de précieuses études publiées dans Le Spectateur

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