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de : « Mille millions de sabords! » tomba comme grêle sur l'infortuné amoureux, avant qu'il eût réussi à détacher la corde. Le vapeur glissa gracieusement sur les eaux du détroit, et, tel qu'un lévrier fidèle dont le maître part en voyage, Carlsson se mit à courir le long de la plage, sautant de pierre en pierre et se heurtant à des racines d'arbre, dans sa hâte d'atteindre la pointe de terre où il avait caché son fusil sous un bouquet d'aunes, afin de tirer une salve d'adieu pour sa bien-aimée. Il fallait qu'il se fût levé du pied gauche ce matin-là; au moment précis où le vapeur filait droit devant lui, le chien du fusil se déroba sous son doigt et le coup fit long feu. Il jeta l'arme, contourna la grève en courant, agitant son mouchoir bleu et criant d'une voix. haletante un << Hourra!» auquel personne ne répondit. Ida avait disparu. Sans se décourager, il bondit comme un fou par-dessus des éboulis de graviers, buta contre des arbrisseaux, rencontra un fossé dans lequel il manqua tomber, de telle manière que ses mains écorchées saignaient pitoyablement, et enfin, au moment même où le bateau allait disparaître derrière une langue de terre, une petite crique couverte de roseaux lui barra le chemin. Sans balancer, il se jeta dans l'eau, agitant encore une fois son mouchoir de poche et lançant un «< Hourra! » désespéré. Le vapeur s'éclipsait maintenant entre les sapins, tirant derrière lui la flamme bleue de son pavillon. Carlsson aperçut le chapeau du professeur qui lui envoyait un geste d'adieu. Puis tout s'évanouit, jusqu'à la longue fumée noire qui flottait sur la baie comme un crêpe de deuil et assombrissait l'atmosphère.

Carlsson regagna la terre et, lentement, retourna à l'endroit où il avait laissé son fusil. Il jeta à celui-ci un regard de colère, comme pour lui reprocher de l'avoir ainsi trahi, puis il versa de la poudre dans le canon, mit une capsule et tira.

Il revint alors au petit pont où avait eu lieu l'embarquement. La scène de tout à l'heure revécut un moment tout entière en sa mémoire : son équipée ridicule, les risées de l'équipage, la froideur et l'embarras d'Ida, son regard qui se détournait, l'étreinte de sa main qui se refusait presque. Il entendait encore les rires insultants des matelots, il sentait l'odeur du charbon et de la machine, de la cuisine du vapeur et de la peinture fraîche.

Ce dernier était venu ici dans son royaume, apportant des citadins qui le méprisaient et l'avaient rejeté en un instant du haut de l'échelle qu'il croyait déjà avoir escaladée. Et il haleta pour retrouver sa respiration. Ils lui avaient flétri toute sa joie de l'été. Il regarda l'eau que les roues du vapeur avaient changée en masse boueuse.

De gros flocons de suie nageaient à la surface, que de larges plaques d'huile moiraient d'un arc-en-ciel vitreux.

Le monstre avait trouvé moyen, durant le temps si court de sa présence, de souiller de toute manière imaginable l'eau claire et verte : des bouchons y flottaient, des écorces de citron, des bouts de cigares, des allumettes et des fragments de papier, au milieu desquels se jouaient maintenant les petits poissons. On eût dit que tous les ruisseaux de la ville s'étaient déversés là, roulant avec eux l'insulte et l'humiliation.

Il se sentit profondément abattu et découragé. Il songeait que, s'il voulait sérieusement conquérir sa bien-aimée, il lui faudrait aller à la ville : la ville où sont les ruelles et les ruisseaux; où l'on trouve aussi les gages élevés, les beaux habits, le gaz et les brillants magasins, les filles avec des collerettes, des manchettes et des bottines, enfin où tout est rassemblé de ce qui attire et séduit. Mais il haïssait ces villes, où luimême jouait un rôle si mince, où l'on riait de son dialecte paysan, où sa main grossière ne saurait pas ac

complir l'ouvrage délicat et où toutes ses connaissances ne lui seraient de nul usage. Pourtant il lui fallait y réfléchir, car Ida avait déclaré qu'elle n'épouserait jamais un valet de ferme, et il ne pouvait songer à devenir propriétaire.

Ah! n'y pouvait-il vraiment pas songer?

Une brise fraîche se levait, ridant le détroit. Elle devenait de plus en plus forte, soulevant les vagues qui commençaient à éclabousser le petit pont, balayant la suie dont l'eau était souillée tout à l'heure et brillantant le ciel du soir. Le murmure des aunes et des flots, le balancement d'une barque attachée contre le quai, tirèrent Carlsson de sa rêverie, et, son fusil sur l'épaule, il tourna ses pas vers la maison.

Le chemin serpentait sous les noisetiers, par-dessus la colline que couronnait une masse de roches couverte de sapins, et qu'il n'avait encore jamais gravie. Poussé par la curiosité, il grimpa entre les fougères et les framboisiers sauvages et se trouva bientôt sur un plateau de granit, où l'on avait érigé un signal pour les pêcheurs. Le soleil couchant éclairait une perspective à vol d'oiseau sur l'île, ses forêts, ses champs, ses prés et ses maisons, et, dans le lointain, couvrant la mer, s'étendaient à perte de vue des écueils et des îlots. Tout cela était un bon morceau de terre, et tout, l'eau, les arbres, les pierres, pouvait devenir sa propriété, si seulement il étendait une main et retirait l'autre, qui convoitait une chose capable seulement de satisfaire ses désirs frivoles et de le plonger à jamais dans la misère et dans la pauvreté. Il n'était pas besoin ici de tentateur pour lui ordonner de s'agenouiller devant ce tableau que les rayons du soleil couchant éclairaient d'une gloire de pourpre rose, l'eau bleue, les arbres verts, les maisons rouges s'unissaient en un arcen-ciel qui eût pu séduire un entendement plus subtil que celui d'un pauvre paysan.

Blessé sans retour par la négligence préméditée de l'infidèle et par le dédain de ces arrogants citadins qui l'avait frappé comme un coup de fouet en plein visage; vaincu par l'aspect du terroir gras, du détroit poissonneux, des maisons chaudes, il prit la résolution de retourner dans sa chambrette et d'éprouver une dernière fois le cœur déloyal qui déjà, peut-être, l'avait oublié. Ensuite il prendrait ce que maintenant il pouvait faire sien sans voler personne.

Quand il rentra plus tard à la ferme et vit le bâtiment loué aux étrangers ouvert et vide, les stores baissés, avec des brins de paille et des caisses gisant à l'entour, il lui sembla qu'il avait dans le gosier un morceau de pomme avalé de travers.

Après qu'il eut ramassé les objets divers laissés par les hôtes de l'été, il se glissa sans bruit dans son grenier. Il cacha son butin sous son lit, s'assit devant la table, prit une plume et du papier et se mit en devoir d'écrire. La première page fut bientôt couverte d'un flot de paroles, en partie de sa propre fabrique, en partie empruntées aux sagas et aux chants populaires d'Azélius qui, lus autrefois par hasard chez un inspecteur du Wermeland, avaient fait sur lui la plus vive impression.

« Ma bien-aimée, commençait-il, je suis assis maintenant seul dans ma petite chambre, et je me languis terriblement après mon Ida. Il me semble que c'est hier seulement que je la vis arriver ici. Et pourtant c'était alors le temps des semailles; le coucou chantait dans le bois, et maintenant nous sommes en automne, et tout le monde est parti pêcher le hareng. Mon cœur ne serait pas si affligé si seulement Ida m'avait envoyé du bateau à vapeur un geste d'adieu, ainsi que le pro

fesseur n'a pas dédaigné de le faire. Tout est si vide ce soir, maintenant qu'Ida n'est plus là, et je sens doublement cette tristesse et cette solitude, oppressé que je suis par le chagrin. Ida songe-t-elle encore à la promesse qu'elle m'a faite aux foins? Je m'en souviens comme si je l'avais mise par écrit. Mais je suis disposé à tenir ce que j'ai promis, et tout le monde n'en pourrait pas dire autant. Cela ne fait rien, et je ne m'inquiète pas si les gens me sont contraires ou non. Il n'y a qu'une personne à qui je veux dire : « J'aime Ida, et je « ne l'oublierai jamais. »

L'âpreté du désir et du regret s'était apaisée. Une amertume l'envahissait. La crainte de rivaux inconnus, des tentations de la ville et des salles de bal, la conscience de ne pouvoir longtemps la suivre dans ce chemin, l'emporta dans les régions les plus élevées du sentiment, et les souvenirs de sa vie de colporteur jaillirent à flots. Il se sentit avec joie devenir sévère, comme un vengeur qui châtie et par la bouche duquel parle un plus grand que lui.

« Quand je songe qu'Ida erre en ce moment dans la ville, sans main protectrice qui puisse la préserver de ses dangers, j'ai le cœur percé de douleur. Il me semble que j'encours devant Dieu et devant les hommes la responsabilité de l'avoir abandonnée. J'aurais voulu être un père pour Ida, et elle aurait pu s'appuyer sur le vieux Carlsson, comme sur un père selon la chair. »

A ces mots de « père » et de « vieux Carlsson », son cœur mollit étrangement dans sa poitrine; il ne put s'empêcher de penser au dernier enterrement auquel il avait assisté. « Un père, toujours plein de sollicitude. Qui sait combien de temps le vieux Carlsson errera encore sur la terre? Qui sait si ses jours ne sont pas déjà comptés, comme les gouttes d'eau de la mer et les étoiles du ciel? Plus tôt qu'on ne pense, peutêtre, il sera là gisant comme l'herbe flétrie, et peut

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