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nos ennemis ne cessent de le répéter, nous ne cesserons de protester contre l'inexactitude, la fausseté même d'une pareille accusation. De même que l'élément de la grâce surnaturelle, qui, d'après la doctrine catholique, se superpose en l'homme aux éléments constitutifs de la nature, n'enlève rien à ces derniers, mais ne fait que les ennoblir, les fortifier et les éclairer, ainsi en est-il de l'Eglise à l'égard des sociétés humaines. C'est un modèle, une lumière, une force inoculée dans l'humanité, qui loin de lui nuire, lui apporte, au contraire, un secours puissant pour atteindre son but suprême.

Que l'on n'objecte pas que, dans certains cas particuliers, certains agents, même supérieurs du pouvoir de l'Eglise, en ont abusé et l'ont employé à la destruction, non à l'édification des âmes '. Quel est le pouvoir humain contre qui ne puisse retomber une telle accusation? Nos gouvernants actuels ne sont-ils pas, plus que personne, coupables de l'abus qu'ils reprochent à l'Eglise? Les révolutionnaires nient l'autorité à cause de l'abus qu'on en peut faire c'est demander l'impossible; car dès lors que l'exercice du pouvoir est confié à un homme faillible, les effets participent nécessairement à cette défectibilité. C'est lancer l'humanité à la recherche d'une perfectibilité chimérique et substituer aux principes éternels de l'ordre social les tâtonnements de rêveries plus décevantes les unes que les autres.

Mais en quoi consiste cette liberté que nous revendiquons pour l'Eglise? Elle ne consiste pas seulement dans le droit qui appartient à toute créature de n'être pas violentée dans le for de sa conscience et de conserver intact dans son âme le dépôt sacré de la vérité. L'Eglise est une société visible, composée d'hommes vivant au milieu des sociétés humaines et n'ayant perdu aucun

'S. Paul, II ad Cor. XIII, 10: « Secundum potestatem quam Dominus dedit mihi in ædificationem et non in destructionem. >

des droits dont ils jouissent dans leurs patries respectives. Divine dans son principe, divine dans sa constitution, divine dans ses moyens d'action et dans son but, l'Eglise mérite bien que l'on respecte de si hautes destinées, toutes au profit de l'humanité. Elle se borne à revendiquer les libertés inhérentes à sa sublime mission, celles, notamment, de n'être pas entravée dans la propagation et la conservation des vérités divines, d'élever ses enfants dans les principes conformes à sa doctrine, de se préparer et de créer librement sa magistrature supérieure et secondaire, d'entretenir les relations utiles et nécessaires entre son chef et ses membres, d'acquérir quelques lambeaux de terre, soit pour sauvegarder, au besoin, le principe de son indépendance, soit pour accomplir dans sa perfection les prescriptions ou les conseils de son divin Fondateur. Il est une liberté surtout qui tient à son essence, et qu'elle ne peut jamais abdiquer entièrement je veux parler de son droit de promulguer des lois, des dogmes, des décrets disciplinaires, et d'infliger des peines convenables aux violateurs de ses commandements.

Par cette exposition de principe, on voit que l'Eglise ne réclame rien qu'elle n'ait reçu de Dieu même, et, à ce titre, ses revendications sont doublement sacrées. Elles ne peuvent pas plus être opposées aux vrais intérêts de la société civile que les droits de l'âme ne sont opposés à ceux du corps, la grâce à la nature, le ciel à la terre.

Toutefois, ces principes qui enchainent les passions pour les rendre soumises aux prescriptions divines ont nécessairement été combattus par toutes les tendances de la nature déchue à tous les degrés de l'échelle sociale et dans tous les temps. De là cette lutte incessante qu'a eu à soutenir, depuis son apparition dans le monde, la doctrine du Christ, et qui ne cesseront qu'avec le dernier combat contre le mal et la victoire suprême de la vérité sur l'erreur.

C'est l'histoire de cette lutte incessante dont il nous paraît utile de retracer à grands traits les phases principales, afin de nous consoler des violences présentes et de nous faire espérer un triomphe plus ou moins prochain.

III

Evidemment, pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne, il fut impossible à l'Eglise de faire valoir tous ses droits à la liberté. Méprisée et proscrite comme une superstition étrangère, elle vécut plus de cent cinquante ans sur la défensive sans avoir avec le gouvernement des Césars aucune relation officielle. Mais cette situation précaire ne l'empêcha pas de créer, de compléter et de fortifier son organisation intérieure.

Plus sa liberté était déniée au dehors, plus elle la proclama hautement au dedans. En face des bûchers, les martyrs donnaient hardiment le nom de Roi au Christ Jésus. Défense était faite aux chrétiens de faire juger leurs litiges par les tribunaux civils'.

Dès l'origine, cette difficulté pratique s'était présentée. Deux chrétiens de Corinthe s'étant pris de querelle, à propos d'un intérêt quelconque, portèrent leur cause devant le proconsul. A cette nouvelle, l'Apôtre saint Paul, saisi d'indignation, leur adressa les reproches sanglants que voici: «Quelqu'un d'entre vous, ayant un démêlé avec son prochain, n'a pas rougi de se faire.

1 Constitution. Apost. I. II, c. XLV : « Præclara sane Christiano homini laus est cum nemine contendere: si autem alicuius impulsu vel vexationə alicui negocium incidat, det operam ut dirimatur. quamvis sibi ind aliquid capiendum sit detrimenti ; et ne adeat ad gentilium tribunal. Sed ne patiamini ut sæculares magistratus de causis vestris judicium proferant. »

21 Ad Cor. IV, 13: « Audel aliquis vestrum habens negotium adversus alterum judicari apud iniquos et non apud sanctos. An nescitis quoniam sancti de hoc mundo judicabunt?... nescitis quoniam angelos judicabımus? Quanto magis sæcularia? »

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juger par des impies, au lieu de porter sa cause devant les saints (les fidèles). Ignorez-vous donc que les saints seront un jour établis juges de ce monde? Ignorez-vous que nous jugerons même les anges? A fortiori pouvonsnous juger les intérêts minimes de cette terre. »>

Ce n'était pas là une innovation, ni une usurpation. Cette décision de l'Apôtre des Gentils était la conséquence directe de sa doctrine. Pour lui, l'Eglise n'était pas autre chose que la nation choisie de Dieu, l'Israël spirituel succédant à l'Israël charnel, et ayant hérité de toutes les prérogatives de ce peuple rebelle et réprouvé. Or, de même que Moïse avait prescrit1 aux Juifs de faire juger leurs différends par l'Assemblée des Anciens et des Pontifes; de même, saint Paul ordonnait aux chrétiens d'observer la même discipline. Dans la situation faite à l'Eglise au milieu du monde païen, c'était plus qu'une convenance, c'était une nécessité. Sous le coup de la proscription, les chrétiens devaient, par-dessus tout, éviter de se compromettre. C'était, en outre, une garantie et une protestation en faveur de la liberté de l'Eglise, qui, comme société parfaite, a nécessairement en main, au moins en principe et dans les cas de nécessité, le pouvoir de juger ses membres. Le Christ lui-même avait implicitement supposé l'exercice de ce pouvoir judiciaire lorsqu'il avait recommandé de traiter comme un païen et un publicain quiconque refuserait de se conformer à la décision de l'Eglise en matière de conflits.

Quant au droit de propriété, l'Eglise l'affirmait par ses actes autant que les circonstances le lui permettaient. Elle usait, dans ce but, de toutes les fictions légales que lui fournissaient les décrets des empereurs

1 Deuteron. VIII, 8-12; XVIII, 8.

Matth. XVIII, 15-17 « Quod si non audierit eos dic Ecclesiæ; si autem Ecclesiam non audierit, sit tibi sicut ethnicus et publicanus.

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en faveur des corporations funéraires ou autres 1. Et, en fait, sous ce rapport, l'Eglise romaine, en particulier, était parvenue en état de prospérité qui lui permettait, dès le milieu du 11° siècle, de répandre d'abondantes aumônes jusqu'aux extrémités de l'Orient 2.

« Quelque étrange que puisse paraître ce phénomène, a dit un savant moderne, il est positif que les chrétiens, toujours proscrits comme tels et menacés de mort, même en temps de paix, depuis Trajan, ont été, au moins depuis la fin du 11° siècle ou le commencement du II, considérés, en même temps, comme les possesseurs légaux de diverses sortes de biens. L'utopie qui, se fondant sur la mission spirituelle de l'Eglise1, voudrait supprimer pour elle les conditions ordinaires d'existence d'une société humaine, s'évanouit promptement au contact de l'expérience ou de l'histoire. >>

« A quelque page, en effet, que nous ouvrions les annales de la chrétienté, nous les trouvons possédant, sous une forme quelconque, diverses natures de propriétés. »

En vain, à la fin du 11° siècle, la populace fanatique essaya d'arrêter le flot toujours grossissant des adhérents à la religion du Christ et d'enchaîner leur liberté. Ils n'étaient plus ce petit nombre qu'on pouvait mépriser; des clarissimes des deur sexes s'étaient enrôlés

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5

Cf sur cette question, un très savant article de M. P. Allard, dans les Lettres chrétiennes, 1881, pp. 194,-237. De Rossi. Roma Sotteranea I, 101-108; II, 369-70; III, 433-435. Revue archéol. (nouv. serie). X. p. 28; XIII, p. 225, etc. Revue des Questions hiotoriques, 1869, t. VI, pp. 53-54. Euseb. Hist. eccles. IV, 23. Il s'agit des aumônes du Pape S. Soter (166-175).

3 Rev. des quest. hist. 1869, t. VI, p. 97.

C'est plus qu'une utopie, c'est une erreur. L'Eglise a sans doute une mission spirituelle à remplir, mais elle est en même temps, comine je l'ai dit, une société visible composée d'hommes et agissant par des moyens nécessairement matériels et humains. Elle a des droits imprescriptibles non seulement sur les âmes, mais encore sur la conduite extérieure en général et, en certain cas, sur les corps de tous ses enfants, parce que le baptême a sanctifié et le vase qui est le corps, et la liqueur qui est l'âme. Tertullian. Ad Scapulam, cap. IV.

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