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diminuer puisqu'à chaque vacance, ils étaient remplacés par des membres hostiles. De même les ministres, qui par leur situation semblaient appelés à être les confidents, les soutiens du prince, se recrutaient forcément, par suite de leur mode de nomination, parmi ses pires ennemis.

Miloch, investi de prérogatives très limitées, se trouvait de la sorte. pris comme dans un étau. A chaque mouvement, un obstacle créé par la constitution devait nécessairement l'arrêter et, pour vaincre ces obstacles, il lui était impossible de trouver nulle part aucun appui. De son côté le soviet, qui n'avait pas tardé à entrer en lutte avec le kniaze, profita, quelques mois après la promulgation de l'oustav, d'un succès obtenu sur les troupes de Miloch par les troupes parlementaires pour aggraver l'acte de 1838. Le prince dut reconnaître, ce qui n'était point du tout contenu dans le hatti-chérif, que les membres de l'assemblée « ne pourraient être accusés ni jugés que par ordre du sultan ». C'était ouvrir la porte à l'intervention turque. Désormais la situation n'était plus tenable pour le kniaze. Quelques mois plus tard, Miloch prenait la fuite. C'était pour la Serbie le prélude de cette ère d'anarchie, qui dura près de vingt ans et qui, marquée par la chute de Michel, fils de Miloch, puis par celle d'Alexandre Karageorgevitch, ne devait se terminer que par l'abrogation du fameux article 17 de l'oustav de 1838, cause de tout le mal.

IV

la

Une première modification fut apportée à cet article par la loi du 3 mai 1858. Elle décidait qu'en cas de destitution d'un sénateur, le gouvernement serait simplement tenu de communiquer l'arrêté, avec les pièces à l'appui, à la Sublime Porte, afin que celle-ci pût s'assurer qu'il ne renfermait rien de contraire à l'oustav. A coup sûr, cette disposition nouvelle marquait un réel progrès sur l'ancienne législation. Tout d'abord l'acte au bas duquel Miloch, encore étourdi par défaite que lui avaient fait subir ses ennemis, avait imprudemment apposé sa signature, devenait lettre morte. L'ordre humiliant venu de Constantinople, faute duquel la justice, en Serbie, était paralysée vis-à-vis d'un certain groupe de citoyens, n'était plus indispensable. En second lieu, même en comparant le nouveau texte au texte primitif de l'article 17, tel que l'avait fixé l'oustav de 1838, il était possible de noter certains changements au profit du kniaze. Ainsi le texte primitif disait : « Les dix-sept membres du sénat ne pourront être destitués avant que ma Sublime Porte en ait été avisée », ce qui

signifiait très clairenent que l'approbation préalable du sultan était l'une des conditions indispensables pour la légalité de la destitution. Le nouveau texte au contraire portait : « Le gouvernement sera tenu de communiquer l'arrêté à la Sublime Porte ». C'est donc que l'arrêté était pris, la destitution prononcée d'une façon très valable avant tout avis émané de la Turquie. Un membre du soviet violait-il la loi, désormais il n'était plus nécessaire d'attendre pour le frapper une autorisation venue de l'étranger. En cas de complot par exemple, la rapidité des formes judiciaires et en même temps la force du gouvernement se trouvaient accrues. De plus, la peine une fois prononcée par le kniaze, le coupable une fois chassé du sénat, le sultan n'avait point à examiner, comme par le passé, si cette expulsion était justifiée, il n'avait point à la repousser ou à l'agréer comme contraire ou conforme à ses volontés; il lui était simplement loisible de vérifier si l'arrêté du kniaze ne violait point une disposition constitutionnelle. Désormais, par conséquent, les membres du soviet ne pourraient espérer jouir de l'impunité, que l'appui de la Porte leur assurait autrefois. Ce n'était point là un résultat négligeable.

Mais d'un autre côté le principat serbe pouvait-il à bon droit considérer que ses légitimes réclamations contre les abus occasionnés par l'article 17 avaient reçu dans la loi du 3 mai 1858 une satisfaction complète ? L'obligation de communiquer à la Porte les arrêtés pris par le prince impliquait la reconnaissance de sa suzeraineté. A ce point de vue, la loi du 3 mai 1858 était une loi boiteuse, forcément provisoire, car elle n'était pas de nature à contenter pleinement le kniaze.

La difficulté relative à la déchéance des membres du soviet n'était du reste pas la seule qu'elle n'eût résolue qu'à moitié. Nous avons vu précédemment que l'oustav de 1838 ne prévoyait point le cas où, l'assemblée ayant présenté un projet de loi, le prince refuserait sa sanction. La loi du 3 mai 1858 ne réussit point tout à fait à porter remède à cette lacune. Elle statua que toute proposition émanant du sénat et repoussée par le prince serait soumise à une nouvelle délibération du conseil, après quoi elle acquerrait force de loi, pourvu qu'elle réunît les deux tiers des suffrages. Ainsi le principat voyait son pouvoir mieux délimité; mais en même temps il le voyait affaibli. Le droit de veto du prince dans la constitution nouvelle était encore plus illusoire, si l'on songe aux facilités que les membres du soviet avaient de s'entendre et de se liguer, que dans le statut de Davidovitch, où, sans exiger la majorité des deux tiers pour l'adoption des propositions, l'on avait proclamé la nécessité d'une triple délibération. En résumé la loi du 3 mai 1858 modifiait tout et ne résolvait

rien. D'un côté elle augmentait les droits du kniaze, d'un autre ceux du sénat. Des contradictions, des réformes maladroites ou incomplètes, voilà tout ce qu'elle contenait. C'était insuffisant pour éviter une crise à une nation inquiète, mécontente, qui, les yeux tournés vers l'Occident, sentait fort bien la différence entre ce qu'elle était et ce qu'elle aurait dû être.

Il ne fut plus bien difficile, même pour les esprits les moins perspicaces, d'avoir pleine conscience de la situation quand, le 20 septembre 1858, une note insérée dans la « Gazette Serbe » annonça que le gouvernement, convaincu « que depuis quelque temps la nation manifestait vivement le vœu de la réunion d'une assemblée nationale, dans laquelle elle pût faire connaître ses demandes par ses représentants », s'était mis d'accord avec le sénat pour convoquer prochainement la skoupchtina, et avait chargé une commission de rédiger une loi électorale. Rédiger une loi électorale, c'était toute une révolution! C'était régulariser la convocation de la skoupchtina, la rendre permanente, en faire peut-être le premier des pouvoirs publics. Ce qui avait causé jusque-là la faiblesse des assemblées, c'était l'imperfection de leur organisation, c'était leur irrégularité, leur brièveté. Les anciennes skoupchtinas ne duraient guère plus de quatre jours. Pour le spectacle qu'elles offraient, l'on ne saurait mieux les comparer qu'à nos meetings modernes. Qu'on se figure une foule tumultueuse, se pressant, se bousculant, vociférant sur la place publique! Dominant à grand' peine les clameurs qui s'élèvent de cette multitude, l'orateur du gouvernement, placé sur une tribune élevée, lisait à haute voix un long questionnaire préparé d'avance et s'arrêtait de temps. à autre pour recueillir les votes du peuple. D'ordinaire les disputes particulières abrégeaient les séances, et le président, impuissant à dominer le bruit, mettait enfin un terme à ces comédies parlementaires en prorogeant l'assemblée à l'année suivante. Quelle autorité, quelle influence pouvaient avoir de pareilles chambres!

La loi de novembre 1858 marqua une réforme radicale des skoupchtinas. Désormais ce ne furent plus des comices, ce furent de véritables parlements et le système représentatif exista en Serbie. Tout Serbe, disait en substance cette loi, est électeur à l'âge de vingt-cinq ans, éligible à trente. Les ecclésiastiques et les employés ne sont ni électeurs, ni éligibles. L'élection est directe dans les campagnes, à deux degrés dans les villes. Les députés sont les représentants, non d'une localité, mais de l'ensemble de la nation. Font partie de droit de l'assemblée les présidents de la cour de cassation, des tribunaux d'appel et de cercle, les archiprêtres des cercles, quatre archimandrites des couvents et quelques autres hauts fonctionnaires. Les députés sont

A. TOME X.

1895.

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inviolables pendant la session et on ne peut les rendre par la suite responsables de leurs votes. Le vote est public. L'assemblée délibère sur les propositions du gouvernement; elle a aussi le droit d'initiative. Les décisions ne sont valables que lorsqu'elles ont été sanctionnées par le sénat et par le prince. L'assemblée nomme son président et le reste de son bureau.

Assurément, parmi ces dispositions, il y en avait un grand nombre d'excellentes. Je ne reviendrai pas sur les avantages du système représentatif. Évidemment quatre cent trente-sept députés pouvaient discuter avec beaucoup plus de méthode et par suite avec beaucoup plus de fruit qu'une foule tumultueuse de plusieurs milliers de citoyens. Mais d'autre part les libertés de la nation n'étaient-elles pas mieux sauvegardées, depuis que la skoupchtina, au lieu de se prononcer nécessairement et exclusivement sur certaines matières, pouvait sans contrainte et selon son gré, les aborder toutes! La fixation de l'âge de vingt-cinq ans pour l'entrée en jouissance des droits électoraux était aussi une heureuse mesure : le jeune homme devenu majeur, en pleine possession de sa raison, était, durant quelques années, le spectateur désintéressé des affaires publiques, avant d'y prendre part soit comme simple citoyen, soit comme député. On n'a qu'à louer le législateur de 1858 d'avoir décidé que les employés de l'État seraient inéligibles devenus représentants du peuple, placés entre leurs devoirs. vis-à-vis du ministère et les intérêts du pays, ils eussent été dans une situation fausse. Signifier aux membres de la skoupchtina que, bien qu'élus par une circonscription, ils avaient à s'occuper non d'elle seule mais de l'État tout entier, c'était peut-être leur répéter une vérité bien vieille, mais qu'encore aujourd'hui l'on méconnaît souvent. Assurer aux députés l'inviolabilité durant les sessions ainsi que l'impunité pour leurs paroles, leur laisser la nomination de leur président et de leur bureau, c'était donner de précieux gages de liberté.

Malheureusement toutes les innovations de la loi de 1858 ne valaient pas celles que nous venons de signaler; quelques-unes même les contredisaient. Ainsi pourquoi imposer à la nation comme ses mandataires, les membres du haut clergé et de la haute magistrature? Pourquoi retrancher systématiquement du nombre des électeurs les employés de l'État et les ecclésiastiques? Est-il donc certaines fonetions dans lesquelles on est moins capable d'apprécier quels sont les hommes les plus aptes à gouverner? De même n'était-ce pas une bizarrerie que d'instituer d'une part le suffrage direct dans les campagnes, d'autre part le suffrage à deux degrés dans les villes? L'on aurait plutôt compris l'anomalie inverse: les circonscriptions rurales embrassant une vaste étendue de territoire, pour éviter aux habitants

des dérangements coûteux et incommodes, pour les inviter d'une façon plus inéluctable à manifester leur opinion, on aurait pu, sans que cela fût trop étrange, les réunir en groupes et donner à ces groupes mission de nommer des délégués, qui seuls auraient participé à l'élection du député. Le système adopté était-il une précaution contre. l'affolement et les passions des basses classes, plus nombreuses dans les villes que partout ailleurs? C'est à peu près la seule explication plausible et cette explication n'est point une justification.

Un autre défaut grave de la loi de novembre 1858, c'était d'exagérer la quantité des députés. Un pays de peu d'étendue, l'un des moins peuplés de l'Europe, puisqu'il ne possédait guère qu'un million d'habitants à cette époque, avait presque une représentation égale en nombre à celle d'une grande nation comme la France. Cette situation présentait trois inconvénients. D'abord, les circonscriptions étant plus. restreintes, la corruption était plus aisée; ensuite, comme il y avait beaucoup de députés, les séances étaient souvent orageuses; enfin les charges du trésor étaient accrues dans une large mesure, car l'usage était alors, comme il est encore aujourd'hui, d'allouer à chaque membre de l'assemblée une indemnité d'un thaler par jour pendant la session, en sus des frais de déplacement. Mais le vice capital dans l'organisation de la skoupchtina, c'était sans contredit le droit qu'elle avait d'exprimer les doléances et de formuler les griefs de la nation. De la sorte, à tout propos, un simple député, sous prétexte de veiller au bien public, avait le droit de mettre en cause les ministres et le prince lui-même. Sans s'en douter, l'on avait institué au sein du parlement une sorte d'accusateur permanent et renouvelable, qui harcelait le gouvernement et, à force de le blâmer sans cesse, finissait toujours par lui enlever un peu de son autorité et de son crédit.

Ainsi, en voulant régénérer la skoupchtina, on avait dépassé le but. Le législateur avait eu l'intention d'équilibrer les grands pouvoirs de l'État. Par la loi électorale de septembre 1858 il avait simplement réussi à substituer l'omnipotence de l'assemblée à celle du sénat. Le pays avait changé de tyran; la tyrannie existait toujours et l'oligarchie qui dominait en Serbie, pour avoir ouvert ses rangs à quelques nouveaux venus, n'en restait pas moins oppressive et insupportable.

V

Nous ne nous appesantirons point sur la loi de juillet 1859, qui remplaça celle de septembre 1858, mais sans la modifier autrement que dans le détail. Ce changement ne mérite d'être noté, que parce

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