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On le voit, par cette rapide analyse d'une discussion intérieure, plus sincère que ne pouvait l'être le débat au grand jour de la tribune, le trait le plus saillant de la situation, c'était une division active, un éparpillement des opinions, un échec obstiné fait par les partis à leurs efforts mutuels. Le pouvoir était placé au milieu de toutes les contradictions, comme l'objet de la convoitise universelle. On se préoccupait de sortir d'une situation sans issue par quelque coup d'habileté, par quelque effraction violente. Nulle transaction possible.

La discussion générale fut close, le 14 juin, dans le sein de la commission. M. le général Cavaignac en avait demandé la clôture, proposant que la commission s'occupât, avant tout, de résoudre la question entre la république et la monarchie. Je ne me sens pas libre, dit l'honorable général, de discuter avec les membres de la commission qui ne veulent pas de la république. Il faut qu'auparavant le terrain soit déblayé de la question de la monarchie ou de la république. Quand on viendrait aux détails, il indiquerait un ordre de discussion pour arriver à formuler une opinion.

Selon lui, la république était la seule forme de gouvernement fondé sur la souveraineté du peuple; la monarchie en était l'exclusion. Il adjura les monarchistes de proposer leur principe, il les y pousserait à la tribune. Il pensait que la commission devait agir ainsi. Il faut, ajoutait l'orateur, examiner d'abord les propositions partielles, puis celles de révision totale. La pensée de la proposition de la rue des Pyramides est celle-ci : d'amener l'Assemblée à dire qu'il faut réviser la Constitution en passant pardessus la discussion. Est-ce que la souveraineté nationale n'existe pas? On veut que l'Assemblée s'efface dans la discussion. Ce n'est ni constitutionnel ni honorable. Une révision est une crise. Dans une question pareille, l'Assemblée doit avoir sa part de responsabilité. C'est elle qui décide la révision; elle doit dire pourquoi et dans quel but. Il connaissait la force de la souveraineté nationale; mais il ne comprenait pas que ses nouveaux partisans lui répétassent à chaque instant qu'elle pouvait tout.

La révision totale, il ne l'admettrait que comme résultat de la discussion de tous les articles. Mais la question à vider d'abord,

c'était celle de la monarchie. Sans doute la discussion constaterait l'impuissance des monarchistes, et la Constitution en sortirait victorieuse. Après l'épreuve faite, il faudrait bien que cette guerre finît. Il y avait des défauts dans la Constitution. Il eût voulu l'élection à deux degrés pour le Président. Alors il y aurait un grand nombre de candidats. La république rencontrerait moins d'opposition. Il voterait néanmoins contre la révision, parce que la Constitution est une barrière contre les entreprises usurpatrices, et qu'il ne voulait pas l'abaisser. L'art. 45 était pour lui un principe. La stabilité des hommes a tué la stabilité des choses. Il faut que le pays soit convaincu de cette vérité par son expérience pratique. La seule chose qui rendra le pouvoir stable, c'est de l'isoler des prétentions individuelles.

Chaque jour, cependant, un incident nouveau ajoutait quelque chose aux excitations politiques. On se le rappelle, l'opinion publique s'était émue d'une révélation qui s'était produite à l'occasion d'un procès de presse. L'auteur d'un article incriminé pour publication de nouvelles fausses, avait cru pouvoir se défendre par la lecture d'une note émanée de M. le préfet de police. Dans cette pièce, la société du Dix Décembre était sévèrement qualifiée. Les dignitaires de cette société y étaient signalés comme se livrant au trafic des fonctions publiques. L'un d'eux, représentant du peuple, aurait fait obtenir une place à un tiers, sous la condition d'en partager avec lui les appointements.

On citait ce passage de la note de M. Carlier, sur la société du Dix Décembre :

» La Société du Dix Décembre, qui prend le titre de Société de secours mutuels, est une société politique qui ment à son titre et à son organisation : elle est, comme toutes les sociétés de ce genre, composée d'intrigants et d'hommes tarés qui, sous prétexte de faire le bien par dévouement, cherchent à se poser pour l'avenir et sont dévoués à leurs intérêts et à leurs passions. La mauvaise composition de cette société est notoire; elle compromet le Président, en lui attribuant des intentions qu'il n'a pas; elle lui fait un mal infini en se posant entre le pays et lui; elle arrête l'élan du peuple, qui ne veut pas se poser en conspirateur; elle donne à la malveillance les armes qui lui manqueraient si cette Société n'existait pas. Les manifestations spontanées qui ont lieu dans les départements étant attribuées au Dix Décembre, ne trouvent plus d'imitateurs et ne font aucun effet. Outre ces considérations générales, les dignitaires de cette Société sont les auteurs de toutes les calomnies qui se répandent sur certains hommes. Ils veulent des places, et ils en promettent au nom du prince,

Quelques membres de l'Assemblée, qui passaient pour les plus dévoués à la politique du président de la République, ne voulurent pas rester sous le coup d'un soupçon qui les atteignait plus particulièrement. M. Larabit, en quelques mots empreints. d'une indignation sincère, vint déférer à l'Assemblée l'acte signalé dans la note de M. le préfet de police. Le ministère, mis en demeure de s'expliquer, déclara qu'une enquête administrative était commencée, et qu'aussitôt les faits connus, la justice aurait son cours.

Mais on avait espéré exploiter la susceptibilité de l'Assemblée, et MM. Joly et Noël Parfait cherchèrent à faire d'une question de morale publique, une question de solidarité pour la chambre. Un représentant, M. Lemulier, était en cause. De là cette conclusion qu'une enquête administrative, pas plus qu'une enquête judiciaire, ne pouvait suffire, que l'Assemblée seule avait qualité pour connaître des faits qui intéressaient sa dignité, et qu'il y avait lieu d'adopter le moyen indiqué dans un ordre du jour déposé par M. Noël Parfait, c'est-à-dire une enquête parlementaire.

Ces conclusions furent soutenues par la droite et la gauche de l'Assemblée, d'un côté, par MM. de La Rochejaquelein et Vesin, de l'autre, par M. Jules Favre. M. le général d'Hautpoul s'y rallia également. L'honorable général se trouvait mis en cause dans la note de M. le préfet de police. Il y était dit :

<< Tout le monde sait que le ministre de la guerre ne laisse pas échapper une occasion de calomnier le général Changarnier; toute la France sait le discrédit où il est tombé devant la Chambre, qui lui reproche la légèreté de ses assertions, pour me servir d'une expression très-voilée. On reproche surtout au ministre de la guerre de compromettre le Président en ne lui disant pas la vérité et en lui tenant un langage tout autre que celui qu'il tient à d'autres personnes. Il en résulte un tiraillement et une froideur entre les gens qui ne demandent qu'à s'entendre et qui sont fort étonnés de se trouver divisés.

»M. le Président pourrait hésiter à sacrifier son ministre de la guerre si la commission permanente ou l'Assemblée seules lui manifestaient du mauvais vouloir; mais lorsque le pays tout entier, les amis les plus dévoués du Président et de leur pays sont d'accord avec l'Assemblée, en cédant à cette manifestation, on fait un acte politique utile, et non un acte de faiblesse, etc. »

Au reste, l'enquête parlementaire était réclamée avec instance

par M. Lemulier lui-même, qui déclara que si elle n'était pas adoptée, il déposerait immédiatement ses fonctions de représentant.

Une fois le nom du représentant livré à la publicité, la responsabilité morale de l'Assemblée se trouvait dégagée; il restait alors un fait vrai ou calomnieux, mais qui, dans tous les cas, devait être déféré au pouvoir judiciaire, seul compétent pour arriver à la recherche de la vérité. Peut-être M. le ministre de l'intérieur eût-il mieux fait de borner là sa réponse à M. Joly, au lieu d'entrer dans une argumentation de détails qui put être interprétée un instant comme une fin de non-recevoir présentée par le ministère. Il n'y a pas eu, dit-il, de rapport, mais une note informe, le canevas d'un travail confié à l'honneur d'un homme qui en a abusé. Les renseignements indiqués dans cettè note n'avaient pas encore été vérifiés, et d'ailleurs ils n'étaient pas destinés à être divulgués, ils n'avaient pas acquis le caractère de publicité qui, seul, pourrait servir de base à un débat.

L'opposition ne manqua pas de tirer parti de ces paroles et de les signaler comme une révélation de la tactique ministérielle. Le gouvernement, s'écria M. Jules Favre, veut empêcher que la lumière ne se fasse. Il espère, à l'aide de subtilités de droit, obtenir une ordonnance de non-lieu, comme celle qui a assuré l'impunité des assommeurs de la rue du Havre.

Ainsi, dans la pensée de M. Jules Favre, la demande d'une enquête parlementaire était une expression de défiance contre la magistrature; elle ne tendait à rien moins qu'à dépouiller le pouvoir judiciaire de ses attributions pour les transférer à l'Assemblée. M. le ministre des affaires étrangères fit ressortir ce qu'un pareil résultat aurait de monstrueux; il indiqua la seule voie qu'il y eût à suivre en présence des faits signalés ou la justice reconnaîtrait qu'il y avait délit, et le but serait atteint, ou elle déciderait que les faits, bien que réprouvés par la délicatesse et la morale, ne réunissaient pas les éléments constitutifs du délit, et alors elle acquitterait; mais elle aurait constaté les faits; mais elle aurait procédé à une instruction sévère dont l'Assemblée pourrait, si elle le voulait, faire à son tour la base d'une enquête parlementaire.

Mais que serait cette enquête dans l'état actuel des choses? quelle en serait l'issue? est-ce que l'Assemblée avait sur ses membres une juridiction, même disciplinaire? Non, répondit M. de Vatimesnil? Ce serait là une flagrante usurpation de pouvoirs ; une pareille enquête attenterait de toute nécessité à l'indépendance de la justice. Déclarerait-elle, en effet, que l'un de ses membres avait manqué à l'honneur? elle ferait un acte que la Constitution interdisait. Déclarerait-elle, au contraire, qu'il n'y avait aucun reproche à lui adresser? voilà la justice enchafnée et son action paralysée. Chaque terme du dilemme aboutissait à la confusion et à l'anarchie.

Ces principes finirent par triompher; mais telles étaient les préventions de l'Assemblée, que l'ordre du jour pur et simple. ne fut adopté qu'à la majorité de 335 voix contre 306 (16 juin).

N'était-ce pas un déplorable indice d'affaiblissement et d'anarchie morale, que de voir une Assemblée nommée pour représenter la France, discuter à chaque instant les bases les plus respectables de la société, le principe même de l'autorité, les conditions de l'obéissance militaire, la division et l'indépendance des pouvoirs ?

Le 18 juin, encore un scandale. Encore une de ces scènes affligeantes qui, selon l'expression de M. Léon Faucher, faisaient courir à la liberté les dangers les plus sérieux, et soumettaient le gouvernement représentatif à la plus terrible épreuve.

L'Assemblée avait ouvert la délibération sur un projet de loi, qui avait pour but de modifier l'organisation administrative de la ville de Lyon et des communes suburbaines, en ce qui touchait l'action de la police et le maintien de la sûreté générale. On sait que la ville de Lyon, comme celle de Paris, est entourée par plusieurs groupes importants de populations qui forment autant de communes distinctes, et dont les principales sont : La CroixRousse, Vaise et La Guillotière. Mais à la différence du régime établi pour la banlieue parisienne, dont toutes les communes sont placées sous l'autorité du préfet de police, chacune des communes qui forment l'agglomération lyonnaise avait, nonseulement son administration municipale distincte et séparée, mais encore sa police particulière et indépendante, qui échappait

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