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Ce triage, ainsi facilité par l'énumération des délits d'habitude, peut-il être fait par le juge à l'audience (1)? Il paraît bien malaisé de le faire ultérieurement, la peine infligée pour un léger vol, pour une escroquerie, pouvant être trop courte et ne pas permettre une observation et une enquête sérieuses suffisamment prolongées. Car, à moins de réformer sur ce point aussi notre système pénal, le juge resterait libre d'infliger à des délinquants d'occasion une courte peine, et on ne peut espérer qu'il modifierait sa jurisprudence. Ainsi il serait à craindre que des malfaiteurs ayant besoin d'amendement échappent au traitement, et qu'après un nouveau délit il soit désormais trop tard. Les délinquants inoffensifs envoyés par erreur au pénitencier pourraient au contraire en être libérés par les soins de l'Administration, l'inutilité d'une cure prolongée ayant été reconnue. Mais l'autre danger subsiste et paraît difficile à éviter. Si l'on veut conserver au juge le droit. d'opter entre la peine ordinaire et le traitement spécial, il faudrait au moins préparer sa décision par des informations complètes, par une enquête consciencieuse; mais pour cela le jugement devrait être différé, la détention préventive prolongée. Cette méthode offre bien des inconvénients; elle se recommande pourtant, puisqu'on ne peut espérer découvrir un criterium infaillible pour distinguer si le délit est un accident ou si cet accident est déjà un délit d'habitude.

Nous avons voulu examiner, ainsi que nous nous l'étions. proposé, la possibilité d'appliquer la sentence indéterminée, dans le domaine de la pénalité proprement dite. Nous n'indiquerons donc que brièvement le vaste champ qui s'ouvre à (1) C'est le système employé dans l'État de New-York, pour l'envoi à

Elmira.

l'indétermination, sur le terrain de la prévention, des mesures préventives ou de sûreté, de la pathologie et de l'éducation. Partout où un traitement plus ou moins pénal doit poursuivre un but précis en un temps indéfini et incertain, l'indétermination est d'une utilité logique et pratique. Pour l'éducation correctionnelle des enfants abandonnés ou criminels; pour l'internement dans une maison de travail des mendiants (1), des vagabonds, des paresseux, de tous ceux qu'on a qualifiés d'« invertébrés »; pour le traitement des alcooliques, des buveurs d'habitude dans un asile spécial; pour la séquestration des aliénés-criminels dans des «< manicomes >>, l'idée de ne pas limiter d'avance la durée de l'incarcération est si naturelle qu'elle paraît s'imposer de plus en plus et qu'après avoir été préconisée dans les vœux des congrès, elle entre dans les législations: la Belgique a admis le principe dans la mise à la disposition du gouvernement des jeunes délinquants (art. 25 de la loi du 27 novembre 1891), des mendiants et des vagabonds (art. 13 de la même loi). D'autres législateurs suivront-ils cet exemple? S'inspireront-ils de la résolution adoptée par le dernier en date des congrès pénitentiaires, le congrès de Paris 1895, qui déclarait (2) que: « la mesure la plus efficace contre les professionnels du vagabondage et de la mendicité est l'internement prolongé, en vertu

(1) Pour introduire l'indétermination dans le traitement des mendiants, il suffirait d'appliquer l'art. 274 du C. P., qui dispose que : le mendiant sera, après l'expiration de sa peine, conduit au dépôt de mendicité. La durée de cet internement n'est limitée par aucune loi; le décret du 22 sept. 1808, spécial au dépôt de Villers-Cotterets, contenait une disposition portant que les mendiants seront retenus dans cette maison, jusqu'à ce qu'ils soient rendus habiles à gagner leur vie par le travail, et au moins pendant une année. Il ne s'agit pas d'une peine, mais d'une mesure de police, absolument indéterminée.

(2) Résolution votée par la 3o section. Bull. des Prisons, 1895, p. 1041.

d'une décision judiciaire, dans des colonies spéciales de travail. Les internés devront être libérés, dès que, par suite de leur amendement et par suite de chances de reclassement, leur détention ne sera plus nécessaire ». La fixation d'un maximum par le juge peut-elle avoir ici quelque utilité? Si on y renonce, la porte est ouverte aux sentences indéterminées.

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Il y a des degrés dans l'indétermination; il y a même diverses espèces d'indétermination. Car elle peut exister dans la loi et dans la sentence du juge et dans la peine; mais la peine est encore indéterminée alors même que sa durée est limitée par un maximum. En réalité la sentence absolument indéterminée est la seule qui le soit vraiment; seule elle réserve entière l'appréciation de l'autorité exécutive, elle laisse incertaine non seulement la date précise de la libération, mais la libération elle-même. Par opposition à la peine préfixe mesurée par le juge, le prononcé d'une condamnation, dans laquelle le taux du châtiment n'est prédéterminé que par les limites légales, apparaît pourtant comme une concession très nette au principe de l'indétermination. Mais suffit-il que le tribunal ait précisé par un chiffre la condamnation qu'il inflige pour que le pouvoir appréciateur du juge soit sauvegardé? La libération anticipée, en venant réduire la peine effective, entame déjà le jugement rendu; si en outre la détention primitivement limitée peut être prolongée par une décision ultérieure, émanant d'une nouvelle autorité, le dogme de l'appréciation judiciaire n'est plus qu'une fiction, toute la réalité du pouvoir ayant passé aux mains de l'Administration pénitentiaire.

Il en est exactement ainsi dans le système imaginé par M. Charles Lucas le juge ayant prononcé, par exemple, le maximum de la peine qui est de 25 ans, la durée réelle de la détention sera établie de la façon suivante. Tous les trois mois, une autorité spéciale devrait décider sur le passage du prisonnier à une classe inférieure, à commencer par la 24o, ou sur son maintien dans sa situation actuelle. Le détenu parcourrait ainsi les 25 degrés de l'échelle et n'arriverait à la libération qu'en sortant de la dernière classe. Si au bout de ses 25 ans, il n'en est encore qu'au 15° ou 12° degré, il devra nécessairement franchir les autres, avant de rentrer dans le sein de la société. Ainsi une condamnation à 25 ans de réclusion se réduira peut-être à une détention de six ans et trois mois au minimum, tandis qu'un individu puni de trois ans de la même peine ne serait jamais libéré et resterait indéfiniment dans la troisième classe. C'est là un système indéterminé pour le maximum tout au moins, car le minimum de chaque peine peut être aisément calculé d'avance. Ce projet déjà ancien ne se recommande pas par un caractère simple et pratique ; il est original.

La sentence absolument indéterminée est celle où la peine n'est limitée d'avance ni dans la loi, ni par le juge. Le projet en a été fait par M. Kraepelin, sans aucune condition, par M. Van Hamel et M. von Liszt, avec certaines restrictions : la décision sur la libération devant être obligatoire après une période fixe, mais pouvant être indéfiniment rejetée à chaque examen. Ces propositions visent le traitement des délinquants incorrigibles, pour lesquels l'espoir de libération ne saurait être que lointain et exceptionnel.

Il ne serait pas nécessaire, ni même logique, ni certaine

ment habile de réclamer une indétermination absolue pour obtenir par la peine l'amendement d'un délinquant, pour assurer son reclassement avec les meilleures chances de succès. Dans tous les projets (1) de traitement pour les amendables, nous voyons en effet la durée limitée à priori d'une façon plus ou moins définitive. Et toutefois nous savons que M. Brockway, après une expérience prolongée de l'indétermination relative, se prononce en faveur d'un système absolument indéterminé ; le fondateur d'Elmira, non content des résultats obtenus, regrette sans doute de voir échapper à ses efforts, résister à ses méthodes un groupe de malfaiteurs déjà endurcis. Il lui a semblé que la paresse et l'entêtement de ces incurables s'abritaient derrière la certitude de la libération, et il projette de renverser cette barrière qui protège les réfractaires contre l'amendement. Mais peut-être l'idéal qu'il poursuit et qui est de guérir les incurables ne saurait-il être atteint, et trouvera-t-on toujours un résidu d'incorrigibles?

La détermination ne serait donc que relative, la durée de la peine étant limitée à priori par un maximum et un minimum. C'est la solution que le docteur Despine préconisait déjà, comme une concession provisoire aux traditions; les docteurs Wines et Guillaume la proposaient au congrès de Stockholm, et l'Union internationale de droit pénal l'adoptait et en inscrivait le principe dans son programme. Mais ces limites seront-elles fixées par la loi ou établies par le juge?

Il ne saurait être question d'introduire purement et simple

(1) Sauf toutefois celui de M. Kraepelin, pas explicite d'ailleurs sur la réalisation de son système.

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