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et adhésions, 102,464. Sur le nombre total, il y avait pour la révision, 741,011 signatures, croix et adhésions; pour la révision et la prorogation, 370,511, et pour la prorogation seule, 12,103. Les signataires de pétitions inconstitutionnelles demandant soit une révision immédiate de la Constitution par l'Assemblée, soit la prorogation des pouvoirs du Président actuel, ou exprimant d'autres vœux inconstitutionnels, étaient au nombre de 42,000.

Treize jours après, la veille du grand débat sur la révision, un supplément de rapport était devenu nécessaire. Pendant ces deux semaines, le chiffre des signatures et des adhésions opposées à toutes les pétitions s'était élevé à 232,682, ce qui donnait un total de 1 million 356,307 signatures et adhésions. Parmi les signatures et les adhésions nouvellement arrivées, il y en avait 1,350 qui n'étaient pas légalisées. Le chiffre des signatures inconstitutionnelles était beaucoup plus considérable, proportionnellement, que dans les pétitions sur lesquelles le rapport avait été déjà soumis à l'Assemblée. Il s'élevait à 15,000 environ. Elles avaient été presque toutes apposées sur les pétitions qu'avait fait circuler la Société de l'Union commerciale agri

cole.

Le rapport de M. de Melun (du Nord) signalait les délibérations illégales de conseils électifs qui souvent avaient formulé des vœux favorables au pouvoir; M. le général Cavaignac déclara que jamais, excepté lors de la dernière session, les conseils généraux n'avaient émis de vœux polítiques. M. Odilon Barrot réclama trèsvivement contre la part restreinte que les hommes qui avaient conquis le pouvoir au nom de la liberté voulaient faire à cette même liberté aussitôt qu'elle était conquise. Dans son opinion, les luttes et les efforts des partis sont la vie des Etats libres; aussi revendiquait-il le droit de pétitionnement comme une condition essentielle de la liberté. Vous avez établi, dit-il, le gouvernement de l'opinion publique, mais voudriez-vous donc son établissement à la condition que l'opinion publique ne se manifestât point?

A l'occasion d'une autre phrase du rapport qui attribuait le mouvement révisioniste à un sentiment populaire dont on ne saurait

bien apprécier la portée, M. le général Cavaignac dit que le pétitionnement n'exprimait pas un vœu libre et formel du pays. M. Odilon Barrot soutint au contraire que le mouvement lui paraissait vraiment national, et qu'il s'en ferait le défenseur à la tribune devant l'Assemblée.

Le rapporteur terminait, en appréciant la part que l'autorité avait prise au mouvement pétitionniste; il mettait hors de cause l'administration centrale, mais il signalait l'intervention assez fréquente des municipalités et des autorités locales.

Interpellé sur les prétendues manœuvres du gouvernement, M. Léon Faucher déclara que le gouvernement avait vu avec satisfaction le mouvement de l'opinion publique; mais il avait interdit les délibérations des conseils municipaux qui avaient cet objet; quand les délibérations avaient eu lieu, il les avait fait annuler. Le gouvernement avait de plus refusé d'intervenir dans la direction du mouvement. L'intimidation, l'influence ne s'étaient exercées que du côté des anarchistes, à Paris notamment. En résumé, le gouvernement, dit M. le ministre de l'intérieur, a désiré les pétitions comme pouvant éclairer les pouvoirs; mais il ne les a pas provoquées, et il n'aurait pas pu les provoquer. On ne provoque pas un pareil mouvement: il est national.

N'y avait-il pas, en effet, quelque aveuglement à ne reconnaître que la pression du pouvoir central dans un mouvement qui réunissait 1 million et demi de pétitionnaires dans une même manifestation politique.

Le vrai mot de toute cette agitation, M. de Tocqueville l'avait dit dans le sein de la commission. On a beau crier, avait-il répondu, que le gouvernement a été étranger au pétitionnement; qui de nous a le moindre doute qu'au contraire il y a pris la plus grande part? Sans doute il a trouvé le pays bien disposé; mais il est évident que l'impulsion est venue d'en haut, que la direction est partie de Paris.

Qu'eût fait l'impulsion venue d'en haut, la direction venue de Paris, si le pays n'avait pas été bien disposé?

Le 14 juillet amena le moment solennel et décisif. Les débats s'ouvrirent sur la révision de la Constitution. M. le président Dupin prit le premier la parole pour adresser à l'Assemblée quel

ques observations qui répondaient parfaitement à la gravité des circonstances et au sentiment universel. Il recommanda aux partis de faire preuve de modération et de retenue, de s'écouter patiemment les uns les autres, de se montrer par leurs qualités plutôt que par leurs défauts, « afin d'apparaître aux yeux du pays qui les épie et qui devra les juger, sous des couleurs plus propres à le rassurer qu'à lui inspirer des craintes pour un avenir entrevu avec anxiété. »

Cet appel fut entendu pendant les premières séances et tous les côtés de la Chambre firent assaut de réserve et de mesure.

M. de Falloux parla le premier, en faveur de la révision totale. L'éminent orateur porta un jugement élevé, impartial sur la situation où trois années de République avaient conduit la France. Toutes les objections que le projet avait soulevées, il les discuta avec une grande puissance de bon sens, avec une grande sagacité politique.

A la différence des légitimistes qui demandaient, avec M. de Larochejaquelein, que la révision de la loi du 31 mai précédât la révision de la Constitution, M. de Falloux voulait que la révision de la Constitution précédât la révision de la loi du 31 mai. Qu'est-ce en effet, disait-il, que la loi du 31 mai, sinon la seule garantie que les entraves de la Constitution aient permis de chercher contre les abus et les dangers du suffrage universel? La Constitution revisée, et les obstacles qu'elle oppose à l'amélioration du suffrage universel une fois levés, il est évident que la loi du 31 mai n'a plus d'objet. Les garanties incomplètes et contestées qu'elle donne à la cause de l'ordre seront naturellement remplacées par les garanties plus complètes et plus étendues que donnera la Constitution réformée et améliorée. Sur le fond des choses, point d'équivoque, point de réticence; M. de Falloux se prononça pour la révision totale contre la révision partielle ; nonseulement il posa, mais il trancha nettement, catégoriquement la question entre la monarchie et la république. Quelles sont les chances de la république? Est-il vrai que la république soit le régime qui nous divise le moins? M. de Falloux expliqua spirituellement le seul sens raisonnable et vrai qu'il fût possible d'attacher à ce mot fameux, si souvent commenté.

La république ce n'est pas le régime qui nous divise le moins, c'est le régime qui nous permet de demeurer divisés; c'est bien différent. C'est le régime qui nous permet de rester divisés les uns vis-à-vis des autres, loyalement, honorablement, commodément; commodément aujourd'hui, demain peut-être

non.

Eh bien ! c'est là un avantage dont nous avons joui trois ans ; c'est assez, n'en abusons pas.

Ce régime, qui nous divise le moins, c'est celui qui ruine la France, c'est celui qui annule toutes ses forces, c'est celui qui condamne le grand parti de l'ordre à encourir la responsabilité d'une radicale et invincible impuissance ;* c'est le régime qui condamne notre pays, non-seulement à l'immobilité, mais à la léthargie, à cette sorte d'état dans lequel on conserve encore assez de perception pour voir que l'on creuse votre fosse et que l'on coud votre linceul, mais pas assez pour pousser le cri ou faire le mouvement qui vous sauverait. Voilà l'état que nous devons au régime qui nous divise le moins.

Eh bien! cet état ne peut pas durer pour un peuple sans devenir mortel; c'est la léthargie. Et, on le sait, pour la léthargie, il faut le réveil ou la mort.

Ce qu'il y eut de plus instructif et de plus affligeant dans ce discours, ce fut le tableau tracé par l'éloquent orateur des résultats que ces divisions fatales ont produits sur les destinées de notre pays, sur la situation matérielle, politique et morale de la France. On eût voulu pouvoir douter de ces résultats si tristes, si blessants pour notre fierté nationale; mais comment douter des chiffres? Cette éloquente peinture de 1.otre décadence, esquissée à grands traits, avec une loyale tristesse, produisit une vive impression sur l'Assemblée.

Au point de vue matériel, politique, la révolution n'a pas cessé de faire perdre à la France et de faire gagner à l'Europe. En quelques mots, ce qu'il y a de moins passionné au monde, la statistique, vous mettra en un instant sous les yeux ce que je crois qu'il est important que vous envisagiez.

Voici le résumé des populations des cinq grandes puissances de l'Europe en 1789 et en 1848.

En 1789 la France avait 27 millions d'habitants; en 1848 elle en a 35 millions.

La Prusse avait 6 millions; en 1848 elle en a 16.

L'Angleterre avait 14 millions; en 1848 elle en a 29.
L'Autriche avait 28 millions; en 1848, elle en a 39.
La Russie avait 33 millions; en 1848, elle en a 70.

La France, pour ne prendre que les deux points extrêmes, de 1789 à 1848, la France a gagné 7 millions d'habitants; de 1789 à 1848, la Russie a monté de 33 millions à 70.

Cela vous explique la situation de l'Europe vis-à-vis de chacune de nos révolutions; cette situation est une profonde anxiété et une double délibération

entre deux intérêts contraires. Au point de vue monarchique, l'Europe est profondément émue, profondément alarmée; il n'y a pas de révolution qui n'ait son écho dans toutes les capitales et dans la même proportion que je viens de faire voir de 1814 à 1848, les faits parlent. L'Europe est donc profondément émue, au point de vue monarchique; mais, au point de vue de la jalousie et de la concurrence nationale, elle est profondément satisfaite.

Ce qui fait que les cabinets vont d'hésitation en hésitation, et de fluctuation en fluctuation depuis quarante ans, c'est qu'il y a toujours le sentiment monarchique qui dit : Sois affligé, et le sentiment national qui dit: Sois satisfait; tu subis une crise, mais tu en sortiras et tu y laisseras beaucoup moins que la France, ton ancienne rivale; entre en relation avec toutes les révolutions; travailles-y même s'il le faut !

M. Payer attaqua la révision dans l'intérêt de la République. M. de Mornay la combattit dans l'intérêt de la monarchie.

Après eux M. le général Cavaignac monta à la tribune. Dans un discours long et pénible, l'honorable général reproduisit son dogme de la nécessité, de l'inviolabilité de la République. Selon lui, la République était le gouvernement naturel et imprescriptible de l'homme, le gouvernement imposé par le ciel ou par la raison humaine à tous les peuples qui veulent vivre libres. Il était de ceux qui, après avoir établi la République au nom de la volonté nationale, eussent voulu supprimer la volonté nationale au profit de la République. Il mettait le gouvernement de son choix au-dessus de l'opinion publique, au-dessus de la discussion, au-dessus du suffrage universel. Restait à savoir si le pays, qui n'a pas voulu passer cette prétention à la monarchie, voudrait la passer à la République. La monarchie, au moins, était le gouvernement historique et traditionnel du pays; elle était contemporaine de notre nationalité française; elle se liait aux premiers âges, aux nobles souvenirs, aux glorieuses destinées de notre vieille patrie; elle avait partagé pendant quatorze siècles sa bonne et sa mauvaise fortune; à ce titre, la monarchie était excusable d'invoquer ce droit divin, ce droit antérieur et supérieur qu'elle répudiait aujourd'hui devant le principe nouveau de la souveraineté nationale. Mais revendiquer le droit divin, le droit antérieur et supérieur de la République, de la République née le 24 février, de cette forme de gouvernement qui ne s'impatronise en France que par la violence, qui ne dure que par l'anarchie et qui glisse dans le sang jusqu'au despotisme, n'était-ce pas se jouer à

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