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instantanément, par application du principe qu'en fait de meubles possession vaut titre. C'est l'intérêt du commerce qui a fait établir ce principe, par conséquent un intérêt social. D'où suit que l'étranger y est soumis comme l'indigène. Il en est de même de la prescription extinctive (1). La prescription met fin aux procès: voilà un intérêt social qui domine tous les intérêts individuels.

134. Nous avons donc des lois réelles, en ce sens qu'elles régissent les étrangers aussi bien que les indigènes. Pourquoi? Parce qu'il y a un intérêt social qui l'exige. Quand la société n'a aucun intérêt à régir la personne et les biens de l'étranger, la loi est personnelle, c'est-à-dire que chacun est régi par les lois de son pays. La règle générale est-elle que la loi est personnelle ou réelle? C'est demander si la société doit dominer en toutes choses sur l'individu, en vertu de sa puissance souveraine. La doctrine moderne n'admet plus cette domination absolue, illimitée de la souveraineté et du législateur qui en est l'organe. A côté de la souveraineté des nations, nous reconnaissons la souveraineté des individus : l'une ne doit pas absorber ni détruire l'autre, sinon l'on aboutit au socialisme, qui tue toute énergie individuelle, et par suite le principe de vie, ou à l'individualisme, qui dissout le lien social, conduit à l'anarchie et par suite à la mort. Il faut concilier les deux principes : le droit de l'individu et le droit de la société; l'un est aussi sacré que l'autre. Mais sur quelle base se fera la conciliation? Est-ce la société qui est le but, ou est-ce l'individu? La croyance moderne est que c'est l'individu; la société est le moyen. Donc, en règle générale, le droit de l'individu doit prévaloir. Il ne cède que devant un droit supérieur, le droit qu'a la société de se conserver.

Appliquons ces principes à la question des statuts. Les lois sont l'expression de notre individualité, elles sont donc personnelles de leur nature, dès lors elles doivent suivre la personne partout et dans toutes ses relations d'intérêt

(1) Savigny, Traité de droit romain, t. VIII, p. 269 et suiv. La doctrine et la jurisprudence française sont conformes (Dalloz, au mot Lois, nos 421, 444).

privé. Le législateur n'a pas d'intérêt à imposer ses prescriptions à l'étranger; dès lors il est sans droit; c'est la loi personnelle de l'étranger qui doit recevoir son application. En définitive, les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois. De quel droit donc le législateur soumettrait-il les étrangers à des lois qu'ils ignorent, à des lois qui ne sont pas faites par eux ni pour eux, à des lois qui peuvent être en opposition avec leurs sentiments et leurs idées? Nos principes de liberté s'opposent à une pareille extension de la puissance souveraine. La souveraineté ne doit intervenir que quand il y a un intérêt social à sauvegarder. Alors l'individu doit plier, parce que c'est à cette condition qu'il y a une société, et sans société l'individu ne pourrait ni se développer, ni même exister. Il y a donc des lois réelles. Mais la réalité est l'exception, la personnalité est la règle; car la règle est que tout se rapporte à l'individu et à son perfectionnement.

135. En nous plaçant à ce point de vue, nous pourrons apprécier la doctrine des statuts, et rendre justice aux deux principes qui se combattent et semblent s'exclure l'un l'autre. Le principe de la personnalité remonte aux peuples barbares qui détruisirent l'empire romain et qui ouvrirent une nouvelle ère de la civilisation. On sait que leurs lois étaient personnelles, et on entendait par là que le droit qui régissait chaque homme était déterminé par la tribu à laquelle il appartenait, c'est-à-dire par la race, et non par le pays ou l'Etat dont il faisait partie. Dans un seul et même empire, le Franc Salien était régi par la loi salique, le Franc Ripuaire par la loi ripuaire, le Bourguignon par la loi des Bourguignons, le Visigoth par la loi des Visigoths, le Longobard par la loi des Longobards. Et chaque homme était régi par la loi de sa race, non-seulement pour sa persoune et ses biens, mais pour toutes ses relations juridiques, même pour les crimes qu'il commettait. C'était la négation de l'Etat et de sa souveraineté dans le domaine du droit; pour mieux dire, les Barbares ne niaient pas l'Etat, ils l'ignoraient, ils ne connaissaient que l'individualité humaine. C'est ce sentiment

énergique de personnalité qui caractérise les nations germaniques; c'est grâce à ce sentiment qu'ils régénérèrent l'humanité, en lui communiquant l'esprit de liberté individuelle qui fait sa vie. Mais sa personnalité était excessive, car elle absorbait tout; elle méconnaissait un élément également important, celui de l'Etat, de la souveraineté et de la loi générale qui en est l'expression.

Les lois restèrent personnelles aussi longtemps que les races diverses ne furent pas fondues dans une nationalité nouvelle. C'est au début de l'ère féodale que la fusion s'opéra; quand on ne pouvait plus distinguer un Franc Salien d'un Franc Ripuaire, il était impossible de leur appliquer un droit différent. Le droit cessa de varier d'après les races, parce qu'il n'y avait plus de races distinctes. Sous le régime féodal, la personnalité fit place à la territorialité, c'est-à-dire à la réalité de la loi. La notion de l'Etat commença à se développer au sein des petites sociétés féodales qui s'établirent sur les ruines de l'empire carlovingien. Chose singulière ! la personnalité fit place en tout à la réalité. On dirait deux esprits contraires, hostiles, se succédant l'un à l'autre chez les mêmes peuples. Car c'est le génie des races germaniques qui régna pendant la féodalité, comme il avait régné à l'époque des Barbares. Comment donc de personnelles qu'elles étaient, les lois devinrent-elles réelles?

C'était encore le fier esprit du Barbare qui inspirait le seigneur féodal : chaque baron était roi dans sa baronnie, comme après la conquête chaque propriétaire était indépendant dans son alleu. Seulement tous ces petits souverains étaient unis par un lien de dépendance, réelle tout ensemble et personnelle. Nulle terre sans seigneur, et tout seigneur avait un suzerain. Les Germains transportèrent à ces souverainetés locales leur idée de personnalité, en ce sens que chaque vassalité était une personne distincte, comme jadis chaque propriétaire d'alleu. Mais la nécessité de s'unir s'était fait sentir les hommes ne peuvent pas coexister dans une absolue indépendance; l'absence de tout lien social serait la dissolution de l'humanité. Des rapports s'établirent donc entre les possesseurs

du sol; et comme ils n'avaient aucune notion de l'Etat, ni d'une loi générale embrassant tous les hommes, ils formèrent des sociétés aussi étroites que leurs idées. De là les baronnies, les vassalités qui couvrirent l'Europe féodale. De là, plus tard, les coutumes diverses qui régissaient les provinces, les villes et les communes rurales.

C'était un axiome de notre ancien droit que les coutumes sont réelles. On entendait par là qu'elles étaient souveraines, mais leur empire était limité au territoire où elles avaient pris naissance (1). Poussé à bout, le principe. de la réalité des coutumes aurait exclu l'idée de personnalité; toutes les coutumes étant également souveraines, chacune excluait toute influence d'une souveraineté étrangère. L'indépendance du Germain s'était transformée en souveraineté, et celle-ci était tout aussi exclusive, tout aussi absorbante que l'autre. On peut dire aussi que c'était le premier germe de l'Etat, mais plus son action était restreinte, plus il y tenait, moins il voulait souffrir une action quelconque d'un autre Etat. C'était tomber de l'excès de la personnalité dans l'excès de la réalité. La nature humaine nous explique ces excès contraires. Quand un principe nouveau se fait jour, il veut tout envahir, parce que dans son étroitesse l'homme y voit la vérité absolue, et il faut cette domination exclusive pour qu'il jette racine dans les âmes. Voilà pourquoi la réalité des lois régna si longtemps dans le droit. Expression de la souveraineté, elle était jalouse du moindre empiétement d'une coutume étrangère. Il fallait cet empire exclusif à l'idée de l'Etat pour y habituer les hommes de race germanique en écartant toute influence d'une souveraineté autre que la leur, les hommes du moyen âge obéissaient encore au farouche amour de l'indépendance qui animait leurs ancêtres. Les jurisconsultes des pays coutumiers expriment avec une énergie singulière cette opposition des coutumes qui allait jusqu'à l'hostilité.

« Les diverses provinces, dit le président Bouhier, formaient jadis des Etats divers, régis par différents princes;

(1) Merlin, Répertoire, au mot Statut.

presque toujours en guerre les uns avec les autres, il y avait peu de liaison entre les Etats voisins, et moins encore entre ceux qui étaient plus éloignés. Cela rendait chacun de ces peuples jaloux de ses propres lois, en sorte qu'ils n'avaient garde d'admettre l'extension d'un statut dans les limites d'un autre. Chacun voulait demeurer maître absolu chez soi; et c'est la source de l'axiome vulgaire de notre droit français que toutes costumes sont réelles (1). Il en résulta que les lois étaient ennemies aussi bien que les peuples. C'est l'expression de Boullenois (2), et elle caractérise admirablement la lutte des lois réelles contre l'envahissement de la personnalité : c'était un ennemi qu'elles repoussaient.

136. Les deux principes de la personnalité et de la réalité étaient faux l'un et l'autre, tout en renfermant chacun un élément de vérité. Ils étaient faux. En effet, les lois personnelles des Barbares ne tenaient aucun compte de l'Etat et de ses droits, elles ne connaissaient que l'individu; tandis que les lois réelles de la féodalité faisaient de l'homme l'accessoire du sol, et l'assujettissaient à la souveraineté qui y était attachée. A force d'exalter la personne, les Barbares détruisaient la société générale, sans laquelle l'individu ne peut pas vivre. Et à force de réagir contre toute loi étrangère, la féodalité méconnaissait la personnalité humaine, dont la loi est l'expression. Il fallait arriver à une conception nouvelle qui accordât une place aux deux principes, à chacun celle qui lui est due. Ce travail se fait depuis des siècles dans le domaine de la science. Dès que le droit devint une science, il réclama la personnalité de certaines lois. On s'est moqué de la distinction que les premiers glossateurs imaginèrent pour distinguer les lois personnelles des lois réelles : elles étaient personnelles, disaient-ils, quand le législateur commençait par parler de la personne, réelles quand il commençait par parler de la chose. Il en est de ce ridicule

(1) Bouhier, Observations sur la coutume du duché de Bourgogne, chap. XXIII, no 38.

(1) Boullenois, Traité de la réalité et de la personnalité des statuts, Préface, F. II.

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