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de l'esprit et de la raison. Le culte a regagné, pour l'enseignement et l'insinuation des devoirs, l'accès des consciences. Il restait à atteindre et à satisfaire dans le cœur des citoyens cette passion nationale de l'honneur, autre conscience du Français, qui impose bien au-delà du devoir, et détermine ce que la conscience se contente quelquefois de conseiller: c'est l'objet et le but de la Légion d'Honneur.

» L'honneur a toujours été une partie distinctive du caractère français; mais quand il n'y avait point de nation en France, quand la féodalité la couvrait, quand les honneurs, aliment de l'honneur, étaient le privilége de quelques uns, au lieu de l'honneur national il y avait l'honneur de cour, l'honneur de caste, l'honneur de corps, enfin l'honneur de plébéien, que l'orgueil avait réduit à n'être que la crainte du déshonneur. Dans tout cela, sans doute, se mêlait l'honneur français, mais avec quelles nuances et quel alliage!

» La révolution a fait disparaître ces nuances, ces variétés : en opposant l'honneur de tous à l'honneur de quelques uns; en intéressant l'honneur de tous au bien général, au lieu de ne l'attacher qu'à des intérêts isolés; en retrempant toutes les âmes, en les relevant, elle a préparé l'accomplissement de ce vœu ou de cette prédiction que je rappelais tout à l'heure. Nous avons maintenant un honneur national, qui, après s'être signalé, demande aliment et récompense; il veut être reconnu, proclamé, étroitement engagé à l'intérêt public; il demande de nobles liens à la patrie; et le législateur l'a entendu.

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Quelle circonstance, citoyens législateurs, pour la concession qui vous est proposée, que celle de la paix générale, qui est comme la clôture de la révolution! Vous allez en même temps acquitter la dette de la reconnaissance, et sceller la promesse de nouveaux services.

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Quatre mille braves ont été déjà décorés d'armes d'honneur; mais plusieurs encore ont des titres à faire valoir; mais tous désirent voir consacrer par l'aveu national la distinction qu'ils ont obtenue. Mais les militaires n'ont pas eu (seuls la gloire du courage, et la gloire du courage n'est pas la seule qui ait brillé dans cette révolution dont nous voyons le terme; les services civils attendent aussi leur récompense et leur encouragement. La Légion d'Honneur satisfait à tous ces droits, à tous ces intérêts; elle paie la dette nationale.

» Et comment payer autrement qu'en cette monnaie de l'honneur des actes de dévouement qui sont au-dessus de toutes les récompenses! L'or ne paie ni les hautes vertus ni les hautes actions : les trésors de l'honneur seuls sont assez opulens; seuls ils sont solvables pour toutes celles qu'a produites la guerre de

la liberté. L'or, législateurs, vous n'en donneriez jamais assez aux citoyens illustres pour que leur honorable opulence attestat la munificence publique au milieu de ce faste ruineux qui écrase aujourd'hui toutes les fortunes! Donnez-leur une autre distinction que celle de l'or, et qu'un titre honorable leur épargne l'humiliation d'acheter par leur dépense l'attention et les égards.

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Citoyens législateurs, en récompensant ainsi, vous encou ragérez encore plus que vous ne récompenserez.

» Il n'est point échappé sans doute à votre attention qu'autant cette jeunesse opulente qui fait le mouvement et l'éclat de nos cités mettait de zèle au service militaire lorsque c'était un privilége d'entrer au service militaire au rang d'officier, autant il est à craindre qu'elle n'y mette de l'indifférence aujourd'hui, que les drapeaux sont consacrés à l'égalité. L'attrait que le privilége donnait autrefois, il est nécessaire qu'une institution en offre l'équivalent aujourd'hui; il faut que l'orgueil soit assez excité par l'appât d'une récompense d'honneur, par l'aspect de la considération assurée à ceux qui l'ont obtenue, pour qu'il ne laisse pas hésiter dans le dévouement au service de l'État; au moins lorsqu'un intérêt pressant le demandera.

» Dans le jeu de la machine politique, l'institution de la Légion produira un aussi bon effet sans doute que dans le système militaire; elle en adoucira l'action; elle la rendra plus facile, plus régulière. Quel lien unit aujourd'hui l'autorité centrale avec les autorités extrêmes, les premiers magistrats de la République avec la magistrature judiciaire, administrative, départementale, communale, municipale, avec la masse des citoyens?. Une correspondance officielle d'ordres et d'obéissance : quelle sécheresse, quelle dureté dans de tels rapports! Par où croit-on que circule l'esprit public, qui s'en va éclaircissant de proche en proché tous les doutes, déterminant toutes les hésitations? C'est par les insinuations amicales, les correspondances, les conversations particulières des citoyens accrédités dans l'opinion avec les citoyens obscurs. La lettre d'un correspondant de Paris, arrivée dans une petite ville en même temps qu'une loi qui inquiète et agite, les conversations dont cette lettre est le texte suffisent la plupart du temps pour tout calmer, tout éclaircir. C'est par ces rapports, souvent peu suivis, souvent fortuits, de quelques hommes sages, animés d'un même esprit, que s'entretient et se fortifie l'union des citoyens avec le gouvernement. Hé bien, en établissant par la Légion une sorte de fraternité entre tous les amis des mêmes principes, on prépare de ces relations de confiance qui mettent de l'unité dans les opinions; on place dans les relations de société, dans

les divers corps militaires ou civils, dont les légionnaires feront partie, autant d'hommes accrédités qui seront écoutés, et ser→ viront de ralliement à l'opinion des citoyens bien intentionnés. C'est ainsi qu'autrefois le militaire décoré était consulté sur l'honneur du corps, sur celui des particuliers, sur la discipline; il était le dépositaire des plaintes secrètes, et le conseiller des devoirs. Voilà ce que j'ai appelé des intermédiaires utiles à la politique, et je n'ai pas été peu surpris qu'au Tribunat on ait argumenté contre cette théorie toute morale, comme contre le système des corps intermédiaires des monarchies, quoiqu'il fût d'ailleurs bien entendu que la Légion n'était point un corps, n'avait point de fonctions, que ce n'était qu'une association d'hommes répandus dans tous les corps, et livrés à tous les genres de services publics, sans cohésion, et même sans communications habituelles.

» Ce que je viens de dire, législateurs, et surtout ce qui a été dit avant moi, suffit pour vous montrer l'intention et le but du projet de loi. Mais j'ai à répondre à plusieurs objections;

elles se réduisent à trois..

.» La première c'est que le projet de loi appelle un sénateur dans le grand conseil d'administration, et que l'article 18 de la Constitution défend au sénateur l'exercice de toute fonction publique.

» La seconde c'est que l'institution forme autorité dans autorité, imperium in imperio.

» La troisième c'est qu'elle blesse l'égalité.

» De ces trois objections il n'y en a qu'une de sérieuse; c'est la dernière. Peu de mots suffiront sur les deux autres.

» L'institution ne forme point autorité dans autorité: 1o elle n'est point une corporation; 2o elle ne peut avoir d'autorité que sur les biens affectés à chaque cohorte, et encore cette autorité sera déléguée à une partie de la cohorte ; 3° elle pour chef les chefs de l'Etat.

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»Si l'institution n'est point une corporation, si elle n'a aucune fonction publique, l'article 18 de la Constitution, qui interdit toute fonction aux sénateurs, n'y est point applicable. Ici il faut observer que la loi n'affecte pas même au grand conseil, comme aux cohortes, une portion quelconque de domaines nationaux; de sorte qu'il n'a pas même entré les mains l'administration de biens qui.est confiée aux cohortes, et qui au reste n'est pas plus une fonction publique que ne le serait la gestion des domaines nationaux affectés au Sénat s'il la gérait lui-même.

>> Je passe donc à la grande objection, celle qui accuse l'institution proposée de blesser l'égalité.

XVIII.

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» Elle n'est qu'une distinction accordée au mérite personnel, ou plutôt ce n'est que la distinction du mérite même qui est reconnue et consacrée.

» Si elle blesse l'égalité, c'est que sans doute le mérite éminent la blesse aussi.

Et en effet, il offense l'égalité absolue, mais non pas l'égalité de droits, puisque tout le monde, pouvant prétendre au mérite, ayant le droit d'être vertueux, généreux, courageux, a le droit d'acquérir la distinction du courage, de la générosité, de la vertu ; or l'égalité de droits est la seule que le bon sens, les lois des pays libres aient jamais voulu consacrer. Avant la révolution le fils d'un plébéien ne pouvait entrer au service par le grade d'officier; c'était là un état de choses offensant pour l'égalité, parce que les moyens de montrer son courage, son dévouement à la patrie étaient le privilége des patriciens. Mais qu'a de commun la Légion d'Honneur avec ce privilége? Accorde-t-elle aux membres qui la composent le privilége des périls, des sacrifices et du dévouement? Choisit-elle ses membres dans une classe privilégiée? Non. En quoi donc blesse-t-elle l'égalité?

» On répond : elle la blesse de quatre manières ; d'abord en ce qu'elle assure cinq sixièmes des places aux services militaires; 2o en ce qu'elle fait entrer les citoyens que les services civils ont rendus honorables par un grade inférieur à celui qui peut être donné au service militaire; 3° en ce qu'elle fait passer sous une dénomination et sous un pouvoir militaire le fonctionnaire civil, et militarise les récompenses au lieu de les civiliser; 4° en ce qu'elle tend à rameuer des distinctions héréditaires et des priviléges.

» Je répondrai à ces quatre propositions.

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>> Et d'abord je demande sur quoi l'on se fonde pour supposer qu'il n'y a que le sixième des places de réservées au civil? La proportion n'est déterminée nulle part. A la vérité, la Légion ne doit guère excéder six mille personnes, et quatre mille militaires, ayant reçu des armes d'honneur, en sont membres de plein droit. Mais 1o il reste un tiers des places à donner; pourquoi préjuger qu'il n'y aura que moitié de ce tiers décernée aux services civils? 2° Le grand nombre des militaires appelés à composer en ce moment la Légion est un effet de la guerre; après quinze où vingt ans de paix les citoyens engagés dans les services civils, doués des qualités civiles, auront sur les militaires, alors oisifs, le même avantage qu'après une si terrible guerre ceux-ci ont dû avoir sur les premiers. 3° Enfin, pour être en droit de préjuger que le nombre des hommes civils ne sera pas proportionné avec celui

des militaires, et que les uns seront plus favorisés que les autres, il faudrait que le corps électoral de la Légion fût militaire; or je vois que le mode établi pour la composition tend à le rendre plutôt civil que militaire, puisqu'il est formé des trois consuls et des délégués de quatre corporations civiles.

» Je passe à la seconde objection. On a dit : « Le projet » porte qu'après la première formation il faudra passer par le » plus simple grade pour parvenir aux grades supérieurs; or » cette condition n'est imposée que pour les services civils, et » une action d'éclat à la guerre suffit pour autoriser une » nomination à tous les grades. Ainsi, a-t-on ajouté, un » militaire entrera dans la Légion comme grand officier » tandis que Montesquieu, tenant à la main l'Esprit des lois, » n'entrera que par le grade de légionnaire.

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» Je réponds d'abord que la loi laisse à l'arbitrage du grand conseil l'admission des membres de la Légion; que ce grand conseil est essentiellement civil; qu'ainsi, quand il aura à balancer entre un magistrat tel que Montesquieu et un militaire, il n'élevera celui-ci au dessus du premier que pour un de ces actes de dévouement si sublimes que le prix de l'honneur lui sera dû plutôt qu'au plus beau livre ; et ici j'ose ajouter que Montesquieu serait le premier à mettre en principe que l'utilité d'un livre et celle d'une action périlleuse étant égales, le grade d'honneur est dû à l'action périlleuse, parce que l'honneur seul peut l'inspirer, et que la composition du meilleur livre n'est pas une des actions qui n'ont leur source que dans l'honneur: il serait révoltant qu'un guerrier qui aurait sauvé la patrie fût réduit à passer par le dernier grade; au lieu que jamais l'opinion ne s'offensera de ne pas voir arriver d'emblée au premier rang un officier civil.

» Vient enfin cette question: pourquoi le projet de loi a-t-il militarisé l'institution au lieu de la civiliser?

» Il n'y a de militaire dans l'institution que son titre de Légion et les dénominations des grades.

Au fond la Légion est une institution morale, politique, civile et militaire. De tous les reproches auxquels le gouvernement pouvait s'attendre, le dernier était sans contredit celui d'avoir formé une corporation militaire. Quatre mille sabres d'honneur ont été distribués dans l'armée française, et aucune distinction civile n'a encore été accordée en cela se rencontrait une grande inégalité entre le civil et le militaire; cependant personne ne songeait à réclamer contre elle, lorsque le gouvernement a eu recours au moyen de la faire cesser, et a proposé la Légion. Et c'est lorsqu'il y appelle les hommes distingués par les services civils qu'on l'accuse de les méconnaître!

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