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frappe ses sens(180). » Mais ce penchant existait de tout temps chez tous les hommes: comment se fait-il qu'ils aient cessé de le combattre précisément quand leur raison plus développée leur fournissait plus de moyens d'y

résister?

On n'en répétait pas moins l'opinion accréditée, et la priorité du théisme avait acquis, pour ainsi dire, force de chose jugée, lorsqu'un petit nombre d'esprits plus méditatifs et moins disposés à se repaître de phrases sonores, démontrèrent la futilité d'un semblable système; mais, comme il arrive toujours dans les temps de partis philosophiques ou politiques, ils traversèrent la vérité pour se précipiter aveuglément dans des erreurs nouvelles.

La régularité admirable de cet univers ne saurait, dirent-ils, frapper des intelligences encore dans l'enfance, auxquelles rien ne révèle cette régularité. L'ordre paraît à l'homme ignorant une chose simple. Il n'en recherche point la cause. Ce qui captive son attention, ce sont les convulsions, les bouleversements. L'harmonie des sphères ne dit rien à l'imagination du Sauvage. Mais il prête l'oreille à la foudre qui gronde, ou à l'ouragan qui ébranle la forêt.

La science, dans ses méditations sur les forces invisibles, s'occupe de la fixité des règles. L'ignorance est captivée tout entière par le désordre des exceptions.

Or, ces exceptions suggèrent à l'esprit des notions toutes contraires à l'unité d'un dieu. Des forces divisées semblent se combattre dans les cieux et sur la terre. La destinée des hommes est exposée à mille influences inattendues et contradictoires, et l'on est tenté d'attribuer à des effets différents des causes différentes (181).

Jusque-là tout était vrai dans ces raisonnements : mais aussitôt les philosophes en inférèrent que le genre humain n'avait adoré primitivement que des cailloux, des animaux et des branches d'arbres, et ne les avait adorés que par intérêt et par peur. Voir l'homme prosterné devant ces divinités abjectes, était un triomphe pour des incrédules; et nos oreilles, fatiguées, durant un siècle, d'amplifications dévotes sur la pureté du théisme primitif, et de pieuses lamentations sur sa dégradation déplorable, n'ont pas été moins importunées pendant soixante ans, par des déclamations également monotones et aussi peu fondées sur le fétichisme, dont la conception absurde et

honteuse était, disait-on, la source de toutes les idées religieuses.

L'erreur n'était pas moins palpable dans un sens que dans l'autre. S'il est certain que l'homme ignorant ne peut s'élever jusqu'au théisme, il l'est également, qu'il y a, même dans le fétichisme, un mouvement qui est fort au-dessus de l'adoration des simples fétiches. Le Sauvage qui les invoque, les considère bien comme des êtres plus forts que lui sous ce rapport, ce sont des dieux; mais lorsqu'il les punit, les brise ou les brûle, ce sont des ennemis qu'il maltraite, ce ne sont plus des dieux qu'il adore. Le grand Esprit, au contraire, le manitou prototype, n'est point exposé à ces vicissitudes de culte et d'outrage. C'est dans cette notion que le Sauvage concentre ses idées de perfection. Il s'en occupe moins, il n'y pense que par intervalles. L'intérêt du moment l'en détourne ou l'en distrait sans cesse. Peut-être même un instinct 'sourd l'avertit qu'il ne doit pas faire intervenir dans le conflit vulgaire de passions brutales l'être qu'il respecte (182). Mais

il

y revient toutes les fois que des émotions profondes ou des affections tendres l'agitent.

On peut donc envisager le culte des Sau

vages sous deux points de vue, suivant qu'on s'attache à ce qui vient du sentiment, ou à ce qui est l'œuvre de l'intérêt. Le sentiment éloigne l'objet de son culte pour mieux l'adorer : l'intérêt le rapproche pour mieux s'en

servir.

De là, d'une part, une certaine tendance vers le théisme, tendance qui doit demeurer long-temps stérile, parce que la divinité ainsi conçue est trop subtile pour une intelligence. naissante. De là, d'une autre part, des notions grossières qui ne peuvent tarder à être insuffisantes, parce qu'elles sont trop matérielles pour qu'une intelligence qui se développe ne soit pas forcée à les rejeter.

N'apercevoir dans la croyance des hordes ignorantes que le fétichisme, c'est méconnaître les élans de l'ame et les premiers essais de l'esprit. Y voir le théisme pur, c'est devancer les progrès du genre humain, et faire honneur à l'homme encore brut des découvertes difficiles et tardives d'une raison long-temps exercée.

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CHAPITRE VI.

De l'influence des prétres dans l'état sauvage,

AUSSITÔT

USSITÔT que l'homme a conçu l'idée d'étres supérieurs à lui avec lesquels il a des moyens de communication, il doit supposer que ces moyens ne sont pas tous également infaillibles. Il lui importe de distinguer entre leurs degrés d'efficacité. S'il n'espère pas découvrir les meilleurs et les plus sûrs par ses propres efforts, il s'adresse naturellement à ceux de ses semblables qu'il croit éclairés par plus d'expérience, ou qui se proclament possesseurs de plus de lumières. Il cherche autour de lui ces mortels privilégiés, favoris, confidents, organes des dieux; et, dès qu'il les cherche, il les trouve.

De là chez les Sauvages, la classe d'hommes que les Tartares appellent schammans; les La

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