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tous les esprits, non, car il en est, et du premier ordre, qui restent partagés sur la vérité et l'excellence du nouveau principe qui a prévalu.

L'Université de France a été abattue, parce qu'elle exerçait disait-on un monopole qualifié de tyrannique.

Que diraient les adversaires déclarés du monopole, les partisans fanatiques de la doctrine du laissez faire, laissez passer, les amants passionnés de la liberté sans limites, les ennemis mortels de l'Etat, si demain le monopole de la justice, le monopole de l'armée, allaient être attaqués, comme l'a été le monopole de l'enseignement, au nom de la liberté ? Car enfin, d'où vient que l'Etat seul a le droit de protéger le pays contre les ennemis de l'extérieur? Pourquoi ne pas laisser une part de cette fonction sociale à l'initiative des individus? Pourquoi ne pas admettre la concurrence d'associations qui se fonderaient spécialement en vue de cet objet patriotique? Et d'où vient qu'il ne serait pas permis à une association de revendiquer contre l'Etat, qui jusqu'ici en a eu le monopole, une part dans l'administration de la justice, ou dans la perception de l'impôt ?

La supposition est absurde et gratuite, dira-t-on ? Personne ne songe à rien de semblable, et l'Etat devrait se défendre contre de telles prétentions, si elles venaient à se produire. Hélas! le pouvoir de l'Etat sur l'enseignement n'était guère moins solide; en tous cas, il n'était ni moins accepté ni moins reconnu que sa fonction judiciaire ou sa fonction militaire, et cependant qu'est-il devenu depuis cinquante ans?

D'ailleurs il reste vrai, historiquement, que l'institution de l'Université, bien qu'elle ait été l'œuvre d'un despote, était en conformité avec les institutions qui eurent pour objet d'affermir les conquêtes de la Révolution française. Elle créa l'unité à la place du chaos de l'ancien régime.

Ecoutons encore M. Victor Cousin :

Qu'a voulu la Révolution, et qu'a fait l'Empire? Une société où tous les citoyens de la même patrie, quel que soit leur culte, servent dans la même armée, supportent les

mêmes charges, sont également admissibles à tous les emplois, doivent être imbus du même esprit civil, et pour cela doivent recevoir à peu près la même éducation.

Tel est le fondement sur lequel est établie l'Université. L'unité de nos écoles exprime et confirme l'unité de la patrie. » Mais s'il y a un enseignement, et le plus important de tous, qui repose sur les principes d'un culte particulier, tous les enfants des autres cultes sont exclus de cet enseignement; le collège n'est plus l'image de la société commune; il faut le diviser, ou plutôt, et c'est ce que j'entends demander avec une indignation profonde, il faut des collèges différents pour les différents cultes, des collèges catholiques et des colléges protestants, des collèges luthériens et des collèges calvinistes, des collèges juifs et bientôt des collèges musulmans. Dès l'enfance, nous apprendrons à nous fuir les uns des autres, à nous enfermer dans des camps différents, des prêtres à notre tête merveilleux apprentissage de cette charité civile qu'on appelle le patriotisme! Et ce pays qui, du moins, dans ses malheurs, avait conservé une ressource immense, la puissance de son unité, l'a perdue; il descendra des hauteurs de la Révolution pour revenir à quoi, je vous prie? Non pas à l'ancien régime avec ses grandes institutions, à jamais anéanties. A quoi donc? A un je ne sais quoi, indéfinissable et sans nom, que le monde étonné n'oserait plus appeler la France! (1). »

:

Ce principe de la liberté de l'enseignement, qui, après avoir été longtemps repoussé, a fini par faire brèche aux droits de l'Etat, qui donc l'a préconisé? « C'est M. de Lamennais, au moment de sa lutte la plus ardente contre la société civile, à une époque où, dans sa haine contre le Gouvernement de la Restauration, il conviait tous ses adversaires indistinctement à lui donner l'assaut sous le même drapeau. Cette liberté, elle faisait partie de ce système de liberté totale, illimitée, où s'était jeté cet esprit extrême en tout, par lequel il préludait

(1) Victor Cousin, discours cité.

à des hardiesses d'une tout autre nature, et qui, déféré au pape après 1830, fut condamné, vous savez en quels termes! Destinée singulière d'un homme si longtemps condamné par ceux au service desquels il avait mis d'abord l'emportement de son éloquence, et dont les idées, après avoir servi de programme pendant quarante ans au catholicisme le plus intransigeant, sont devenues, de nos jours et sous nos yeux, presque la loi de l'Eglise, et ont fini par asservir ses adversaires eux-mêmes! » (1).

- si l'on

Il fut inscrit pour la première fois dans nos lois veut oublier le célèbre décret de frimaire an II après la Révolution de Juillet. La Charte de 1830 porte, en son article 69 : « Il sera pourvu successivement, et par des lois séparées, et dans le plus court délai possible, aux objets qui suivent: 8 à l'instruction publique et à la liberté de l'enseignement. » Qui a glissé ces mots dans la Charte rédigée par un homme aujourd'hui oublié, M. Bérard? Un de ceux qui prirent la plus grande part à l'installation de la royauté de juillet, M. Dupin aîné, rapporteur de la Charte, n'a du moins jamais varié dans son attachement aux droits de l'Etat. Commentant plus tard, dans son Manuel du droit ecclésiastique cet article 69, qui a ouvert la porte à tant de réclamations, il écrivait:

« Cette promesse fut faite en vue de répandre davantage l'instruction parmi le peuple et de rendre vraiment l'instruction publique; elle eut lieu en vue de fortifier les institutions départementales et communales, en les dégageant de redevances et d'entraves qui leur rendaient la concurrence trop difficile. Telle fut la pensée libérale de 1830! Mais certes, les mots instruction publique et liberté d'enseignement ne furent pas inscrits dans la Charte en vue de perpétuer et d'accroître des inconvénients qu'on avait déjà trop ressentis! Ils ne couvraient pas la pensée d'étendre, le développement des

(1) M. Challemel-Lacour. Discours prononcé au Sénat dans la séance du 18 juillet 1876. Annales du Sénat, page 17.

écoles écclésiastiques au-delà de la spécialité de leurs Besoins! Ils ne recélaient pas l'idée que ces mots serviraient de texte pour attaquer le droit de l'Etat en attaquant le corps chargé de distribuer sur toutes les parties du royaume lé bienfait de l'enseignement public! Les rédacteurs de l'árticle 69 de la Charle n'y ont pas consigné la sourde pensée qu'il servirait de passeport aux congrégations non autorisées, que dis-je? aux congrégations défendues.

>> Cela est si vrai que, lorsque depuis 1830, on a essayé de faire arriver le nom de ces congrégations devant les Chambres législatives, dans des pétitions où l'on réclamait, en leur faveur, la liberté d'enseignement, les Chambres, après les discussions les plus significatives, les ont constamment repoussées par des ordres du jour.

« C'est alors qu'elles ont voulu s'ouvrir d'autres voies et qué, dans les brochures, dans les pamphlets, dans certains journaux, on a toujours, au nom de la liberté (c'est la peau de mouton dont se couvrent ces nouveaux docteurs) poursuivi le but que l'on pouvait atteindre. On a surtout dirigé les attaques contre l'Université (1). »

En 1836, M. Guizot, étant ministre de l'instruction publique, eut à répondre aux réclamations de ceux qui invoquaient la Charte de 1830 pour obtenir la liberté de l'énseignement. Il prépara un projet de loi sur l'instruction secondaire, dans lequel il s'appliquait à maintenir l'Université, à fonder à côté d'elle la liberté, c'est-à-dire la concurrence, et ajournait les diverses questions que soulevaient les petits séminaires, les congrégations religieuses et les divers établissements ecclésiastiques ou laïques qui avaient été l'objet de mesures spéciales, et dont l'état des partis et des esprits ne permettait pas une bonne et efficace solution.

Il raconte dans ses Mémoires qu'il ne crut pas devoir adopter ce qu'il appelle une politique complète et hardie; et cette

(1) Dupin aîné. Manuel du droit ecclésiastique français. Edition de 1844, page 337.

politique eût consisté à renoncer complètement au principe de la souveraineté de l'Etat en matière d'instruction publique, pour adopter, franchement et avec toutes ses conséquences, celui de la libre concurrence entre l'Etat et ses rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corporations.

« L'immense majorité du public, écrit-il, je pourrais dire le public, voyait dans la liberté ecclésiastique le précurseur et l'instrument de la domination ecclésiastique, objet d'antipathie et d'effroi. L'esprit laïque, devenu si puissant, restait âprement méfiant et ne se croyait pas en sûreté, si ses rivaux déployaient comme lui et peut-être contre lui les libertés qu'il avait conquises sur eux. Les traditions de la vieille monarchie française venaient en aide, sur ce point, aux passions de la France nouvelle; nos anciennes lois sur les rapports de l'Etat et de l'Eglise, sur les interdictions ou les entraves, étaient invoquées comme le rempart des conquêtes libérales. A ces méfiances générales et historiques, la Révolution de 1830 en avait ajouté de nouvelles, plus directes et plus personnelles. Quiconque eût donné alors au Gouvernement le conseil de renoncer absolument, en matière d'instruction publique, à la souveraineté de l'Etat, au régime de l'Université, aux entraves de l'église et des congrégations religieuses, et d'encourir, sans précautions fortes, la libre concurrence de tous ses rivaux, je ne veux pas dire d'ennemis, eût passé pour un jésuite secret ou pour un lâche déserteur ou pour un aveugle rêveur (1). »

Ce que tentait M. Guizot, c'était la conciliation du pouvoir et de la liberté, sans renoncer aux droits de l'Etat. C'était pour lui la question fondamentale de son projet. « Quand on en vint à la discussion, dit-il, des députés qui n'appartenaient pas tous à l'opposition dirigèrent leurs attaques sur ce point délicat. Inquiets des suites de la liberté, surtout de la liberté ecclésiastique, qui était à leurs yeux l'instruction publique livrée

(1) Guizot. Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, tome III, pages 102 et suiv.

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