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C'est une grande fille maintenant, elle va faire sa première communion.

A quelle époque? demanda M. de Frangy.

Le premier dimanche de mai... J'espère que vous serez encore avec nous, beau-père.

- Mais... répliqua le beau-père froissé de la question, j'ai toujours compté passer un mois à Faverges; par conséquent, je serai avec vous, à moins que vous n'y voyiez quelque inconvénient?

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Au contraire... Je serais désolé que vous ne fussiez pas des nôtres; nous donnerons un grand dîner pour fêter cette solennité religieuse...

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Vous verrez, grand-père, interrompit Berthe, ce sera très beau... Et puis maman m'a promis de communier avec moi, n'est-ce pas, petite mère?

M. de Frangy observa que sa fille rougissait et s'abstenait de répondre ; en même temps, il nota une lueur inquiète dans les yeux de Jean Serraval.

Simonne ne fera que son devoir, déclara-t-il. sévèrement... Ce jour-là une mère chrétienne doit s'approcher des sacrements en même temps que sa fille.

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Oui, approuva M. Divoire, c'est une coutume respectable, et Simonne ne manquera pas de s'y conformer.

Toujours même silence de la part de Mme Divoire. Elle s'était retournée vers le domestique qui servait à table et lui adressait de minutieuses recommandations.

Et M. de Frangy songeait en son par-dedans : « Pourquoi s'est-elle troublée et n'a-t-elle pas répondu? Pourquoi évite-t-elle les regards de Serraval? Seraitelle déjà coupable au point de redouter les questions de son confesseur?... Il se passe certainement ici quelque chose de louche. Dans tous les cas, s'il existe une intrigue, j'y mettrai bon ordre... C'est une chance que

je sois arrivé juste à point à Faverges pour empêcher cet imbécile de Divoire d'être battu... et content...

Sauf le manufacturier, tout le monde était las, et on se retira de bonne heure.

M. de Frangy avait des habitudes matineuses. Il se leva au chant du coq. Après avoir procédé à sa toilette et dégusté son chocolat, il descendit dans le parc afin de ruminer les observations qu'il avait recueillies la veille. Comme chez tous les nerveux, la marche activait ses pensées et lui donnait des perceptions plus nettes. Le temps, du reste, était à souhait. Le soleil émergeait au-dessus du mont Blanc, un petit air vif remuait les feuilles déjà dépliées des marronniers, et les oiseaux rossignolaient dans les massifs. Mais M. de Frangy admirait médiocrement la nature, l'éveil du printemps le laissait insensible. Parmi les beautés pittoresques du parc, ce qu'il appréciait le mieux, c'était le commode promenoir qui s'allongeait entre la double rangée des ifs et des buis, et qui lui permettait de cheminer de plain-pied sans que sa méditation fût dérangée par des accidents de terrain.

Depuis une grosse demi-heure il allait et venait, le front penché, les mains dans ses poches, quand son attention fut attirée par un discret bruit de voix, partant d'un chemin latéral dont il n'était séparé que par la haute et large haie de buis, épaisse comme une muraille. Il prêta l'oreille, reconnut qu'il y avait deux interlocuteurs, et que l'un d'eux était certainement Simonne. Ces deux causeurs invisibles s'avançaient lentement et parfois s'arrêtaient, de sorte que leurs paroles échangées à mi-voix parvenaient distinctement jusqu'à M. de Frangy, immobile et collé contre la verte paroi des buis.

Et alors vous vous êtes confessée? murmurait Jean Serraval.

Oui... mais le prêtre m'a refusé l'absolution; il ne veut me la donner que lorsque j'aurai renoncé à vous voir.

Et vous retournerez à la Visitation ?

Hélas! Jean, vous savez bien que je n'en aurai plus le courage... Quand vous étiez loin, il m'en coûtait déjà beaucoup... Maintenant que vous êtes revenu, je ne pourrai jamais... Et pourtant, mon ami, cela vaudrait peut-être mieux!... Vous avez entendu mon père, hier à souper. On aurait dit qu'il se méfiait, qu'il me soupçonnait déjà....... Jean, je vous aime trop, je fais mal, et j'en serai punie.

Pauvre amie, c'est moi seul qui suis coupable..... Les voix s'éloignaient, confuses. Dans son encoignure M. de Frangy blêmissait et serrait les poings. Qu'avait-il besoin d'en savoir davantage?... Simonne aimait de nouveau Jean Serraval, ou plutôt elle n'avait jamais cessé de l'aimer. C'était toujours la même fille intraitable, qui tenait tête à son père, avant son mariage. Aujourd'hui encore, elle oubliait tout: père, mari, enfants, pour s'amouracher de cet avocat de malheur... Ha! ha! il n'avait pas forligné, le fils de Marius Serraval! Il se revanchait d'avoir été autrefois honteusement éconduit. Mais patience!... Il jouissait de son reste. Ce père qu'on bafouait arrivait à temps pour tout remettre en ordre. Pas plus tard que ce matin, il forcerait sa fille à rentrer dans le droit chemin et à renvoyer elle-même son amoureux... A bon chat, bon rat!

A voir la figure bouleversée et vindicative de Frangy, on eût dit que c'était lui-même qu'on trompait et qu'on affrontait. Et, en effet, au fond, il se souciait médiocrement de l'honneur de M. Divoire. C'était son orgueil blessé qui s'exaspérait, sa propre rancune qui ressuscitait. Il regardait l'offense comme s'adressant directement à lui, et il jurait d'en tirer vengeance.

Il avait quitté l'allée de verdure, et, traversant les parterres qui s'étalaient de chaque côté du perron, il se promenait de long en large devant la façade. Les deux coupables devaient inévitablement passer par là. Il saisirait cette occasion pour emmener Simonne dans quelque coin où il pourrait l'interroger à son aise.

Un quart d'heure après, il la vit déboucher de l'un des sentiers du parc, mais seule cette fois. Dès qu'elle fut à portée, M. de Frangy la héla de sa voix aigre, et elle se dirigea vers lui.

Vous m'avez appelée ?

Oui, répondit-il avec un calme apparent et une pointe d'ironie. Puisque tu es si matineuse, tu ne te refuseras pas à faire avec moi un tour de promenade et un brin de causette.

Il lui offrit le bras et se dirigea vers un pavillon isolé où l'on prenait le café pendant les chaleurs, puis, la poussant devant lui, il dit brièvement:

Entrons ici... J'ai à te parler...

VII

Il referma vivement la porte de ce pavillon, qui était resté clos pendant l'hiver, et dont les murs, tendus de nattes, exhalaient une odeur de moisissure. Dès les premiers mots prononcés par son père, Simonne avait deviné qu'il allait être question de Jean. Avec un violent battement de cœur elle attendait que M. de Frangy commençât son interrogatoire, mais lui ne se pressait pas. Les mains derrière le dos, il arpentait le carrelage de briques, comme un juge d'instruction qui se complaît à prolonger l'inquiétude du prévenu et qui cherche par quelle insidieuse argumentation il lui arrachera des aveux complets. Il aurait pu la confondre du premier

coup en lui disant : « Je sais tout! » mais il comprenait qu'en procédant ainsi il n'apprendrait que ce qu'il savait déjà, et il voulait obtenir de plus graves révélations. Il se décida enfin à rompre le silence :

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Veux-tu, demanda-t-il en fixant ses yeux perçants sur sa fille, avoir l'obligeance de m'expliquer par quel singulier hasard je trouve M. Jean Serraval installé chez toi à titre d'ami?

M. Divoire vous l'a, je crois, déjà dit, et je n'ai rien à ajouter, si ce n'est que ces relations se sont établies à mon insu, et que je ne pouvais les empê

cher.

Tu t'en serais bien gardée et tu as préféré laisser toute la responsabilité à ton mari!... Si Divoire avait connu le rôle joué près de toi par ce bel avocat, avant ton mariage, je suppose qu'il se serait dispensé de le recevoir chez lui.

Pourquoi alors ne l'en avez-vous pas informé vousmême il y a treize ans?... Bien des choses ne seraient pas arrivées, et vous vous seriez épargné, vous aussi, une lourde responsabilité.

Hein? s'écria-t-il interloqué, tu te mêles de juger ton père! Tu es toujours la même fille irrespectueuse et insoumise... Il te plairait assez, n'est-ce pas ? de me faire endosser tes propres inconséquences !... Qu'est-il donc arrivé dont je puisse être rendu responsable?

Je n'ai rien de plus à vous dire... Ne me forcez pas à revenir sur le passé.

- Il ne s'agit point du passé, s'exclama-t-il avec colère, mais du présent !... Crois-tu que je sois un père aveugle et que je n'aie rien vu de ce qui se manigance entre toi et M. Serraval? J'ai de bons yeux, Dieu merci! et j'ai l'ouïe encore meilleure... Ma chère, tu devrais parler moins haut quand tu te promènes dans parc avec ton amoureux!... Je vous ai entendus ce matin près de l'allée Verte!... et je suis édifié.

le

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