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Les auteurs enseignent généralement la négative, attendu qu'il s'agit ici d'un privilége attaché au fonds que baignent les eaux, et dans la limite seulement de ses besoins. Mais en même temps ils ajoutent que s'il n'est pas possible au riverain de transmettre ce privilége inhérent à son héritage, il lui est toujours loisible de renoncer à s'en prévaloir au regard, soit d'un autre riverain, soit d'un propriétaire séparé du cours, mais qui voudrait y opérer une prise d'eau. C'est même, selon eux, en partant de cette donnée que la Cour de cassation aurait été amenée à juger que le droit de se servir des eaux, au préjudice des propriétaires riverains, peut être acquis par prescription 2.

Nous ne comprenons pas, pour notre part, de quelle utilité pratique peut être la distinction faite par ces auteurs entre la cession directe qui ne serait pas licite, et la cession indirecte à laquelle il ne serait pas possible de mettre obstacle. Le riverain jouissant d'un droit réel, pourquoi et par quoi lui serait-il défendu de le transférer à autrui, quel qu'il soit, dès que, de ce droit, il ne transmet que ce qu'il a luimême ?

185. Mais le plus souvent, et surtout lorsqu'il s'agit de cours d'eau de peu d'importance, l'usage et la distribution des eaux, non plus que la renonciation plus ou moins absolue au droit conféré par l'article 644, ne sont réglés par aucune convention, par aucun engagement formel et exprès. C'est en fait et insensiblement que s'établissent les jouissances respectives des riverains et même des non riverains, celles-ci plus étendues, celles-là plus restreintes, quelques-unes même absorbant plus ou moins complétement les autres, et les contredisant dans leur principe légal. Quand l'état de choses, ainsi établi, a duré toute une année avec toutes les conditions

Dufour, n. 450 et suiv.; Daviel, n. 589.

2 V. n. 187.

voulues pour former une possession légale1, il est présumé résulter du consentement tacite des co-usagers. Il constitue dès lors pour tous les participants, et surtout pour ceux d'entre eux auxquels il procure des avantages plus grands que ne le comporterait leur droit à l'usage pur et simple, la jouissance d'un règlement particulier qu'ils ont intérêt à défendre contre les innovations et les entreprises ultérieures des tiers.

186. En effet, tout changement, toute innovation dans l'état de choses constitué par un règlement d'eau particulier exprès ou tacite, c'est-à-dire par la convention ou par la possession légale, doivent être considérés comme autant de troubles susceptibles d'être réprimés.

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C'est au moyen de la complainte possessoire, et devant le juge de paix de la situation, que la répression doit être réclamée et poursuivie. La loi du 25 mai 1838 dispose ainsi : « Art. 6. Les juges de paix connaissent, mais toujours à charge d'appel, des entreprises commises dans l'année sur les cours d'eau servant à l'irrigation des propriétés et au mouvement des usines et des moulins, sans préjudice des attributions de l'autorité administrative, dans les cas déterminés par les lois et par les règlements; des dénonciations de nouvel œuvre, complaintes, actions en réintégrande et autres actions possessoires fondées sur les faits également commis dans l'année. »

C'est en vain que, pour repousser l'action en cessation du trouble, l'auteur de l'entreprise répondrait que son fait consiste simplement dans l'exercice de la faculté d'user des eaux telle qu'elle lui a été conférée par la loi, ou dans l'exercice d'une servitude acquise antérieurement à l'année révolue, par prescription ou autrement. Avant tout, et nonobstant ces raisons, satisfaction doit être donnée au complaignant, et

1 V. art. 2229 C. Nap.

l'entreprise nouvelle doit être réprimée par le juge1. « Que deviendraient les avantages de la possession annale, si, pour les faire disparaître, il suffisait à l'auteur du trouble de présenter ses titres de propriété, ou de prétendre à l'exercice d'un droit absolu? Que plus tard, au pétitoire, ce droit, ces titres soient destinés à prévaloir, il se peut ; mais au possessoire, il y a autre chose à considérer, c'est la possession 2. »

Toutefois, il ne saurait en être de même si l'auteur de l'entreprise en indiquait la cause et en plaçait la justification dans un acte émané du pouvoir réglementaire. Quand cela a lieu, et que l'existence de cet acte est établie, le juge de paix ne peut plus ordonner la cessation de l'entreprise, ni le rétablissement des lieux et des choses en l'état antérieur, autrement il porterait atteinte aux droits de l'administration. Les juges de paix, ainsi que les tribunaux civils, ne peuvent prononcer, en ce qui concerne les eaux, que «sauf les attributions de l'autorité administrative. »

L'article 6 de la loi de 1838, qui règle la compétence des premiers, est aussi formel sur ce point que l'article 645 du Code Napoléon, qui fixe la juridiction des seconds. Il est donc certain qu'en cas de travaux prescrits ou autorisés par l'administration, l'action possessoire, tendant à les faire cesser ou sup primer, ne serait pas recevable. Mais rien ne s'opposerait à ce que le complaignant conclût simplement à la reconnaissance et à la constatation de la possession annale, qu'antérieure. ment aux travaux il exerçait sur les eaux. Cette constatation aurait un effet utile pour lui, sans porter aucune atteinte à l'acte de l'administration. Il pourrait, au besoin, s'appuyer de la constatation ainsi faite pour réclamer à qui de droit des

Cass., 4 mars 1846 (Saint-Santin); id., 24 avril 1850 (Menard); id., 18 juin 1850 (Delezé).

2 Observations de M. le conseiller Mesnard sur le pourvoi Delezé. V. Dalloz, Rec. périod., 1850, 1, 309.

dommages-intérêts proportionnels au préjudice qui lui est causé par la mise à exécution de cet acte.

187. Les jouissances qui, dans leur exercice, absorbent plus ou moins complétement la quantité d'eau à laquelle un riverain aurait droit, et qu'il néglige d'employer sur son héritage, peuvent se consolider même à jamais par la prescription trentenaire.

Le non-riverain arrive, d'une manière certaine, à ce résultat en exécutant, sur la rive appartenant à autrui, des ouvrages apparents, destinés à faciliter l'arrivée et la chute de l'eau sur sa propriété 1. Ici point de difficultés.

Mais en dehors de ce cas, on peut se demander s'il n'est pas d'autres circonstances où la prescription serait encore susceptible d'être opposée par un riverain à un autre riverain.

Il ne suffirait pas à cet égard que celui qui prétend prescrire eût joui des eaux plus ou moins absolument pendant trente ans, et que celui contre lequel il veut prescrire n'en eût pas joui pendant le même laps de temps2.

Le droit conféré par l'article 644 est de pure faculté: «Le riverain peut se servir, » dit la loi. Il est donc libre de choisir son moment pour le faire, et son droit, dès lors, comme celui du maître de la source, ne se perd pas par le non-usage 3.

Ce n'est qu'autant que la jouissance d'un riverain attaque le droit d'un autre riverain dans sa liberté même; ce n'est qu'autant qu'elle en contredit directement et en supprime plus ou moins l'exercice, qu'elle est de nature à engendrer la prescription. Tel serait le cas où, après avoir joui des eaux dans une mesure plus grande que ne le comporte le simple droit d'usage, on ferait défense à un ou plusieurs

1 Cass., 26 février 1844 (habitants de Preaux]

2 Lyon, 15 novembre 1854 (Mailly); Demolombe, n. 177.

* V. n. 153.

des coriverains de changer en rien cet état de choses, et où ceux-ci déféreraient à cette injonction prohibitive.

Tel serait encore le cas où il serait fait et terminé par celui qui veut prescrire des ouvrages ayant pour objet patent, et non équivoque, d'assurer l'usage plus ou moins absolu, plus ou moins exclusif des eaux au préjudice des autres riverains.

Maintenant, quand faut-il reconnaître aux ouvrages de la confection desquels on se prévaut, le caractère et les signes indicateurs de la prescription? C'est là une question de fait et d'appréciation.

188. Par exemple, un barrage établi sur un cours d'eau, en vue de l'irrigation ou du jeu des usines, restreindrait évidemment le droit des riverains inférieurs, et le leur ferait perdre, avec le temps, dans la mesure de cette restriction. Mais aurait-il pareil effet sur les riverains supérieurs?

1

M. Vazeille et la Cour de cassation, par son arrêt du 4 avril 1842, l'affirment tous deux. Celle-ci, notamment, a vu dans une espèce, où il s'agissait de la construction d'un barrage appuyé par l'un des riverains, le sieur Brunel, sur la propriété du riverain opposé, le sieur Agnel, «une déclaration manifeste que l'auteur des travaux entendait s'attribuer la jouissance des eaux au préjudice d'Agnel, dont la faculté de profiter des dites eaux se trouvait dès lors légalement paralysée. » M. Daviel combat ces opinions et émet une appréciation contraire. Selon lui, le fait d'appuyer un barrage sur le terrain du voisin tend simplement à l'acquisition du point d'appui, si, pendant trente ans, le voisin tolère cet état de choses. « Mais, ajoute-t-il, l'existence du barrage, loin de mettre obstacle à la faculté d'arrosage du coriverain, est un moyen d'en favoriser au besoin l'exercice à l'aide de la retenue que ce barrage opère, puisqu'il suffira désormais au riverain d'ouvrir une

1 Des prescript., n. 407.

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