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l'on a comparé Milton, et dont Boileau n'a pas voulu faire la critique dans ces vers :

On dirait que pour plaire, instruit par la nature,

Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture.

Mais je défends ici M. Mosheron contre lui-même ; et sa traduction combat encore mieux ce passage de sa préface que je ne pourrais le faire. Elle est élégante et fidèle. Entre plusieurs morceaux que j'en pourrais citer pour preuve, je préfère la peinture d'Adam et d'Eve dans le paradis, quoique déjà si connue, ou plutôt par cela même qu'elle est très-connue, que plusieurs traducteurs qui n'ont donné que des fragmens du Paradis perdu, se sont tous exercés sur celui-ci, et que le lecteur aura plus d'objets de comparaison.

༥ Leur noble maintien, leur stature droite et élevée comme celle des habitans du ciel, l'innocence primitive' qui couvre leur majestueuse nudité, tout annonce qu'elles commandent aux autres créatures et qu'elles sont dignes. de leur empire. Dans leurs divins regards respirent avec l'image de leur glorieux créateur ce qui constitue sur Ja terre une légitime puissance, la vérité, la sagesse, la piété pure et même austère ; mais de cette austérité que tempèrent la confiance et la liberté filiale. La différence de leur sexe met cependant entre eux quelque inégalité; l'un est formé pour le courage et la méditation, l'autre pour la douceur et la grâce altirante; celui-ci pour Dieu seul, celle-là pour l'homme et pour Dieu. >>

Le texte anglais offre ici une variante assez nolable, L'édition que j'ai sous les yeux, dit :

He for God only, she for God in him.

α Lui pour Dieu seul, elle pour Dieu dans lui. » D'autres éditions (et il paraît que c'est le plus grand nombre) substituent au mot in le mot and.

Lui, pour Dieu seul; elle, pour Dieu et lui. »

Il n'entrait pas dans le plan de M. Mosneron de dire ce qui l'avait décidé pour le second sens plutôt que pour le premier; il a choisi le plus naturel, et je crois qu'il a hien fait. Ceux qui veulent lire, she for God in him

« elle pour Dieu dans lui,» ont sans doute leurs raisons. C'est ainsi que traduit M. de Châteaubriand dans le fragment que l'on connaît de sa traduction. Je n'en persiste pas moins à croire que ce sens offre une subtilité mystique qui n'est pas à la portée de tous les esprits. Ce n'est donc pas sur le texte qu'a choisi M. Mosneron que je prendrai la liberté de le combattre, mais sur la manière dont il l'a rendu. Je lui demanderai pourquoi il intervertit l'ordre des mots anglais qu'il me semblait ici nécessaire de conserver. Qu'a prétendu Milton? établir les rapports des deux créatures envers Dieu et entr'elles. Or, on ne peut douter que dans les desseins de la Providence, la femme n'ait été créée pour Dieu et pour l'homme. C'est cet ordre que M. Mosneron me semblerait avoir dû conserver; c'est celui qu'a conservé Louis Racine, sans doute autant par suite de son système de traduction littérale que déterminé par la force du sens. M. Mosneron a sur lui tant d'autres avantages, comme traducteur, qu'on peut faire honneur à celui-ci de ce petit trait de fidélité. Mais je reprends le passage que j'ai commencé à citer.

« Un front grand et superbe, un œil sublime, marquent la suprême autorité du premier; ses cheveux, semblables à la fleur d'hyacinthe, descendent de chaque côté de sa tête en se bouclant avec noblesse, et vont s'arrondir sur ses larges épaules. La bionde chevelure de l'autre, éparse et flottante en folâtres anneaux, comme ceux de la vigne riante, tombe, ainsi qu'un voile, jus'qu'au bas de sa taille élégante et svelte, ses longs cheveux sont un signe de sa dépendance; mais l'obéissance est aussi douce que l'empire; elle est accompagnée d'une pudeur ingénue, d'une fierté modeste et de cette molle résistance, de ces tendres refus qui lui prêtent tant de charmes. On ne cachait pas alors ce que le mystère a depuis enveloppé de son ombre, et la coupable honte n'existait pas encore.

» Ils marchaient ainsi sans vêtement, ces heureux époux, les plus tendres que l'amour ait jamais unis ; Adam, le plus majestueux des hommes; Eve, la plus belle des femmes. »

:

C'est de ce morceau plein de grâce et de charmé que Voltaire a dit «Comme il n'y a point d'exemple d'un » pareil amour, il n'y en a pas d'une pareille poésie. » Il ne pensait point alors à sa satyre du Mondain, et à représenter lui-même, dans un tableau de couleurs un peu différentes, Adam et Eve,

Les ongles longs, un péu noirs et crasséux,

La chevelure assez mal ordonnée,

Le teint bruni, la peau bise et tannée.

Racine le fils a mis en tête de sa traduction du Paradis perdu un discours sur ce poëme dont il fait l'éloge le plus magnifique. Il dut faire autorité dans un tems où la réputation de Milton n'éfait pas encore solidement établie parmi nous. Il est assez curieux de voir dans les notes, l'auteur du poëme de la Religion, dont le respect pour les beautés nobles et régulières de la littérature ancienne devait être un sentiment héréditaire et avoir quelque chose d'exclusif, défendre contre les critiques de Voltaire les conceptions, quelquefois bizarres, du poëte anglais. Il donne à la vérité le droit de douter que la justice qu'il rendait à Milton fût tout-à-fait désintéressée. L'espèce de curiosité intolérante avec laquelle il cherche en plusieurs endroits à découvrir s'il croyait à la religion, de quelle secte il était, si même il avait une religion, ce zèle plus qu'indiscret avec lequel il veut sonder les cœurs, autorise en quelque sorte à fouiller dans le sien, et à s'assurer s'il n'y aurait pas eu quelque motif un peu trop humain pour une ame aussi chrétienne, dans le projet d'associer son nom à celui du poëte. Tous deux eurent à se plaindre de leur siècle et de leur nation. On ne peut s'empêcher de reconnaître ( toute proportion gardée) qu'ils n'ayent été frustrés tous deux de la gloire à laquelle ils avaient droit de prétendre. Milton, en Angleterre, meurt pauvre et ignoré; son génie est méconnu; parmi nous Racine le fils ne vit pas son talent honoré des distinctions littéraires qui lui étaient dues. Ne serait-ce pas le sentiment de ces rapports communs de fortune, qui aurait dicté à ce dernier la phrase chagrine par laquelle finit le discours préliminaire de sa traduction?

« Un poëte qui, attendant de son travail sa récompense, chante la religion, a mal choisi son sujet. >>

Je n'aurais donné qu'une idée imparfaite de la nouvelle édition du Paradis perdu, si je ne parlais d'une vie de Milton que M. Mosneron a mise en tête de sa traduction. La vie de Milton est une des plus curieuses que la biographie des gens de lettres puisse offrir. M. Mosneron n'affaiblit point les couleurs sous lesquelles l'histoire ne peut s'empêcher de représenter les excès démagogiques qui déshonorent la première partie de cette vie. Instrument aveugle et terrible entre les mains d'un scélérat qui avait fait tomber la tête de son roi, Milton fut un exemple effrayant de ce que peut le fanatisme de la liberté; il souilla sa plume par les plus affreux libelles contre l'autorité et la religion. Voilà le mal qu'il fallait dire sans rien infirmer. C'est ce qu'a fait M. Mosneron; mais peut-être ne s'est-il pas assez étendu sur le bien, sur ces traits de noble désintéressement, de grandeur d'ame, de résignation constante dont s'embellit la vie privée de Milton. Si c'est un esprit de critique qui lui a fait rejeter plusieurs de ces traits cités par les biographes, il aurait dû le dire, de peur de faire douter de son esprit de justice. Il n'était pas înutile de rappeler que Milton sortit pauvre de la place de sécrétaire du conseil, après la révolution qui replaça Charles II sur le trône. On pouvait examiner si en effet, comme le prétendent quelques auteurs de sa vie, cette place lui fut offerte de nouveau et s'il la refusa; s'il est vrai qu'il dit à sa femme qui le pressait de l'accepter : « Vous êtes femme et vous voulez avoir un équipage; » moi, je veux vivre et mourir honnête homme.» Ces omissions et quelques autres que M. Mosneron peut défendre par de bonnes raisons,, n'empêchent pas que sa vie de Milton ne soit un bon morceau de biographie. J'y blâmerais seulement cette phrase qui me semble obscure et ambitieuse : « C'est sans doute durant ces » cinq années de travaux solitaires, que son esprit fit les » plus grands progrès, et peut-être les seuls dont il fût » susceptible dans l'éducation de la pensée. »

LANDRIEUX.

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

De la littérature russe et de SUMOROCOW.

Si la Russie, considérée sous le rapport de la puissance civile et militaire, tient aujourd'hui un des premiers rangs parmi les nations de l'Europe, ses progrès dans les sciences et dans les lettres ont été jusqu'ici beaucoup moins rapides. L'histoire de sa littérature, antérieurement au règne de Pierre-le-Grand, se borne aux annales obscures de Nestor et de Nikon, et ce fut seulement au commencement du dernier siècle que Théophanes Procovitz, archevêque de Novogorod, commença par son exemple et sa protection à répandre le goût des sciences parmi ses compatriotes. Après la mort de ce prélat, Kilcop et le prince Scherebatow publièrent des fragmens historiques, recommandables à quelques égards; cependant, si l'on en excepte les voyages du célèbre Pallas, les recherches historiques de Muller, et quelques essais sur l'histoire naturelle, aucune production littéraire n'a illustré le règne de Catherine II. Les mathématiques et l'histoire naturelle sont les seules sciences au progrès desquelles les Russes aient jusqu'ici contribué en quelque chose. Il est de fait, cependant, qu'aucune contrée au monde n'est plus heureusement située que la Russie, pour rendre aux lettres les services les plus signalés. Quelles découvertes l'histoire ancienne n'a-t-elle pas droit d'en attendre ! Les ruines de vingt cités attestent que la Tartarie fut habitée jadis par des nations civilisées, et les monumens qui restent à découvrir réaliseront peut-être un jour les sublimes conceptions de Buffon et de Bailly. Des bibliothèques entières ont été trouvées sous les ruines d'Alai-Kitt, et parmi ces débris amoncelés qui couvrent les rivages de l'Irtich: pourquoi faut-il que tant de précieux manuscrits, chinois, calmoucks, manchoux, qu'un grand nombre d'autres écrits dans un langage inconnu, resteut ensevelis de nouveau dans les galeries désertes des académies de Pétersbourg et de Moscow.

Lomonosow fit preuve d'un talent distingué dans plu sieurs parties de la littérature, et prit rang parmi les poëtes mais le génie le plus extraordinaire qu'ait produit la Russie, est, sans aucun doute, Alexandre Sumorocow, auquel était réservé l'honneur de fonder l'art dramatique sur les bords de la Néva.

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