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CHAPITRE II

DROITS RÉELS POUVANT EXISTER SUR UN NAVIRE

18. Sous l'empire du Code de commerce, on pouvait avoir sur les navires les mêmes droits que sur tout autre meuble, c'est-à-dire :

1o Le droit de propriété et son démembrement le droit d'usufruit;

2o Le droit de gage général qui, en vertu de l'article 2092 du C. civ., appartient aux créanciers chirographaires sur tous les biens présents et à venir du débiteur;

3o Le droit de privilège.

En outre, des fois postérieures ont permis l'hypothèque des navires.

Il faut reprendre successivement chacun de ces

droits.

SECTION PREMIÈRE

Propriété et usufruit.

19. Les prérogatives que ces droits assurent sur les navires sont les mêmes que sur tout autre meuble, et par suite il suffit à ce sujet de s'en référer purement et simplement aux articles 544 et 578 du C. civ. Mais il n'en est plus de même quand il s'agit de déterminer quels sont les modes par lesquels ces droits et notamment la propriété s'acquièrent : en effet tout d'abord les modes d'acquérir reconnus par le droit commun sont soumis à des règles particu

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lières; de plus, il existe des modes d'acquisition spéciaux aux navires.

Parlons tout d'abord des modes d'acquisition consacrés par le droit commun: ces modes d'acquisition peuvent se diviser en modes d'acquisition originaires et modes d'acquisition dérivés.

§ 1. Modes d'acquisition originaires.

20. Celui-là devient propriétaire d'un navire qui, auparavant, n'appartenait à personne, quand il le fait construire. Tout est simple lorsqu'il y a ce qu'on appelle construction par économie du navire, lorsque celui qui veut avoir ce navire le fait construire luimême sous ses ordres, achetant lui-même les matériaux, traitant lui-même avec les ouvriers. Sans qu'on puisse élever à ce sujet le moindre doute, ce constructeur est propriétaire du navire, du jour où il a été commencé on ne voit pas, en effet, qui pourrait être propriétaire, sinon le constructeur, propriétaire des matériaux qu'il emploie. Mais ce mode de construction ne sera employé que d'une façon exceptionnelle la construction du navire exige, en effet, des connaissances techniques, un outillage coûteux et considérable que seuls peuvent avoir ceux qui font profession de construire des navires aussi, en général, aura-t-on recours à la construction à forfait que l'on désigne aussi sous le nom de construction pour compte ou à l'entreprise. On veut dire par là que celui qui veut avoir un navire, s'adressant à un constructeur de profession, lui demandera de faire le navire moyennant un prix déterminé. Il importe d'examiner avec soin les conséquences juridiques de cette construction à forfait en recherchant à quel moment celui qui fait construire le navire en devient. propriétaire. La difficulté qui doit être ici étudiée n'est pas particulière au droit maritime; elle se présente à propos de tout ouvrage fait à forfait : il s'agit,

en effet, de savoir à quel moment celui qui a commandé un ouvrage à forfait en est réputé proprićtaire. C'est donc cette question générale qu'il faut résoudre en l'envisageant au point de vue qui nous intéresse et en insistant surtout sur les arguments particuliers que peut fournir le droit maritime.

Et d'abord il est une hypothèse (qui d'ailleurs se produira fort rarement) dans laquelle la solution ne saurait être douteuse. Si celui qui s'adresse à un constructeur de profession pour se faire construire un navire, fournit les matériaux nécessaires, il est hors de contestation que le navire appartiendra du jour où il a été commencé à celui qui l'a commandé. Celui ci était propriétaire des matériaux; on ne voit pas pourquoi il cesserait de l'ètre lorsque, sur son ordre, ces matériaux sont transformés par le constructeur en vue de constituer un navire. Le contrat passé entre celui qui a commandé le navire et le constructeur est alors un simple louage de services qui oblige le constructeur à fournir son travail, mais qui certainement ne lui attribue pas la propriété du navire pendant la construction.

Mais le plus souvent, quand il y aura construction à forfait, le constructeur s'engagera à fournir non seulement son travail, mais encore les matériaux nécessaires pour la construction du navire: c'est alors qu'il y a doute sur le point de savoir quand celui qui a commandé le navire en est propriétaire, si c'est lui ou le constructeur qui en est propriétaire pendant la construction.

Voici quel est le grand intérêt pratique de la question avant que le navire soit achevé, il peut se faire que le constructeur tombe en faillite. Si, pendant la construction, le navire appartient à celui qui l'a commandé, celui-ci pourra le revendiquer et, par conséquent, n'aura pas à subir le concours des créanciers du constructeur qui, bien évidemment, ne pourraient prétendre faire figurer dans l'actif de la faillite

un navire qui n'appartenait pas à leur débiteur. Si au contraire le navire, pendant qu'il est construit, appartient au constructeur, ce navire doit, au cas de faillite du constructeur, faire partie de l'actif de celui-ci; et par suite, réduit au rôle de créancier, celui qui a commandé le navire ne pourra, comme les autres créanciers, obtenir qu'un dividende.

Cet intérêt dégagé, pour résoudre la question posée, il faut prendre pour point de départ l'idée suivante qui sans doute donne lieu à quelques objections, mais qui cependant est généralement adoptée.

L'ouvrier qui, fournissant son travail et les matériaux nécessaires, s'engage moyennant un prix fixé à fabriquer un objet, fait avec l'autre partie un contrat qui est une vente et qui n'est nullement un louage de services. C'est la solution qui était déjà admise en droit romain controversée encore au temps de Gaius, mais cependant généralement adoptée à cette époque (1), elle avait définitivement triomphé au temps de Justinien (2), et Pothier (3) expose que notre ancien droit l'avait également préférée. De plus, les travaux préparatoires montrant qu'on a entendu conserver la doctrine traditionnelle, on est amené à reconnaître que, malgré l'obscurité du Code civil sur ce point, c'est encore cette théorie qui doit être tenue pour exacte aujourd'hui (*).

Cette doctrine acceptée, on dira donc, à propos de l'hypothèse particulière que nous avons en vue, que lorsqu'un constructeur s'engage à construire un navire dont il doit fournir les matériaux, il y a vente du navire. Mais, ce résultat obtenu, toute difficulté n'a pas encore disparu quand il s'agit de déterminer à quel moment celui qui a fait la commande d'un navire en devient propriétaire.

Gaius, C. III, § 147.

Justinien. Inst., liv. 3, t. XXIV, § 4.
Pothier, Traité du louage, n. 394.

Guillouard, Tr. du contrat de louage, t. II, n. 772-774, p 299-303.

Cette vente du navire, en effet, ne saurait être une vente pure et simple produisant tous ses effets au moment même où est intervenu l'accord de volontés entre les deux parties qu'est-ce donc au juste que

cette vente?

Un auteur (1) a soutenu qu'il y avait vente conditionnelle du navire, la construction du navire étant l'événement futur et incertain duquel dépendent les droits et les obligations des parties. Cette théorie donne naissance aux conséquences suivantes: 1° si le constructeur achève le navire, celui qui en a fait la commande sera, étant donné ce principe de la rétroactivité de la condition consacré par l'article 1179 C. civ., réputé propriétaire du navire à dater du jour où le naviee a été commencé; 2° si, avant l'achèvement du navire, le constructeur tombe en faillite et si les créanciers du constructeur ne veulent pas le continuer, il y aura lieu à l'application de l'article 1178 C. civ.: la construction du navire. devenant impossible par le fait du constructeur, c'est-à-dire du débiteur, la condition du contrat passé est considérée comme accomplie au profit de celui qui a commandé le navire, c'est-à-dire du créancier; par conséquent, la vente produisant ses effets, celui-ci en est devenu propriétaire. Il pourra donc revendiquer le navire dans l'état où il se trouve et échappera au concours des créanciers du constructeur.

que

Ce système doit être repoussé la construction à forfait d'un navire ne constitue pas une vente conditionnelle. Sans doute, c'est avec raison que l'on dit que les obligations dérivant de ce contrat dépendent 'un événement futur et incertain qui est la construction du navire, mais c'est à tort que l'on en conclut qu'il y a là une condition. Et, en effet, qu'est-ce que la condition? C'est une modalité des obligations

(1) Dufour, Droit maritime, t. II, n. 563, 571 et 572.

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