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fut dans cet établissement de propreté que je passai les premiers mois de ma jeunesse, couchée sur des tas de linge auxquels je ne me faisais pas faute d'infliger un commencement de lessive. Aussi, après avoir été caressée, dorlotée et louée dans les premiers temps, comme tout ce qui est nouveau, je fus bientôt déclarée incommode et malpropre. Etait-il juste pourtant de me reprocher une infirmité naturelle au jeune âge, et pouvais-je m'en défendre? J'étais enfermée dans une chambre dont je ne pouvais sortir sans permission; et le caquetage de six grandes filles bavardes couvrait ma faible voix lorsque j'essayais de demander le moment de liberté devenu très-nécessaire. Pour comble de malheur, on s'aperçut bientôt que mon corps était un monde habité, dont les naturels, fort nomades, se répandaient sur les trop sensibles planètes du voisinage. Cette découverte porta le dernier coup à ma considération, et j'eus bientôt contre moi toute la troupe féminine qui demauda mon expulsion avec autant d'insistance qu'elle avait mis d'empressement à accueillir ma bienvenue.

De guerre lasse, le maçon céda : il m'envoya à la campagne chez un de ses compatriotes, qui exerçait simultanément toutes les professions et surtout celle très-estimable et très-répandue dans le pays, de braconnier émérite. Je trouvai là deux grands chiens courants qui me reçurent aussi bien qu'on pouvait l'attendre de cette race peu civilisée. Il est vrai qu'ils m'aidaient, très-volontiers, à manger ma soupe; mais ils y mettaient la délicatesse de m'épargner les coups de dent qu'ils se prodiguaient avec une générosité fraternelle. Dès que j'eus la force de les suivre, ils m'entraînèrent dans les excursions qu'ils faisaient chaque jour, tantôt avec leurs maîtres, tantôt seuls. C'est ainsi que je commençai à chasser; mais dans quelles conditions, grand Dieu! Que pouvais-je devenir avec le funeste exemple de ces vagabonds, qui poursuivaient à outrance cailles et perdrix au lieu de les arrêter? Dans les premiers temps, il me semblait bien que je devais rester immobile devant les perdreaux, et je tombais, en effet, dans ces muettes extases qui font bondir le cœur d'un chien de bonne race; mais les briquets maudits ne manquaient jamais de se précipiter, en hurlant, sur le gibier que j'arrêtais, de sorte que je ne tardai pas à faire comme eux et que bientôt je n'arrêtai plus du tout.

Lorsque j'eus un peu plus d'un an, mon maître me reprit, et comme il braconnait aussi dans ses moments de loisir, il essaya de me faire chasser pour lui. Il fut bientôt convaincu que je ne lui servirais jamais à rien, et résolut de me vendre, le plus cher possible, sans se demander si je serais plus utile à l'amateur qui serait tenté de m'acheter. L'occasion se présenta bientôt; un ardent chasseur des environs se trouvait alors dans le plus grand dénuement de chiens d'arrêt. Quelques ennemis politiques, d'un grand courage, n'osant se venger de lui ouvertement, avaient assouvi leur rage sur ses chiens. Cinq étaient morts empoisonnés dans la même semaine, et le sixième n'avait dû son salut qu'à un contre-poison administré à

temps. Dès que le maçon eut vent de la chose, il me présenta comme une chienne peu dressée, mais remplie d'excellentes dispositions, et je fus achetée, sur ma bonne mine, pour la somme de cinquante-six francs. Je dois avouer modestement que j'étais alors une jolie créature, blanche, marquée de brun à la tête et sur les flancs, avec de longues oreilles soyeuses et de très-grands yeux brillants qui m'ont valu bien des hommages. Aussi, mon maître, charmé de mes qualités physiques, me prit-il sans s'enquérir d'où je venais et sans songer à mettre mon savoir à l'épreuve.

Je fis connaissance, chez lui, d'un braque blanc largement taché d'orange, le seul qui eût échappé au massacre. Il descendait des chiens du roi Charles X et ne démentait pas sa noble origine; il montrait à la chasse des qualités solides, développées par une éducation savante; c'était certainement un chien de génie; mais, dans la vie privée, il était d'un caractère fort désagréable et son intérieur n'avait rien de bien séduisant. Ce fut cependant à lui que durent appartenir tous les trésors de ma jeunesse, malgré le peu de sympathie qu'il m'inspirait. Mon maître l'avait décidé, et il ne tint aucun compte de mes sentiments. Il fallut me soumettre; ce fut, comme on dit dans le monde, un mariage de convenance. Cependant de cette union peu désirée naquirent des rejetons illustres, qui ont toujours été dignes de leurs parents et qui ont même éclipsé plus d'une fois leur brillante réputation.

D

Mes premiers enfants étaient déjà grands quand vinrent les beaux jours de l'été, si bien que mon maître, pensant que je pouvais les abandonner sans scrupule, me mena dans la plaine, quelque temps avant l'ouverture, pour juger ce dont j'étais capable. Le braque mon mari, qui nous accompagnait, ne tarda pas à tomber en arrêt. Mais dès que je l'aperçus, agissant envers lui comme les chiens courants avaient agi envers moi, je me précipitai sur les perdreaux qu'il avait devant lui, et je les poursuivis en donnant de la voix aussi fort que je pouvais. Pollux (c'était le nom du braque) Pollux et mon maître furent également indignés; mais tous deux se continrent. Le premier se contenta d'un regard de mépris,: le second me fit revenir à l'endroit d'où étaient partis les perdreaux et me cria à plusieurs reprises « Tout beau!.... tout beau!... Nous allâmes à la remise; mais je recommençai de plus belle, l'habitude étant chez moi une seconde nature. Cette fois, mon maître sortit de sa poche un fouet qui ne le quittait guère et m'en servit une correction, telle que je ne souhaite à personne de jamais en recevoir. A partir de ce moment, il ne se passait pas de jour sans que je reçusse des coups, que mon maître me distribuait avec la plus grande largesse quoi qu'il eût beaucoup d'affection pour moi. Car il était, à l'égard de ses chiens, grand partisan du proverbe : « Qui aime bien, châtie bien. » Proverbe un peu suspect, inventé sans doute par quelque vieux maître d'école qu'une trop longue habitude de la verge avait mis dans l'impuissance de témoigner autrement son attachement pour ses élèves. TOME XXIX. -20 SEMESTRE 1860.

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Quoi qu'il en soit, cette rigide éducation me fit faire les plus rapides progrès; et, à l'ouverture de la chasse, je m'acquittai déjà passablement de mes devoirs. Quelques pièces de gibier tuées devant mon nez, par forme d'encouragement, constatèrent ma métamorphose, et après avoir été un objet de scandale par une fougue désordonnée, je devins, en peu de temps, un modèle de sagesse et de modération. Je brillais surtout dans la chasse de la bécassine que j'arrêtais admirablement, tandis que le fameux Pollux avait toujours dédaigné de faire attention au gibier d'eau et ne consentait à chasser que sur la terre ferme. Je savais aussi mieux que lui, déjouer les ruses des râles de genets et les forcer à partir; pour les cailles, les perdrix et les coqs de bruyère nous étions, je crois, au même rang. Ma réputation se répandit dans le pays où celle de Pollux était établie depuis longtemps; et comme on pensait, avec raison, que la race à laquelle nous donnerions le jour devait être digne de nous, tout le monde voulut avoir de nos rejetons; mais mon maître, qui se souciait peu de les prodiguer, n'en donnait qu'à ses intimes, et répondait aux autres en leur racontant cette petite anecdote :

« Pendant la révolution, tous les émigrés demandaient au marquis d'A***, qu'on savait fort riche, à lui emprunter de l'argent. Or celui-ci, ne pouvant en prêter à tout le monde, n'en prêtait à personne pour ne point faire de jaloux. Il se contentait de faire voir aux nombreux solliciteurs, la liste de toutes les sommes qui lui avaient été demandées, leur montrant que s'il avait prêté ce qu'on lui demandait, il n'aurait plus rien depuis longtemps; puis il tâchait de les consoler, en les assurant que leurs demandes seraient inscrites à leur tour, et qu'il ne les reculerait pas d'un seul rang. « Moimême, ajoutait mon maître, j'ai reçu tant de demandes de jeunes chiens, que tous ceux qui pourraient naître jusqu'à la cinquième ou sixième portée ne sont plus disponibles, de sorte que je suis forcé de vous dire, comme le marquis d'A***, je vous inscrirai. »

Ce furent là les plus beaux jours de ma vie, mais mon triomphe fut passager. Bientôt une de mes filles, s'insinuant dans l'affection de mon maître, prit ma place de favorite, et je tombai en disgrâce.

Certes, aux yeux de tout le monde, elle était loin de m'égaler dans tout ce qui a trait à la chasse; mais les hommes sont si versatiles, que le changement devient une nécessité pour eux. D'ailleurs, ma rivale était une intrigante, et chez les chiens, comme chez les hommes, le savoir-faire est souvent plus utile que le savoir. Ni le respect dû à ma vieillesse, ni la reconnaissance que réclamaient mes services, ne purent me maintenir sur les degrés chancelants de la faveur. Je fus renversée et ma chute fut grande, car je fus réduite à chasser avec un laquais; jamais la blessure faite à mon orgueil n'a cessé de saigner depuis ce jour. Encore, si c'eût été un tireur habile, j'aurais pu me venger de ma rivale, en faisant tirer à mon maître plus de gibier qu'elle-même n'aurait pu en faire voir au sien. Mais c'était

un paysan maladroit, incapable d'abattre seulement une caille au vol. En vain je lui ménageais les plus beaux coups, il jetait sa poudre au vent, sans prendre le temps d'ajuster. A peine tuait-il de temps à autre quelques malheureux lièvres qui débouchaient entre ses jambes, ou que j'arrêtais assez longtemps pour qu'il pût les voir au gîte. Pour compenser tant de maladresse, il n'avait qu'une grande vigueur de jarrets, mais il en usait toujours assez pour me mettre sur les dents, car j'avais déjà dépassé les limites de l'âge mûr. Je vécus ainsi plusieurs années, pendant lesquelles je fis bien des arrêts et mon maître usa bien de la poudre pour le roi de Prusse. Enfin ma vue s'obscurcit, et la surdité, cette infirmité de la vieillesse, que nous partageons avec la race humaine, devint si complète chez moi, que je n'entendais plus les coups de fusil. Mes jambes ne me servaient plus comme autrefois, il n'y avait que mon odorat dont la finesse ne se fût point altérée. On me mit à la retraite. Je devais m'y attendre, et cependant j'éprouvais une douleur poignante la première fois que mon maître partit à la chasse sans moi; je le regrettais malgré sa maladresse qui m'avait causé bien des tourments. Mais le temps, ce remède souverain, et le sentiment intime de mon impuissance, m'ont apporté une sorte de consolation. Parvenue aux extrêmes limites de la vie, j'ai jeté un dernier regard en arrière et j'ai rassemblé mes idées, pour laisser au monde mon histoire véridique. C'est peut-être une pensée orgueilleuse, mais je n'ai fait que suivre l'exemple de bien des hommes qui se sont crus obligés d'écrire la leur, sans avoir été dans leur sphère ce que j'ai été dans la mienne. Il est vrai que leur histoire apprend ce qu'ils auraient dû faire, bien plus que ce qu'ils ont fait. Pour moi, j'écris avec la mort devant les yeux et je ne veux dire que la rigoureuse vérité. Je m'en vais, regrettant peu de chose dans le passé, et envisageant l'avenir sans faiblesse, avec la conscience d'avoir bien rempli ma tâche sur cette terre; car, sans parler davantage de mes exploits, j'ai donné le jour à soixante-trois rejetons, dont plus de vingt vivent encore et font tous honneur à leur mère.

CONCLUSION.

Après la mort de la pauvre Diana, arrivée au printemps dernier, ces Mémoires, entièrement écrits de sa patte, ont été apportés par l'un de ses fils inconsolables, au plus fervent de ses admirateurs, à qui elle les avait dédiés, et qui croirait manquer à ses devoirs envers tous les chiens de chasse passés, présents et futurs, s'il ne publiait spécialement à leur intention cette intéressante histoire de celle qui fut toute sa vie aussi bonne que belle, aussi modeste que sage.

C. DE BELLEGARDE.

BIBLIOGRAPHIE

ZURGA LE CHASSEUR (1).

Notre collaborateur, M. Joseph Lavallée, vient de publier sous ce titre un petit livre plein de savoir et d'intérêt.

Disons-le tout de suite, Zurga le chasseur est un roman, mais un roman qui contient tant de vérités qu'il appartient presque à l'histoire.

Si le Père la Trompette, que nous donne en ce moment M. le Marquis de Foudras, est le juif errant de la Vénerie, nous pouvons bien dire que le pauvre Zurga est le juif errant de l'amour et de l'honneur filial.

Son père, un intrépide chasseur des marais de Valence, a été condamné par les alcades del crimen pour un meurtre commis par un autre. Le brave Valencien est mort de douleur, et il a légué à son fils le soin de réhabiliter sa mémoire, en lui confiant le nom du véritable meurtrier, que Zurga doit reprendre et ramener devant la justice de son pays. Mais le scélérat a de fameuses jambes, et il en joue si bien qu'il promène notre chasseur dans les quatre parties du monde, de Tunis au Caire, en Terre Sainte, en Abyssinie, dans l'Inde; puis au Brésil, dans la Guyane, enfin presque partout.

L'auteur ne manque pas d'en profiter pour nous donner successivement sur chacun de ces pays des notions de mœurs et d'histoire naturelle extrêmement attachantes, qui attestent sa profonde érudition, et pour nous faire assister à des chasses qui, pour être de la fantaisie, n'en ont pas moins toute la couleur, toute l'émouvante énergie de la vérité.

Tous nos abonnés ont lu les charmants chapitres publiés par M. Lavallée dans le Journal des Chasseurs. Ils n'ont point oublié le sombre drame des Plains-Vaux; l'intéressante nouvelle de L'arquebuse de Senlis; ils savent donc que l'auteur de Zurga possède éminemment l'art des situations dramatiques et qu'il sait émouvoir sans jamais fourvoyer le cœur ou l'esprit de son lecteur.

Zurga le chasseur est en outre écrit avec cette plume savante et élégamment correcte qui distingue notre ancien collègue; nous sommes donc heureux de lui rendre ici un hommage sympathique aussi sincère que bien mérité.

CH. GODDE.

(1) Librairie Hachette, 14, rue Pierre-Sarrazin.

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