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14. L'influence du milieu social sur le développement de la criminalité est incontestable, mais il ne faut pas l'exagérer. Pour Lacassagne, par exemple, le milieu social « est comme le bouillon de culture de la criminalité; le microbe, c'est le criminel, un élément qui n'a d'importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter ». C'est donner au facleur sociologique, non seulement le pas sur le facteur biologique, mais c'est admettre le premier à l'exclusion du second. On a purépondre que si le facteur social était unique et si puissant, il serait impossible d'expliquer, par exemple, pourquoi il reste des honnêtes gens dans la même famille, parmi des frères, Dés et élevés dans les mêmes conditions, par les mêmes parents, au milieu des mêmes influences. Le facteur ne crée pas le criminel, il peut aider à le faire éclore, mais l'homme n'est pas moins en état de lutter contre les mauvaises influences du milieu social que contre le climat dont il ne subit qu'autant qu'il y consent les effets déprimants. Le criminel est «< une personnalité complexe, à la fois biologique, psychologique et

les mêmes qui firent preuve de plus de bienveillance pour l'école Lombrotenne s'appliquèrent à signaler les trois points suivants : 1° l'on n'a pas de données suffisantes pour déterminer les prétendus caractères typiques des criminels; 2o s'il est possible de trouver, parmi les criminels, un grand Cambre d'individus anormaux ou malades, cette circonstance se coordonne saturellement à l'irrégularité de leur conduite et ne peut servir à constituer de véritables variétés anthropologiques, dans le sens propre de ce mot, car, dans la plupart des cas, il ne s'agit que de cas pathologiques qui ne renrent pas dans le domaine de la criminalité; 3° dans le phénomène de la déinquence, le facteur exclusif, ou, tout au moins, le facteur principal, est le facteur social. - Manouvrier a fait, au Congrès (Actes, p. 156), une obserration qui me parait, du reste, résumer très exactement le point de départ de la théorie anthropologique et l'inanité de cette théorie «En tant que cette doctrine rattache les actions des hommes à leur organisation, elle n'intraduit, dans la science, aucune idée nouvelle. Mais il s'agit de savoir de quele manière l'acte social est uni à l'organisation. Ce qui est nouveau, c'est de rattacher le crime à des conditions anatomiques d'une façon si étroite qu'il devienne presque une fonction, un simple résultat physiologique, auquel le eu extérieur ne contribuerait qu'à titre de cause occasionnelle. C'est bien ane doctrine nouvelle, mais elle est fausse ». Les recherches faites depuis 1889 n'ont fait que confirmer cette appréciation.

sociale 18», tout comme l'honnête homme, et si l'un succombe tandis que l'autre lutte, c'est que la volonté de l'un s'est montrée plus vacillante, plus faible que celle de l'autre. Tout n'est donc pas affaire de race, de sol, de climat, de milieu, et l'homme reste avec sa personnalité qu'il doit protéger ou reconquérir contre les fatalités qui l'entourent et qui l'opprimeraient, s'il n'essayait pas de réagir de toute la force de sa volonté.

15. Les recherches statistiques ont démontré deux choses : 1° la répercussion, sur le mouvement de la criminalité, de tous les faits d'ordre économique, matériel et social; 2° la séparation profonde entre les criminels d'occasion et les criminels de profession. C'est surtout l'examen de la statistique française, plus ancienne que celle des autres pays, qui conduit à cette double constatation.

16. Les premiers qui ont étudié les chiffres de la statistique criminelle française, ont été surtout frappés par la régularité apparente de ce phénomène social qu'on appelle le crime. Leurs conclusions établiraient, si elles étaient exactes, que la nature morale de l'homme obéit, comme son organisme, à des lois d'une fatalité désespérante. Guerry et Quételet, par exemple, affirmaient que la part des prisons, des fers et de l'échafaud, pouvait être fixée d'avance, avec la même précision que les revenus de l'État. Mais des recherches postérieures, portant sur des périodes plus longues, ont démontré l'inexactitude de ces premières conclusions. Bien loin d'apercevoir dans l'allure de la délictuosité une constance égale à celle des phénomènes naturels, on sait aujourd'hui qu'il n'est pas de fait social qui subisse, plus que la criminalité, l'influence de causes diverses, dont la complexité embarrasse notre ignorance. Toute perturbation, toute modification dans les conditions climatériques, biologiques et sociales, retentit, comme sur un clavier vibrant, soit sur le nombre total des infractions, soit sur leur répartition proportionnelle.

17. Or, il est deux faits généraux qui se dégagent de la statistique criminelle des soixante dernières années, et qui éclai

18 C'est la dernière formule de Ferri.

rent, avec une lumineuse intensité, le problème moderne de la répression.

D'un côté, c'est la marche progressive et parallèle de la criminalité et de la récidive.

De l'autre, c'est le manque de proportion entre l'accroissement de la récidive et celui de la criminalité.

Il importe d'appeler l'attention sur ce double phénomène et d'en rechercher la portée sociale?

Si l'on s'arrête uniquement aux chiffres bruts, fournis par la statistique française, de 1826 à 1894, il est facile de constater: 1° que le nombre des crimes poursuivis, c'est-à-dire des infractions les plus graves déférées aux cours d'assises, a diminué de moitié; 2o mais que le nombre des délits, c'est-à-dire des infractions moins graves, déférées aux tribunaux correctionnels, a plus que triplé depuis la même époque.

Cette sorte de bascule entre la grande et la petite criminalité, la diminution de l'une, corrélative à l'augmentation de l'autre, est-elle un signe de notre nivellement social? Un fruit de cette démocratie envahissante, qui, entre autres inégalités, diminuerait, de jour en jour, la distance qui sépare l'honnête homme du criminel? De même que le génie, le grand crime deviendrait-il rare et se répandrait-il, en monnaie de délits, dans nos sociétés modernes? Avant de rechercher l'explication d'un fait, certainement anormal, il s'agit de savoir si ces chiffres donnent la physionomie exacte de notre état social. Il n'en est rien. La diminution apparente des crimes n'est qu'une illusion d'optique : elle est due à certains procédés, connus sous le nom barbare de correctionnalisation. Pour les comprendre, il faut savoir que, parmi les infractions déférées par la loi aux cours d'assises, il en est dont la gravité n'est pas susceptible d'atténuation et qui sont et seront toujours du ressort de cette juridiction ainsi les assassinats, les meurtres, les incendies, etc. D'autres, au contraire, tels que les vols, les abus de confiance, les faux en écriture privée, ont une nature flottante: une circonstance de plus ou de moins en fait des crimes ou des délits. Or, les parquets et les juges d'instruction, préférant une répression moins sévère à une impunité presque certaine, ferment volontairement

R. G. Tome I.

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les yeux sur les circonstances qui donneraient au fait poursuivi la gravité d'un crime; ils le renvoient devant les tribunaux correctionnels. Ce procédé pratique de dénaturation a préparé les voies à une réforme légale, accomplie en 1863, et qui a consisté à faire descendre un certain nombre d'infractions, de la classe des crimes dans celle des délits. Eh bien! c'est précisément sur ces catégories de faits, au caractère indéterminé, que porte la diminution, en apparence si considérable, de la criminalité; mais les crimes, à l'allure plus franche, ont plutôt une tendance à augmenter. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, le nombre moyen des assassinats, qui était annuellement de 197, de 1826 à 1830, se retrouve, par une coïncidence singulière, au même niveau, 197, de 1876 à 1880, et monte à 216 de 1881 à 1885. En 1886, 234; 214, en 1888; 195, en 1889; 249, en 1890; 227, en 1891; 182, en 1892; 218, en 1893.

A l'inverse, le bilan général des délits est beaucoup moins chargé qu'il ne paraît l'être à première vue; car, pour établir une comparaison utile et exacte entre les deux niveaux de la délinquence, celui de 1826 et celui de 1894, il faudrait tout d'abord déduire, de la colonne des délits, pour cette dernière année, soit les crimes correctionnalisés, soit les délits nouveaux dus à un développement progressif de législation. Mais, tout calcul fait, on peut affirmer que la criminalité a progressé, depuis soixante ans, en France, non pas seulement d'une manière absolue et numérique, mais encore dans une proportion plus grande que la population: c'est-à-dire qu'aujourd'hui, sur le même nombre d'habitants, on commet environ deux fois plus de crimes et de délits qu'on en commettait vers 18261.

Voilà le fait brutal, indéniable! Mais la statistique, qui le révèle, explique, en même temps, sa cause immédiate, et donne, à cet abaissement douloureux de la moralité sociale, sa véritable physionomie.

Sur 100 accusés, pris au hasard, parmi ceux qui comparais

19 Les deux faits les plus frappants des dernières statistiques françaises, particulièrement de celles de 1893 et de 1894, sont augmentation de la criminalité contre les personnes, qui va dépasser l'autre en France (à l'imitation de l'Espagne et de l'Italie), et diminution de la criminalité contre les biens.

sent devant nos cours d'assises, 54 en moyenne, c'est-à-dire plus de la moitié, sont des repris de justice 20. Sur 100 prévenus, déférés aux tribunaux correctionnels, la proportion des récidivistes est, il est vrai, un peu moindre; mais elle devient effrayante, quand on tient compte de deux faits depuis 30 ans, cette proportion a plus que doublé; elle n'était que de 21 p. 100, de 1851 à 1855; elle s'est élevée à 44 p. 100, de 1881 à 1885. Et cette marche ascendante est absolument régulière, normale! Si elle ne subit aucun temps d'arrêt, elle ne présente non plus aucune oscillation brusque. C'est un flot qui monte, avec la régularité d'un phénomène naturel.

Il résulte ainsi du double mouvement comparé de la criminalité et de la récidive que l'accroissement de l'une est dû à l'accroissement de l'autre, puisqu'en éliminant, par la pensée, le contingent des malfaiteurs d'habitude, la criminalité générale s'abaisserait immédiatement de 50 p. 100.

Plus encore que du temps de Quételet, il est donc vrai de dire que « ce sont les mêmes individus qui commettent toujours les mêmes crimes ».

Devons-nous, devant ce phénomène, pousser un cri d'alarme? maudire cette civilisation dont chaque progrès semble être un excitant nouveau de la criminalité? Nullement, ces constatations établissent seulement deux choses: la banqueroute de notre système de répression et l'allure nouvelle de la criminalité.

On ne se fait aucune illusion sur le premier point, car, en 1885, le garde des sceaux, dans son rapport au président de la République, constatait déjà que « l'inefficacité de la peine, au triple point de vue de la correction, de l'intimidation et de l'exemple, ressort chaque jour davantage des indications de la statistique ». Ce sont, en effet, les déjà condamnés qui forment le gros bataillon des criminels. Donc, si la répression est inefficace pour corriger, elle est certainement efficace pour corrompre les délinquants.

20 47 p. 100, en 1871-75; 52 p. 100, en 1881-83; 56 p. 100, en 1886-91; 58 p. 100, en 1892.

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