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Vistule, ait en Europe quarante-quatre millions de sujets et ses frontières à l'Oder. Mais si le Luxembourg est donné à la Hollande et Mayence à la Bavière, si le Roi et le Royaume -de Saxe sont conservés, et si la Russie ne passe point la Vistule, je n'aurai point d'objection à faire pour cette partie-là de l'Europe. » M. de Metternich m'a pris alors la main en me disant : « Nous sommes beaucoup moins éloignés que vous ne pensez; je vous promets que la Prusse n'aura ni Luxembourg ni Mayence; nous ne tenons pas plus que vous que la Russie s'agrandisse outre mesure; et quant à la Saxe, nous ferons ce qui sera en nous pour en conserver du moins une partie. » Ce n'était que pour connaître ses dispositions relativement à ces divers objets que je lui avais parlé comme je l'avais fait. Revenant ensuite à la convocation du Congrès, il a insisté sur la nécessité de ne point publier en ce moment la règle d'admission que j'avais proposée, parce que, disait-il, elle effarouche tout le monde et que moi-même elle me gêne quant à présent, attendu que Murat, voyant son plénipotentiaire exclu, croira son affaire décidée et qu'on ne sait ce que sa tête peut lui faire faire; qu'il est en mesure en Italie et que nous ne le sommes pas.

On nous prévint que les ministres étaient réunis; nous nous rendions à la Conférence. M. de Metternich l'ouvrit en annonçant qu'il allait donner lecture de deux projets, l'un rédigé par moi, l'autre qu'il avait fait rédiger: il lut le mien le premier, le sien ensuite; les Prussiens se déclarèrent pour celui de M. de Metternich, disant qu'il ne préjugeait rien, et que le mien préjugeait beaucoup. M. de Nesselrode fut du même avis; le ministre de Suède, M. de Löwenhielm,

qui pour la première fois assistait aux conférences, dit qu'il ne fallait rien préjuger. C'était aussi l'opinion de lord Castlereagh; et je savais que c'était celle de M. de Metternich. Ce projet se bornait à ajourner l'ouverture du Congrès au 1er novembre et ne disait rien de plus, ce qui a donné lieu à M. de Palmella, ministre de Portugal, d'observer qu'une seconde déclaration pour convoquer le Congrès serait nécessaire, et l'on en est convenu. On ne faisait donc qu'ajourner la difficulté sans la résoudre; mais comme les anciennes prétentions étaient abandonnées, comme il n'était plus question de faire régler tout par les huit puissances en ne laissant au Congrès que la faculté d'approuver; comme on ne parlait plus que de préparer, par des communications libres et confidentielles avec les ministres des autres puissances, les questions sur lesquelles le Congrès devrait prononcer, j'ai cru qu'un acte de complaisance qui ne porterait aucune atteinte aux principes pourrait être utile à l'avancement des affaires, et j'ai déclaré que je consentais à l'adoption du projet, mais sous la condition qu'à l'endroit où il était dit que l'ouverture formelle du Congrès serait ajournée au 1 novembre, on ajouterait : et sera faite conformément aux principes du droit public. A ces mots, il s'est élevé un tumulte dont on ne pourrait que difficilement se faire d'idée. M. de Hardenberg, debout, les poings sur la table, presque menaçant et criant comme il est ordinaire à ceux qui sont affligés de la même infirmité que lui, proférait ces paroles entrecoupées : « Non, monsieur; le droit public? c'est inutile. Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public? cela va sans dire. » Je lui répondis que si

cela allait bien sans le dire, cela irait encore mieux en le disant. M. de Humboldt criait : « Que fait ici le droit public? » A quoi je répondis : « Il fait que vous y êtes. » Lord Castlereagh, me tirant à l'écart, me demanda si, quand on aurait cédé sur ce point à mes désirs, je serais ensuite plus facile. Je lui demandai à mon tour ce qu'en me montrant facile, je pourrais espérer qu'il ferait dans l'affaire de Naples; il me promit de me seconder de toute son influence. « J'en parlerai, me dit-il, à Metternich; j'ai le droit d'avoir un avis sur cette matière. -Vous m'en donnez votre parole d'honneur? » lui dis-je. Il me répondit : « Je vous la donne. Et moi, repartis-je, je vous donne la mienne de n'être difficile que sur les principes que je ne saurais abandonner'.» Cependant, M. de Gentz, s'étant approché de M. de Metternich, lui représenta que l'on ne pouvait refuser de parler du droit public dans un acte de la nature de celui dont il s'agissait. M. de Metternich avait auparavant proposé de mettre la chose aux voix, trahissant ainsi l'usage qu'ils auraient fait de la faculté qu'ils avaient voulu se donner, si leur premier plan eût été admis. On finit par consentir à

1. Vous connaissez déjà les principes que le Roi a ordonné à ses ambassadeurs au Congrès de prendre pour règle. Il était naturel de croire que toutes les puissances animées des mêmes sentiments voudraient concourir au maintien de ces principes, puisqu'elles avaient pris les armes pour les défendre. Il y a donc lieu de s'étonner qu'aujourd'hui plusieurs d'entre elles se montrent plutôt disposées à suivre les principes contre lesquels elles ont combattu. Elles y sont portées, les unes par ambition, les autres par la jalousie et la crainte que leur inspire la puissance de la France, et par l'envie d'accroître la force des États que leur situation peut mettre en opposition d'intérêt avec elle; d'autres, enfin, par timidité. Le Roi, en même temps qu'il est résolu à ne point reconnaître que la conquête seule donne la sou

l'admission que je demandais; mais il y eut une discussion non moins vive pour savoir où elle serait placée, et l'on convint enfin de la placer une phrase plus haut que celle où j'avais proposé qu'on la mît'. M. de Gentz ne put s'empêcher de dire dans la conférence même : « Cette soirée, messieurs, appartient à l'histoire du Congrès. Ce n'est pas moi qui la raconterai, parce que mon devoir s'y oppose, mais elle s'y trouvera certainement. » Il m'a dit depuis qu'il n'avait jamais rien vu de pareil. C'est pourquoi je regarde comme heureux d'avoir pu, sans abandonner les principes, faire quelque chose que l'on puisse regarder comme un acheminement vers la réunion du Congrès.

M. de Löwenhielm est ministre de Suède en Russie, et tout Russe. C'est vraisemblablement pour cela qu'il a été envoyé ici, le Prince Royal de Suède 2 voulant tout ce que veulent les Russes.

Les princes qui autrefois faisaient partie de la Confédération du Rhin3 commencent à se réunir pour presser l'ou

veraineté, à ne point participer par son consentement à la violation des principes du droit public, veut se montrer facile sur tout ce qui ne peut porter atteinte à ces principes. C'est là, Monsieur, ce que vous devez dire en toute occasion, en ne parlant toutefois qu'avec modération de l'opposition dirigée contre les principes. »

(Circulaire aux agents politiques et consulaires, 29 octobre 1814.) 1 Le 12 octobre, M. de Talleyrand écrit au Département :

« On prétend que nous avons remporté une victoire pour avoir fait introduire l'expression droit public. Cette opinion doit vous donner la mesure de l'esprit qui anime le Congrès. »

2 Bernadotte.

3 La Confédération du Rhin, créée le 12 juillet 1806, et dont Napoléon Ier était le protecteur.

verture du Congrès : ils font déjà entre eux des projets pour l'organisation de l'Allemagne.

Je suis, etc.

Vienne, 9 octobre 1814.

No 1.

LE ROI AU PRINCE DE TALLEYRAND

13 octobre 1814.

Mon Cousin, j'ai reçu votre dépêche du 25 septembre, et par égard pour vos yeux et ma main, j'en emprunte une pour vous répondre qui n'est pas la mienne, mais qui est loin d'être étrangère à mes affaires.

Les Rois de Naples et de Saxe sont mes parents au même degré; la justice réclame également en faveur de tous les deux; mais je ne saurais y prendre un intérêt égal; le Royaume de Naples, possédé par un descendant de Louis XIV, ajoute à la puissance de la France;

1 Depuis le traité de Vienne de 1735-1738.

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