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faut ajouter les conquêtes nouvelles de la loi de 1875 sur l'enseignement supérieur, qui couronne l'œuvre commencée, il y a cinquante ans, et qui, parvenue à son terme, troublerait profondément le pays. Car le pays est inquiet. Il se sent menacé. Il veut que l'on mette une barrière à ces envahissements. C'est une nécessité qui s'impose. Le triomphe incontesté des doctrines ultramontaines ébranlerait profondément la société issue de la Révolution française. Ces doctrines ne se distinguent-elles pas par un amour effréné de l'autorité sans limites et de la domination sans contrôle ? Et quant à la Compagnie fameuse qui s'est faite, dans le monde entier, l'apôtre - infatigable de l'ultramontanisme, son histoire n'est-elle pas -à proprement parler, une suite ininterrompue d'agitations, une ardente recherche de conflits?

Cette histoire confond la raison.

« Nous ne rappellerons pas les luttes engagées contre les jansénistes, les gallicans, le Parlement de Paris. Qu'est-il besoin de remonter si haut? Rien que dans notre siècle, la Restauration a eu les missions et leurs scandales; le gouvernement de Louis-Philippe a eu la campagne contre l'Université et ses violences. Nous-mêmes, nous avons vu les ultramontains avoir raison des libéraux dans le sein de l'Eglise et finir par leur imposer un silence absolu. Nous avons assisté au déchaînement des passions cléricales qui a suivi le 24 mai 1873 et le 17 mai 1877. Des convois de pèlerins fanatisés ont sillonné la France en tous sens. Le clergé s'est lancé à corps perdu dans les luttes électorales. Les évêques sont intervenus dans la confection des lois, ont adressé des lettres aux Ministres sur les événements de la politique intérieure, ont rédigé des mandements où, sans souci de complications diplomatiques souvent difficiles à éviter, les puissances étrangères étaient admonestées. Tant est vraie cette parole prononcée par Clément XIV, dans sa bulle d'abolition de la compagnie de Jésus « qu'avec les jésuites il ne peut y avoir de paix, ni dans l'Eglise ni dans l'Etat » (1).

(1) M. Castagnary. -Les Jésuites devant la loi française, page 92.

Il faut bien se persuader, en effet, que toutes les victoires jusqu'à présent remportées sur la société civile et laïque, et sur l'Etat qui la représente, ne sont rien, ne comptent pour rien aux yeux des hommes et des congrégations religieuses qui ont entrepris d'effacer et d'abolir la Révolution française, cette œuvre satanique, comme disait le comte Joseph de Maistre, ce résumé de toutes les hérésies, que l'Eglise doit combattre sans relâche, comme la plus effroyable manifestation du mal que le peuple chrétien ait connue depuis dixhuit siècles.

En cette matière de l'enseignement, qui est celle dont nous avons à nous occuper ici, l'ultramontanisme a un idéal qu'il poursuit. Le voici, tel qu'il a été exposé par le P. Marquigny, de la Compagnie de Jésus, dans la Revue publiée par les Pères de la société.

« Le régime « parfait » de l'instruction publique; le régime qui répondrait à l'état normal de la société, ce serait que l'Eglise possédât seule, en fait comme en droit, la direction de tout l'enseignement et à tous ses degrés; ce serait que la surveillance universelle des écoles primaires, secondaires ou supérieures, fût confiée à l'Eglise, de façon que le dogme et la morale n'eussent rien à souffrir nulle part, ni dans l'enseignement de la religion ni dans l'enseignement des sciences profanes. Il faut bien qu'on le sache, l'Eglise ne consentira jamais à renier ou à dissimuler son droit souverain de diriger l'éducation entière de ses enfants, de tous ceux qui lui appartiennent par le baptême » (1).

Cette doctrine du P. Marquigny est la doctrine même des congrégations romaines. En 1867, au mois de juin, quand la réunion du futur Concile du Vatican fut annoncée aux évêques accourus à Rome pour la célébration du centenaire de Saint-Pierre, le cardinal Caterini remit à chacun des membres

(1) P. Marquigny, S. J. Le projet de loi sur la liberté de l'enseignement supérieur, extrait des Eludes religieuses publiées par les Pères de la Compagnies

de l'épiscopat présents, de la part du pape Pie IX, un questionnaire qui appelait leur attention sur un certain nombre de points graves de la doctrine et de la discipline ecclésiastique. On leur demandait, notamment, leur avis sur les moyens de conjurer les effets de la législation qui soumet les classes des enfants du peuple et les établissements destinés à l'éducation supérieure, littéraire et scientifique de la jeunesse au plein arbitre de l'autorité civile, au bon plaisir des souverains et au courant des opinions du siècle.

<< Il est souverainement regrettable, disait ce document auquel on donne le nom de Syllabus Caterini, que les écoles populaires ouvertes à tous les enfants de toutes les classes du peuple, ainsi que les institutions publiques destinées à l'enseignement plus élevé des lettres et des sciences et à l'éducation de la jeunesse soient généralement soustraites en beaucoup de lieux à l'autorité modératrice de l'Eglise, à son action et à son influence (vis et influxus); qu'elles demeurent absolument soumises à l'arbitraire de l'autorité civile et politique, au bon plaisir de ceux qui gouvernent et que tout s'y règle d'après les opinions, communément reçues de nos jours. Que pourrait-on faire pour apporter un remède convenable à un si grand mal et assurer aux fidèles du Christ les secours d'une instruction et d'une éducation catholique? »

M. Victor Duruy, alors ministre de l'instruction publique,, citant ce passage devant le Sénat, remarquait que les mots latins vis et influxus qui expriment l'action et l'influence regrettées, signifient quelque chose qui ressemblerait beaucoup à la force coercitive, et il demandait comment il serait facile de concilier cette force coercitive avec la liberté d'enseignement réclamée avec tant d'ardeur par les catholiques (1).

Le P. Marquigny donne la réponse à cette question.

« Sous ce régime, dit-il, qui n'est pas, s'il vous plaît, celui de la face coercitive - le bon Père l'affirme, il faut le croire

(1) M. V. Duruy. - Discours prononcé au Sénat, dans la séance du 23 mai 1868, page 603 et suiv. du Recueil intitulé: L'administration de l'instruction publique de 1865 à 1869.

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il y aura liberté d'enseignement et liberté pour tous, pour les laïcs comme pour les religieux, à la condition que tous, depuis la mère de famille, qui donne des leçons de catéchisme à son enfant, jusqu'au docteur qui siége dans une chaire de théologie, depuis l'instituteur primaire jusqu'au professeur de Faculté, se soumettent à l'autorité modératrice de l'Eglise el lui viennent en aide pour conduire les âmes à Dieu. L'Etat suscitera et fondera, autant qu'il le jugera bon, des écoles publiques, mais à la condition qu'elles seront placées sous la direction de l'Eglise, qui empêchera l'erreur de s'y glisser sous prétexte de science. C'est ainsi que les Universités d'autrefois ne fonctionnaient pas avant d'avoir reçu l'institution canonique.

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Il est impossible, comme on le voit, de revendiquer plus nettement les droits de l'Eglise. Faut-il s'en étonner? Nullement. L'Eglise est dans son rôle. C'est à elle seule qu'a été dite la parole divine: Ite et docete. Que parle-t-on de liberté d'enseignement? Il n'y a de droit d'enseignement que pour l'Eglise, et toute liberté ne peut être revendiquée que contre elle. Lorsque, dans le parti catholique, on parle, trop haut du reste, de liberté, on emprunte un langage qui n'est pas celui de l'Eglise; on fait la guerre à l'Etat pour obtenir un état meilleur avant d'arriver à ce que l'on appelle l'« état parfait. » C'est ce que dit encore, en termes bien dignes d'attention, le P. Marquigny:

Quand même il nous faudrait des siècles pour remonter à cet état << parfait », nous ne renoncerons pas, au milieu des ruines et des hontes du présent, à saluer les gloires de l'idéal réalisé dans les âges chrétiens, et nous demandons qu'au moins de sages réformes nous procurent un état << meilleur »> et qu'au pire on substitue un mieux; ce qui peut se faire sans trop de peines » (1).

Encore une fois, ce langage hautain et résolu ne doit surprendre personne. C'est le seul langage que puisse tenir

(1) P. Marquigny, op. cit. page 15. J. Lecoffre, éditeur.

l'Eglise. Elle ne peut considérer les concessions qu'on lui fait que comme une négation de ses droits qui demeurent entiers, absolus et immuables. Après le vote de la loi sur la liberté de l'enseignement supérieur par l'Assemblée nationale, en juillet 1875, le pape Pie IX récompensa les efforts de M. l'évêque d'Orléans qui avait été le principal auteur de cette loi, par un bref de félicitations, où l'on trouve un passage qui ne laisse aucun doute, qui n'autorise aucune illusion sur la sincérité du libéralisme des ultramontains.

<< Bien qu'il répugne aux éternelles lois de la justice et à la saine raison qu'on mette au même rang le vrai et le faux, et qu'on reconnaisse à l'un et à l'autre les mêmes droits, néanmoins comme l'iniquité des temps a fait que le droit qui, de sa nature, n'appartient qu'à la vérité, a été attribué à l'erreur, en sorte qu'on accorde à celle-ci la faculté décorée, bien à tort, du nom de liberté, d'insinuer et de répandre à sa fantaisie, par l'enseignement, ses mensongères théories, nous reconnaissons que ç'a été de votre part, vénérable frère, une conduite aussi sage qu'opportune, d'avoir cherché à tirer l'antidote du poison même qu'a reçu et que porte en son sein la société civile » (1).

Toute la théorie de la conduite politique de l'Eglise est contenue dans ces quelques lignes. D'une part, on voit que l'Eglise, ou le Pape qui possède aujourd'hui toute l'autorité doctrinale de l'Eglise, déclare qu'il est contraire à la raison et à la conscience de reconnaître des droits égaux (paria jura) à la vérité et à l'erreur, c'est-à-dire à ce que la raison et la conscience catholiques regardent comme la vérité et l'erreur, et que c'est par l'iniquité des temps que l'erreur a reçu le

(1) Licet æternis justicia legibus ipsique recta rationi refragetur, in eodem habere censu verum ac falsum, et utrique paria concedi jura, cum tamen iniquitas temporum jus suapte natura proprium unius veri, ad falsum transtulerit, et satis inconveniente libertatis vocabulo, potestatem ei fecerit suadendi pro lubitu, vulgandi, docendi commenta sua; solerte omnino et opportune te, venerabilis frater, virus civili societati ingestum in antidotum et convertere contendisse censemus.

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