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Bah! se dit-il, c'est le souvenir! N'aurais-je pas souffert pour une mulâtresse ce que je souffre pour la reine du monde... Le souvenir...

Puis il pensa à son père, qui disait un soir à un voyageur de passage:

Ce n'est pas le souvenir qui embellit le passé: c'est la trop forte réalité de vieillir... Pour donner une forme au regret de nous-mêmes, à notre mort quotidienne, nous adoptons des circonstances. Nous ne regrettons que la liqueur généreuse du vase. S'il est vrai qu'il ne faut pas revoir le lieu où nous avons été heureux, c'est justement que ce lieu n'a pas existé. Nous fumes, et les localités ne peuvent que nous conseiller de pleurer ce qui est mort en nous!

Il sentit que c'était vrai et faux et que tout était ainsi. Sa tête tourbillonna dans le vertige du doute mêlé à celui de la fatigue; ces deux vertiges s'emmêlèrent, se fondirent et l'aidèrent à s'absenter enfin de soi-même.

VII

Il dormit deux heures. Après son réveil, rien ne put l'empêcher d'aller rôder auprès de la demeure de Somerville. Il y entra vers dix heures du matin. Comme on l'introduisait auprès de Raymond, il entendit un froufrou, vit disparaître une robe. Dans la certitude que c'était Jacqueline, il fut envahi d'une pâleur qu'il était impossible de ne pas remarquer.

Qu'avez-vous? fit Raymond.

Je n'ai pu dormir cette nuit.

Ah!...

Et le regard habile scrutait le visage du jeune homme.

Il était naturel que la pensée de Raymond se reportât vers Mme Lancret, et c'est ce qui arrivait d'habitude. Mais cette émotion trop subite, associée à la fuite de Jacqueline, à la singulière apparence de la jeune fille depuis quinze jours, lui fit tout deviner en un éclair.

La convoitise du jeune homme désirant à la fois Christine et Jacqueline apparut énorme et méchante, un accaparement plein d'insolence, contre lequel selon la règle de ces angoisses — il semblait qu'il n'y eût aucune barrière, aucune défense, et que l'avenir tout entier y fût englobé.

Voulez-vous me jouer la Leonisa? demanda Raymond, pour rompre un intolérable silence.

Gilbert se mit à jouer. Tout le temps, il sentait la présence de Jacqueline. Les sanglots grossissaient sa poitrine. Il avait envie de se jeter aux pieds de Raymond, d'implorer sa pitié : « Qu'est-ce que cela pourrait lui faire? » Et il frappait avec langueur la violente musique havanaise.

Raymond pensait : « Il les lui faut toutes deux ! » Son cœur était triste, flétri. Il se sentait vieux d'une manière insupportable.

La musique pesait sur le tout, approfondissait la misère de vivre et la douceur d'aimer. Il regardait, dans la glace, sa tempe grise, puis la jeune chevelure de Gilbert.

Deraismes s'interrompit, bras tombés, figure défaite. Sa douleur remplit Raymond de rage :

Vous semblez triste?

Somerville avait parlé d'une voix forte; l'autre répondit d'une voix plaintive :

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La joie des jeunes gens n'est pas si dure à ceux qui descendent la vie que telles de leurs souffrances. Raymond pensait : « Il prendra tout et il sera désolé !

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Il aura tout et sera prêt à implorer ma compassion ! » Gilbert pensait : « Si je pouvais lui faire comprendre, il aurait pitié de moi! » Raymond le lisait dans toute son attitude.

« Oserai-je parler? » se demandait Gilbert. Et l'autre savait avant lui qu'il l'oserait, car, pour compliquée que paraisse la machine humaine, ceux qui s'en sont beaucoup servis devinent comment certains actes jailliront inévitablement d'un moi jeune, bien avant que ce moi s'en soit lui-même avisé. Et Gilbert parla, étonné de s'entendre:

Je suis horriblement malheureux... De quinze nuits, je n'ai pas dormi une seule.

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Et pourquoi donc ?

Gilbert baissa la tête.

J'aime votre fille.

Ma fille? dit l'autre d'un air de doute....... Mais je croyais...

:

Ces paroles atterrèrent le jeune homme elles posaient tout de suite le dilemme. Il ne pouvait plus que mentir ou dire la vérité... Et même l'alternative n'existait guère c'était la vérité seule qu'il fallait dire. Après sa franchise avec Jacqueline, outre qu'il eût été lâche de mentir avec le père, la moindre explication pouvait tout rompre. Il était cependant impossible de ne pas biaiser d'abord :

- J'ai pensé quelquefois que vous aviez de l'amitié pour moi, dit-il d'un air de détresse... et c'est pour cela que j'ose...

Il s'interrompit, son regard acheva la phrase.

- Entendons-nous. Vous aimez, dites-vous, Jacqueline et je croyais que vous aimiez ma bellesœur... Je me suis donc entièrement trompé ?

Non, pas entièrement.

Je suppose que c'est de l'amitié que vous éprouvez pour Mme Lancret?

Il n'y avait plus d'issue. Gilbert répondit à voix basse :

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C'est plus que de l'amitié, c'est une espèce d'amour très chaste.

- Je ne sais pas ce que cela signifie. J'en ai quelquefois entendu parler, fit l'autre avec ironie, mais ce n'est qu'un jeu de mots. En somme, vous aimeriez ma belle-sœur et ma fille. Il est difficile de sympathiser avec de pareils sentiments: la plupart des pères se contenteraient d'arrêter là une conversation qu'ils jugeraient monstrueuse.

- Je ne crois pas qu'il y ait rien de monstrueux, puisque, d'ailleurs, je sacrifierais tout pour l'amour de votre fille.

Raymond, malgré qu'il en eût, avait confiance en Gilbert, surtout pendant que Gilbert parlait. L'idée que le jeune homme abandonnerait tout pour Jacqueline bannissait mille inquiétudes et presque toute raison de jalousie.

C'est un marché que vous m'offrez?

Un marché?... Ah!

Gilbert demeura affaissé, la tête fléchie, tandis que Raymond le contemplait avec une colère ironique, envieuse, et la certitude que l'ombre la plus légère séparait l'accablement du triomphe.

Un marché! murmura Gilbert après un silence, et reprenant quelque fierté. Vous devriez moins que tout autre m'en soupçonner. Combien croyez-vous qu'il y ait d'hommes capables d'avouer ce que j'ai avoué et d'y risquer leur sort ?

et

Soit prenez mes dernières paroles comme non dites! Mais puis-je sérieusement croire que vous aimez ma fille lorsque vous avouez en aimer une autre me montrer favorable à des sentiments qui peuvent être excusables, mais qui DOIVENT être refrénés? Que voulez-vous que je pense, sinon que cela est étrange et

fou, et que le plus fou, c'est que j'y sois mêlé d'une façon quelconque?

C'est vrai! murmura Gilbert.

Et son cœur se remplit de honte. Il demeura comme un coupable, avec une palpitation d'angoisse. Puis:

Pardonnez-moi! Je n'avais pas l'intention de parler. J'ai obéi à je ne sais quel espoir que vous auriez pitié de moi, que vous me comprendriez..... que vous verriez la sincérité de mon amour pour votre fille..... et que je souffre amèrement, que je suis prêt à tout endurer pour être aimé d'elle. Tout cela est absurde, je le sais bien, d'autant plus absurde que je ne crois pas être aimé, que je n'ose pas même en concevoir l'espé

rance.

Il parlait avec une humilité telle que Raymond en fut troublé. Mais, dans le même moment, il souhaitait la mort de Gilbert. A la vérité, il pourrait agir sur sa fille; mais, alors, le danger redoublait de l'autre côté : toute l'action de Gilbert se concentrait sur Christine. Il pourrait aussi dénoncer l'amour de Gilbert pour Jacqueline, mais avec le risque de complications infinies, car pour se venger, Christine pouvait déshériter la famille.

L'expérience ne sert décidément à rien, pensa Raymond. M'a-t-il assez déçu — sans même s'en douter!... Il est venu... il n'a pas vu... il a vaincu! Ma sympathie lui a tout de suite été conquise. Non seulement je n'ai pas senti combien un homme aussi sympathique était redoutable, mais j'ai tout fait pour le faire rayonner! Et voilà! Il marche sur ma destinée comme un ours sur une plate-bande, sans la plus minime idée que je puisse ni souffrir ni m'irriter. La moindre lueur de mes sentiments lui échappe. Je suis mieux vaincu par sa maladresse que par l'habileté la plus consommée. »

Il sourit avec aigreur et dit à haute voix :

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