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deviner. Le désir de généraliser sa morale lui a inspiré la fiction peu vraisemblable et assez gratuite de l'île où Vénus fait élever ses enfans. Le moyen dont Junon se sert pour la combattre, le poison qu'elle verse dans les eaux de l'île, est peu digne d'une aussi grande divinité, et le contre-poison que Vénus y verse trop tard me semble tout-à-fait puéril. Le dénouement sur-tout n'est avoué ni par la poésie, ni par le goût. Narcisse s'est vu dans le miroir de la fatale fontaine : comme dans Ovide, il prend son image pour celle de la nymphe qui préside à ces eaux. La méprise dure aussi long-tems chez lui que chez son modèle, mais la reconnaisance est ménagée différemment. Ovide glisse sur ce moment critique, et la manière rapide dont il a traité cette fable le lui permettait. Malfilâtre a cru qu'il ne pouvait éluder la difficulté d'une manière aussi leste; et comme il a eu soin de nous dire que Narcisse n'avait jamais vu son image, il ne lui restait guère qu'un moyen de le détromper. Au défaut de ses traits, qu'il ne connaît pas, il fallait lui faire reconnaître son sexe. En conséquence, le beau jeune homme, avant de se mettre à l'eau, quitte prudemment ses habits que sans doute il craint de mouiller; il veut ensuite regarder encore une fois sa nymphe, et l'on conçoit que ce dernier coup-d'oeil lui découvre la vérité d'une manière qui n'est que trop naturelle.

Ces défauts sont grands, sans doute, et nous pourrions en indiquer beaucoup d'autres ; mais par combien de beautés ne sont-ils pas rachetés? On a cité plus d'une fois l'invocation à Vénus, imitée de Lucrèce dans le premier chant le tableau suivant y a quelque rapport, et me paraît mériter la préférence; c'est celui des soins que prend l'Amour de ses favoris, la première nuit de leur hyménée :

Il adoucit le murmure des eaux,
Il tient captifs les fils légers d'Eole,
Hors le Zéphyre habitant des roseaux ;
Il règne en Dieu sur les airs qu'il épure,
Des prés, des bois, ranime la verdure
Des astres même en silence roulans,
Il read plus vifs les feux étincelans.

Amans heureux ! dans la nature entière,
Tout vous invite aux tendres voluptés :
Les yeux sur vous la nocturne courière
D'un pas plus lent marche dans sa carrière
Et pénétrant de ses traits argentés.
La profondeur des bosquets enchantés,
N'y répand trop, ni trop peu de lumière,
Ce faible jour, le frais délicieux,
Le doux parfum, le calme des bocages,
Les sons plantifs, les chants mélodieux
Du rossignol caché dans les feuillages,
Tout, jusqu'à l'air qu'on respire en ces lieux,
Jette dans l'ame un trouble plein de charmes ;
Tout attendrit, tout flatte, et de ses yeux

Avec plaisir on sent couler des larmes.

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On cite encore dans un autre genre l'apparition des deux serpens, au chant quatrième, imitée de l'épisode de Laocoon. Qu'on me pardonne de chercher plutôt à faire valoir les amours des dragons de Samos dans le chant qui précède; l'auteur y est également inspiré par Virgile, mais il ne l'imite pas; c'est Tirésias qui parle a Comme à Cadmus, le sort m'offrit un jour

Deux grands serpens qui près d'une onde claire,
Gardaient ses bords et les bois d'alentour.
L'Amour s'apprête à les unir ensemble :
Mais quel amour! à la haine il ressemble,
Ces fiers dragons, près de se caresser,
En s'abordant semblent se menacer.
Entre les dents dont leur gueule est armée,
Sort en trois dards leur langue envenìmée,
Organe impur qu'anime le désir,
Signal affreux de leur affreux plaisir.
D'un rouge ardent leur prunelle enflammée
Jette autour d'eux des regards foudroyans.
Mais tout-à-coup, ils sifflent, ils s'embrassent
Etroitement l'un l'autre ils s'entrelacent
Dans les replis de leurs corps ondoyans.
De vingt couleurs l'éclat qui les émaille
Varie au gré de ces longs mouvemens,
Et mon œil voit, dans leurs embrassemens,

D'un feu changeant s'allumer leur écaille.
Telle est l'Iris quand un nuage obscur
Chargé de pluie, altéré de lumière,
Boit le soleil, et vers notre paupière
Réfléchit l'or, et la pourpre et l'azur.

La mort des deux serpens tués par Tirésias, qui suit ce tableau, est un modèle de narration pittoresque et rapide, tout-à-fait dans le goût des anciens, mais que je ne puis me livrer au plaisir de citer, retenu dans les bornes de cette feuille cela seul m'empêche de transcrire et le passage où l'indiscrète Echo se cache pour épier le récit que Tirésias fait à Vénus, et la plus grande partie de ce récit même, et les apprêts, ainsi que la description du sacrifice au dernier chant, et l'arrivée de Vénus dans son île, et vingt autres morceaux qui respirent le goût antique, qui prouvent qu'entre les mains d'un véritable poëte les ressorts de la mythologie grecque ne sont point usés.

Qu'il me soit permis du moins d'insister sur cette dernière observation, qui sans doute eût été bien inutile dans le siècle de notre poésie, mais qui, dans le siècle de la prose poétique, peut n'être pas sans utilité. Il est de mode aujourd'hui (car où la mode ne se fourre-t-elle pas?) de décrier le merveilleux du paganisme, d'exalter celui que peuvent offrir nos livres saints. On met la poésie de la Bible au-dessus de toute poésie, et je conviendrai volontiers qu'il n'y a aucune comparaison entre la grandeur du Dieu des Juifs et des Chrétiens et celle du Jupiter d'Homère; j'accorderai qu'indépendamment de sa sainteté notre religion est infiniment plus grave, plus mélancolique, plus philosophique que celle des Grecs et des Romains. Mais le Dieu le plus grand, le seul puissant, le plus immatériel, le plus dégagé de passions, est-il aussi le plus poétique? La religion la plus sérieuse, la plus ennemie des sens, est-elle aussi celle qui fournit le plus à l'imagination?... Je crois qu'on peut en douter; qu'en accordant que ses hymnes seront les plus sublimes, ses chants de douleur les plus touchans, on peut craindre qu'elle ne suffit pas à une grande composition, qu'elle n'y jettât de la monotonie; et je n'exigerai de ceux qui

voudront en juger avec connaissance de cause, que d'oter aux plus grands poëtes modernes tout ce qu'ils ont emprunté à la mythologie et aux poëtes anciens, sans le savoir, ou du moins sans l'avouer, de supprimer toutes les hérésies qu'ils ont introduites par-là dans leurs ouvrages et de voir ce qu'il en restera.

Après avoir parlé des talens de Malfilâtre, il serait juste de dire quelques mots de sa personne, de rendre hommage à la mémoire de ce poëte infortuné; mais cette tâche a déjà été remplie par M. Auger d'une manière qui ne laisse rien à désirer, dans une notice placée à la tête de la première édition de ses Œuvres, et qui figure pareillement à la tête de celle-ci. Nous ne pouvons mieux faire que d'y renvoyer nos lecteurs, persuadés que tout amateur de la poésie qui ne possède pas encore ce petit volume, s'empressera de se le procurer.

M. B.

LA MUSIQUE ÉTUDIÉE COMME SCIENCE NATURELLE, CERTAINE ET COMME ART, ou Grammaire et Dictionnaire musical; par G. L. CHRETIEN, musicien de S. M.T'Empereur et Roi, précédemment pensionnaire du Roi, membre de l'Académie royale de musique, musicien de la chapelle, de la chambre et des concerts particuliers de la reine, inventeur du Physionotrace et membre de plusieurs Sociétés savantes de Paris. Ouvrage posthume.

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Le précis, l'ouvrage théorique et le cahier des planches, 24 fr. - A Paris, chez Mme Ve Chretien, rue Saint-Honoré, en face de l'Oratoire, no 152; et aux adresses ordinaires de musique.

La pratique et la théorie de l'art musical sont traités dans cet ouvrage d'une manière absolument neuve. Quelques exemples, multipliés par un mécanisme ingénieux dans tous les tons, y apprennent à constituer des chants purs, variés et toujours en relation parfaite avec T'harmonie. L'auteur très-familiarisé avec la musique par son talent sur le violoncelle, a su établir avec solidité, des principes dont il a tiré des conséquences heureuses.

c'est

Ses discussions sont semées de réflexions très-profondes qui à leur tour excitent celles du lecteur. Non-seulement avec son livre on se met au fait des difficultés de la science, mais encore on apprend à les surmonter.` Il n'attache point un élève à un thême bannal, qu'un maître apprend à retourner de mille manières plus ou moins forcées. Au contraire, l'élève se fait son thême à luimême, et il se trouve nécessairement en juste rapport avec l'harmonie, correctement conçue, dont toutes les parties qui l'accompagnent doivent dériver. On trouve aussi dans cette sorte de grammaire beaucoup d'idées intéressantes sur la philosophie de l'art. Il renferme surtout une découverte singulièrement importante, celle de la tolérance des sons, gravement rejetés comme non harmoniques par des musiciens algébristes, tandis qu'une expérience continuelle justifie leur emploi, et même fait une loi de les employer pour le charme de l'oreille, dont les sensations apparemment n'admettent pas tout-à-fait les mêmes calculs. Cette observation précieuse a pour objet un des points les plus importans que la musique ait encore présenté à ...cuter, et elle doit terminer enfin la longue querelle qui depuis Pythagore a divisé les musiciens en deux sectes, les théoriciens et les praticiens, ou pour mieux dire ceux qui font de la musique sans en raisonner, et ceux qui en raisonnent sans être en état d'en faire (*).

M. Chretien qui avait trouvé (ce que des savans regardaient comme impossible) le moyen d'appliquer l'instrument nommé rapporteur, à l'art de tracer le portrait, et qui avait un talent particulier pour la mécanique, a gravé lui-même les planches de son ouvrage, elles le sont dans une telle perfection qu'elles seraient extrêmement précieuses, même sous cet unique rapport. Cet artiste chéri de tous ceux qui l'ont connu est mort en les terminant. LEFÉBURE, Sous-préfet de Verdun.`

* (*) Il a paru, en 1789, un livre imprimé à Paris chez Knapen, intitulé: Erreurs, méprises, etc., de divers auteurs, en matière de musique, où les ridicules conséquences du système des théoriciens, non musiciens, paraissent avoir été portées jusqu'au délire de l'absurdité.

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