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LE RETOUR DE MAURICE.

TROIS années s'étaient écoulées depuis que le jeund Maurice Helger avait quitté le lieu de sa naissance, le beau village de Sonnemberg. Il avait vu bien du pays, habité de bien grandes villes, fait des progrès dans son joli métier d'ébéniste, et revenait avec impatience et plaisir dans sa patrie il y avait laissé une famille chérie, et ce qui tient bien autant au cœur, à vingt-cinq ans, une charmante fiancée, nommée Ernestine Sélert; ils s'étaient aimés dès leur enfance, et jusqu'au moment de leur séparation ils n'avaient éprouvé aucun chagrin d'amour, jamais ils ne s'étaient donné l'un à l'autre le moindre sujet de jalousie ; leur naissance et leur fortune étaient égales, et quand Maurice eut dit à ses parens: «J'aime Ernestine Sélert et je voudrais l'avoir pour femme,» son père lui avait répondu: Tant mieux, mon fils, c'est la bru que nous aurions choisie. Le même jour il en parla à son voisin Sélert, et lui demanda sa fille.

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Tu me fais bien plaisir, lui répondit Sélert, car notre Ernestine nous a confié qu'elle aimait ton fils plus que tout au monde. On fit venir les heureux jeunes gens: Nous consentons à votre bonheur, leur dirent l leurs parens, et votre union fera le nôtre; nous n'y mettons qu'une seule condition, c'est que le mariage ne se fera que dans trois années, et que vous les passerez séparés l'un de l'autre. Ernestine n'a que dix-sept ans, sa mère ne veut pas qu'elle soit femme avant qu'elle ait vingt ans; Maurice en a vingtdeux, il est tems qu'il fasse son tour (1): il faut qu'il connaisse le monde, qu'il apprenne à se passer de sa mère et à se distinguer dans sa profession; à son retour il s'établira comme maître dans la ville voisine, et ce sera le moment de prendre une ménagère. Prépare-toi donc à partir, mon fils : le plus tôt sera le mieux, tu en seras plus vite revenu; embrasse ta fiancée; échangez vos bagues, promettez-vous foi et fidélité, et séparez-vous sans inquiétude trois ans sont bientôt passés.

Maurice prit en silence la main de son père, et la serra en signe d'obéissance; il n'aurait pu prendre sur lui de

(1) On appelle faire son tour le voyage que les jeunes ouvriers sont obligés de faire avant que d'entrer dans leurs maîtrises.

prononcer oui, je consens à partir. Il reçut ensuite dans ses bras sa pauvre Ernestine qui pleurait amèrement; les roses du plaisir avaient fait place aux larmes sur ses belles joues. Trois ans, disait-elle en sanglottant, moi qui ne pouvais pas être trois heures sans te voir, cher Maurice, que deviendrai-je? Tu penseras à ton ami, mon Ernestine, dit Maurice en affectant un courage que le ton ému de sa voix démentait; tu te diras: Maurice m'aime, et compte tous les instans jusqu'à celui de son retour; arrivera, ce doux moment, je reviendrai plus habile ébéniste, ayant plus de moyens d'augmenter ton bien-être, et de te rendre heureuse. Ernestine secouait la tête, elle aurait mieux aimé moins d'habileté, moins de bien-être, et que son Maurice restât près d'elle; mais les parens avaient prononcé, il fallut obéir. Elle se promit de son côté d'employer le tems de celte longue absence à filer son trousseau et la toile de leur petit ménage, et à tricotter une bonne provision de bas à son ami; leur projet d'occupations, qui se rappor-. taient à leur union future, adoucit le moment des adieux : Maurice n'obtint qu'un jour pour faire son paquet et prendre congé de ses parens et de ses amis, et le surlendemain il était à dix lieues de Sonnemberg, sans comprendre qu'il eût pu se résoudre à le quitter. Ernestine, renfermée dans sa petite chambre, pleurait de tout son cœur, et n'avait nulle envie d'en sortir, puisqu'elle ne pouvait plus rencontrer Maurice; mais ensuite tous les deux, sans se regretter moins, pensèrent à mettre à profit ce tems d'ennui. Le rouet tourna, le rabot glissa, et le tems s'écoula, mais non pas tout-à-fait de la même manière pour l'on que pour l'autre ; la tendre Ernestine, fidèle à son chagrin et à ses projets, ne se permit aucune distraction, ne perdit pas un instant, et n'eut d'autre plaisir que d'avancer sa toile et son tricotage, et de se dire tous les soirs, voilà un jour écoulé.

Maurice comptait aussi les jours passés loin de son amie, mais il ne donnait pas tout son tems à la tristesse et aux regrets. Dans les séparations, celui qui part est toujours le plus vite console; il n'était jamais sorti de son village, il vit avec plaisir des pays nouveaux, d'autres mœurs, d'autres costumes, etc. Il passa toute une année à voyager de ville en ville, en travaillant de son métier. It apprit assez bien le français, et s'engagea, pour les deux années qui lui restaient à parcourir, à Lyon chez un habile menuisier-ébéniste, nommé maître Thomas, qui avait la

vogue, recevait de beaux modèles de meubles de Paris et chez qui Maurice pouvait beaucoup apprendre et beaucoup gagner. Maître Thomas avait les meilleures pratiques de la ville, mais il aimait plus la bouteille et le jeu que le travail; il fut enchanté d'avoir enfin trouvé ce qu'il cherchait depuis long-tems, un ouvrier entendu, honnête, sage, qui ne quittait pas l'atelier, et sur qui il pouvait se reposer pour faire aller la besogne quand il était au cabaret; il n'épargna donc rien pour retenir Maurice, et crut qu'un des plus sûrs moyens était d'envoyer souvent auprès de lui sa fille unique, Mlle Thérèse, petite Lyonnaise, bien éveillée, bien jolie et bien agaçante. Va-t'en à la boutique, petite, lui criait son père en sortant, et travaille auprès de Maurice pour qu'il ne s'ennuie pas. Il n'y aurait pas grand mal, pensait-il, quand il en résulterait un peu d'amour; je ne puis pas avoir un gendre qui me convienne mieux; je n'ai plus de femme; je garderai ma fille. Maurice est habile, intelligent, il ne laissera pas reposer le rabot pendant que je m'amuse. Il est joli garçon aussi, et fera, j'espère, oublier à Thérèse ce grand fainéant de Fréderich, que j'ai renvoyé, crainte de malheur. Maurice est sage lui, et quand il ne le serait pas, le mariage raccommode tout. Ce Frederich était un ouvrier qui en contait très-vivement à Mile Thérèse, et ne faisait guère autrẻ chose, maître Thomas s'en était défait: Maurice le rem plaça, et gagna bientôt le cœur du papa; celui de la fille se donnait tant qu'on voulait; elle trouva que le beau Maurice méritait bien d'en avoir aussi sa petite part; elle allait donc avec grand plaisir lui tenir compagnie dans un atelier particulier où il travaillait; elle lui disait mille folies, lui chantait le vaudeville du jour, et lui lisait quelquefois un opéra, une comédie, un mauvais roman, l'almanach, gazette, enfin ce qu'elle pouvait accrocher; le soir, quand 'ouvrage était fini, elle le prenait sous le bras, et le menait promener avec elle ou plus souvent encore jouait au volant avec lui devant la maison; son joli pied en avant, son bras rond et blanc en l'air, ainsi que son petit nez retroussé, riant aux éclats quand le volant tombait, et montrant alors deux rangs de dents plus blanches que l'ivoire, se donnant enfin toutes les graces que ce jeu développe...... Sonnemberg et la triste Ernestine sontils donc oubliés? Il faut l'avouer, Maurice n'y pense guère quand il reçoit sur sa raquette le volant de Thérèse, et qu'il le lui renvoie, et pas beaucoup lorsque Thérèse

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assise sur l'établi, lui chante gaie chansonnette et doux refrain d'amour, et moins encore lorsque penchée devant lui, de manière que leurs deux fronts se touchent, sa jolie main passée sur celles de Maurice, qu'elle presse de toute sa force, elle lui aide à pousser le rabot; mais il faut être juste, retiré le soir dans sa petite chambre, si Thérèse ne l'a pas accompagné jusqu'à la porte en riant, et lui faisant des niches, il pense à son Ernestine, et sent quelque chose qui ressemble à des remords; souvent aussi il la voit dans ses songes, tendre, aimante comme dans leur enfance; cette image le suit à son réveil, il se lève en jurant de ne plus regarder Thérèse; la petite espiègle l'agace, le tourmente, pleure, rit, le boude et le caresse tour-à-tour; il tient bon quelques minutes; mais à vingt-trois ans, peut-on résister long-tems à une fille aussi séduisante que Thérèse, et qui se donne autant de peine pour que Maurice ne s'ennuie pas? J'en appelle à la mémoire de mes lecteurs, pour les rendre indulgens envers mon bon Maurice; ils se sou viendront, sans doute, combien de fois dans leur vie ils ont aimé deux belles en même tems, si du moins ils appellent aimer ce que Thérèse inspire à Maurice; Ernestine est encore toute entière au fond de son cœur, et n'y aura jamais de rivale. Bientôt il en donnera la preuve, mais Maurice est jeune, mais Ernestine est à deux cents lieues, et Thérèse à deux pas, et souvent bien plus près encore. et papa Thomas leur laisse une entière liberté, et va toujours disant, le mariage raccommode tout; mais n'étant point pressé de donner une dot, il attendait patiemment qu'il y eût quelque chose à raccommoder, et se contentait, pour éloigner tout prétendant à la main de sa fille, de dire tout le monde qu'elle était engagée avec son premier ouvrier Maurice, et qu'il n'aurait point d'autre gendre; il le dit plus positivement encore à l'ancien amoureux Fréderich qu'il rencontra un soir rôdant dans son quartier, et fort triste d'avoir vu Thérèse jouer au volant avec Maurice. Pour achever de lui ôter tout espoir, maître Thomas lui dit que la chose était faite quand je te dis que tu perds ton tems et tes peines, grand nigaud, n'as-tu donc pas vu comme Thérèse et Maurice s'aiment ? je la lui ai donnée, tout est dit, tout est baclé, et Maurice est capable de te briser les os comme chair à pâté, si tu regardes seulement sa petite femme. Soit dépit, soit terreur, Fréderich se le tint pour dit; il ne restait à Lyon que pour Thérèse; il en partit le lendemain, convaincu qu'elle était mariée.

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Les deux années d'engagement de Maurice s'écoulèrent pendant ce tems il avait reçu quelques lettres bien tendres d'Ernestine, et lui avait écrit moins qu'il ne l'aurait fait și Thérèse n'avait pas occupé tous ses momens de liberté. Entre le rabot et le volant il lui restait peu de tems pour la correspondance, et comme tous ceux qui ont un tort secret, il éprouvait quelque embarras, et renvoyait d'un courier à l'autre; cependant n'ayant rien reçu de Sonnemberg depuis plus de deux mois, il commençait à être inquiet, et quoiqu'il lui en coûtât bien un peu de quitter sa jolie amie, il s'était enfin décidé à demander son congé, malgré les séductions de Thérèse. Maurice avait été, strictement parlant, fidèle à son Ernestine: il trouvait Thérèse fort jolie, fort gentille; il jouait avec elle, il prenait et recevait en pénitence autant de baisers qu'il en voulait, mais il s'en était tenu là, et n'avait jamais songé à l'épouser. Qu'on juge donc de sa surprise, lorsqu'un soir maître Thomas, à moitié ivre, rentre chez lui, fait cesser le volant et leur demande s'ils ne songent pas à jouer un jeu plus sérieux. A quand la noce, mes enfans? voici le printems; c'est le moment d'y penser, et je crois qu'il en est tems. Je veux que tout soit en règle chez moi... Ton engagement est fini, Maurice, il faut en passer un autre à vie avec Thérèse. Ecris chez toi, mon garçon, fais venir le consentement de ton père, les paperasses de bourgeoisie, et puis vogue la galère; il sera content le papa Helger quand il saura que je te donne ma fille, toutes mes pratiques, tout mon vaillant, et que je ne te demande pour tout cela que tes deux bras et le bonheur de ma petite Thérèse. Allons, parlez donc, que diable! cela vaut bien un grand merci, je crois ; et toi, petite sotte, viens m'embrasser, au lieu d'user ton tablier à force de le tortiller. Thérèse toute rouge de plaisir se jeta dans les bras de son père, et Maurice, pâle comme la mort, se laissa tomber à genoux la tête cachée dans les mains, et ne sut comment articuler un refus. Père Thomas éclatait de rire. Imbécile, dit-il enfin, ne vas-tu pas faire comme ces grands bénêts d'amoureux de comédie qui se mettent genoux devant leur belle et le beau-père, comme devant des idoles? Allons, lève-toi, mon fils, embrasse ta fiancée; échangez vos bagues, et vive la joie, cela ne coûte rien. Ces mots, embrasse ta fiancée, échangez vos bagues, rendit à Maurice tout son courage; il crut entendre son père lui diré, en lui donnant son Ernestine, va, mon fils, embrasse ta fiancée; il crut voir cette fille chérie se

à

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