celle du clergé devait engendrer la guerre civile; mais celle de la noblesse, dans laquelle se réunirent toutes les autres, engendra la guerre étrangère. A l'organisation départementale, la noblesse avait perdu son influence sur les provinces qu'elle dominait jadis par ses dignités ou par ses biens, et elle se voyait par là soumise à des pouvoirs tout roturiers. Confondus dès lors avec les autres citoyens, ne formant plus un ordre dans l'Assemblée, n'ayant plus d'emplois à la cour, privée de ses priviléges utiles par les décrets du 4 août, elle n'avait plus que des priviléges honorifiques qui ne signifiaient rien dans le nouvel ordre social, et encore lui furent-ils enlevés. Un décret abolit toutes les distinctions du régime féodal, les titres, les armes, les armoiries [1790, 19 juin]; et alors la noblesse cessa d'exister comme corps de l'Etat. Ce fut le dernier coup qu'elle put supporter. «Il n'y a plus qu'un moyen d'en finir, dit un député noble en montrant le côté gauche, c'est de tomber le sabre à la main sur ces gaillardslà.» Alors la noblesse n'eut plus qu'un désir et qu'un but, la contre-révolution, et elle chercha des auxiliaires partout, dans l'Assemblée, la cour, les provinces, l'armée, les étrangers. « Menaçante, faible et désunie, confondant toutes les nuances d'opinions dans sa haine, puérile dans ses regrets, impolitique dans ses vues, elle dédaigna les places qui auraient pu lui donner des moyens de résistance, » et poussa à l'anarchie de tous ses efforts, espérant que l'excès du mal amènerait le retour du bien. Ainsi, dans l'Assemblée, on entendait l'abbé Maury dire au côté droit : << Laissez-vous faire, ce ne sera pas long. Laissez rendre ce décret, nous en avons besoin. Encore deux ou trois comme celui-là et tout sera fini.» «Les nobles, les évêques, dit Ferrières qui siégeait au côté droit, ne tendaient qu'à dissoudre l'Assemblée, qu'à jeter de la défaveur sur ses opérations; loin de s'opposer aux mauvais décrets, ils étaient d'une indifférence à cet égard que l'on ne saurait concevoir. Ils sortaient de la salle lorsque le président posait la question, invitant les députés de leur parti à les suivre; ou bien, s'ils demeuraient, ils leur criaient de ne point délibérer... Croyant fermement que le nouvel ordi e de choses ne subsisterait pas, ils hâtaient avec une sorte d'impatience, dans l'espoir d'en avancer la chute, la ruine de la monarchie et leur propre ruine. A cette conduite insensée ils joignant une insouciance insultante et pour l'Assemblée et pour le peuple qui assistait aux séances. Ils n'écoutaient point, riaient, parlaient haut, confirmant ainsi le peuple dans l'opinion peu favorable qu'il avait conçue d'eux... Toutes ces sottises venaient de ce que les évêques et les nobles ne pouvaient se persuader que la révolution était faite depuis longtemps dans l'opinion et dans le cœur de tous les Français. Ils s'imaginaient, à l'aide de ces digues, contenir un torrent qui grossissait chaque jour. Ils ne faisaient qu'amonceler ses eaux, qu'occasionner plus de ravages, s'entêtant avec opiniâtreté à l'ancien régime, base de toutes leurs actions, de toutes leurs oppositions, mais dont personne ne voulait. Ils forçaient, par cette obstination maladroite, les révolutionnaires à étendre leur système de révolution au delà même du but qu'ils s'étaient proposé (1). » Avec de telles dispositions, la noblesse formait des complots continuels, qui avaient presque tous pour but l'enlèvement du roi. Le plus célèbre fut conduit par un habile aventurier, le marquis de Favras, qui avait, dit-on, pour instigateur le comte de Provence on devait, à ce qu'on croit, assassiner Bailly et La Fayette, enlever le roi et le conduire en Piémont, d'où une armée le ramènerait en France. Favras fut découvert, traduit devant le Châtelet, condamné à être pendu, et malgré ses protestations d'innocence, exécuté [1790, 19 févr.]. D'autres conspirateurs cherchaient à soulever les provinces du Midi en profitant des troubles religieux et en s'appuyant sur les princes réfugiés à Turin; mais ces mouvements, mal combinés, s'apaisèrent d'eux-mêmes. D'autres voulurent soulever l'armée, mais ils ne réussirent qu'à y mettre le désordre et l'indiscipline. C'était dans l'armée que l'inégalité des rangs était le mieux sentie; partout les soldats avaient fraternisé avec la bourgeoisie et se laissaient endoctriner par elle; de plus, l'Assemblée eut soin de les attacher à la révolution, en décrétant que la distribution des grades serait dorénavant indépendante de la fortune et de la naissance [1790, 13 févr.]. Enfin, les officiers étaient détestés à cause de leur orgueil, de leurs tyrannies et même de leur improbité, car les soldats les accusaient de les tromper sur la solde, et il y eut à ce sujet de si grands désordres, que l'Assemblée décréta que les caisses des régiments feraient des redditions de comptes. L'indiscipline ne fit que s'accroître : les offi (1) Ferrières, t. II, p. 122. 3 ciers maltraitèrent les soldats, les soldats firent la loi à leurs officiers, et il s'engagea entre eux une sorte de guerre. L'affaire la plus grave fut celle de Nancy, où trois régiments enlevèrent la caisse pour se faire rendre des comptes. L'Assemblée ordonna au marquis de Bouillé, qui commandait à Metz, de ramener ces régiments à la soumission. Bouillé était un de ces royalistes qui auraient voulu faire la contre-révolution par l'armée; et en isolant ses soldats du peuple, il avait maintenu son ascendant sur eux. Il marcha sur Nancy avec ses troupes et la garde nationale de Metz, et ordonna aux trois régiments de sortir de la ville. Ceux-ci refusèrent, et un combat terrible s'engagea, où le peuple de Nancy prit parti pour les soldats, et où trois mille hommes périrent [31 août]. Les régiments furent vaincus; des chefs de la révolte, vingt-neuf furent fusillés et quarante-deux envoyés aux galères. L'Assemblée vota des remerciements à Bouillé; mais les Parisiens blâmèrent cette expédition, qui leur sembla contre-révolutionnaire : ils regardèrent les soldats comme les victimes des aristocrates, et menacèrent la cour d'une émeute que LaFayette ne dissipa qu'aux dépens de sa popularité. § VI. REVOLUTIONS DE BELGIQUE ET DE POLOGNE. SITUATION POLITIQUE DE L'EUPOPE. La noblesse, voyant ses efforts inutiles pour faire la contre-révolution à l'intérieur, ne compta plus que sur l'intervention étrangère. L'émigration, établie d'abord à Turin, n'avait pas trouvé le roi de Sardaigne assez zélé pour sa cause, et s'était transportée à Coblentz, dans les États de l'électeur de Trèves: elle négocia avec les puissances du Nord, et se crut d'autant mieux assurée de leurs secours que les principes révolutionnaires commençaient à se propager dans toute l'Europe. La Belgique, menacée de nouveau par Joseph II dans ses libertés, avait chassé les troupes impériales et déclaré l'empereur déchu de ses droits de souveraineté [1790, 11 janv.]; elle s'était confédérée en république et avait envoyé une ambassade à l'assemblée constituante pour solliciter la protection de la France. La Pologne, profitant des embarras de la Russie, qui était occupée à la guerre contre les Turcs, cherchait à recouvrer son indépendance, et elle se donna une constitution nouvelle, qui rendit le trône héréditaire, abolit le liberum veto, confia le pouvoir législatif aux deux chambres, etc. [1791, 3 mai]. En Angleterre, les idées françaises avaient excité le plus grand enthousiasme; les couleurs parisiennes étaient portées par tout le monde, même par les femmes, « non comme le signe des combats et de la victoire, disait Mirabeau, mais comme celui de la sainte confraternité des amis de la liberté; » l'opposition parlementaire n'avait que des paroles d'admiration pour la révolution : « C'est le plus grand pas, dit Fox, qui ait encore été fait pour l'affranchissement du genre humain... Une politique nouvelle va gouverner et calmer l'Europe, et c'est la révolution française qui m'en donne l'assurance. Ami de la liberté, j'applaudis au triomphe éclatant qu'elle remporte chez la seule nation que nous reconnaissions pour rivale dans tous les points élevés de la civilisation; et j'admire la constitution nouvelle de la France comme le plus glorieux monument de liberté que la raison humaine ait élevé dans aucun temps et dans aucun pays. >> Mais, malgré ces symptômes menaçants, malgré les sollicitations des émigrés, les gouvernements de l'Europe continuaient avec une aveugle sécurité leur vieille guerre de rois à rois, leur diplomatie d'équilibre, leur politique d'intérêts, seule guerre, scule diplomatie, seule politique que l'on connût depuis le traité de Westphalie. Ils ne sentaient pas que les idées révolutionnaires engendraient un monde démocratique tout hostile au monde féodal sur lequel était basée leur puissance; qu'elles ruinaient les vieilles combinaisons diplomatiques; qu'elles donnaient naissance à une politique nouvelle, la politique de principes, qui devait causer des guerres telles que l'Europe, même au temps de Luther, n'en avait vu qu'une ébauche. Loin de croire que la commotion pût s'étendre jusqu'à eux, ils encourageaient même, dit-on, par de l'argent, les troubles de la France: ils n'y voyaient qu'une occasion de ruiner la puissance des Bourbons, leur influence européenne, leur vaste système d'alliances si habilement renouvelé par Choiseul et Vergennes. Ainsi la Russiè et l'Autriche convoitaient les dépouilles de la Turquie et de la Suède, et continuaient leur guerre contre ces deux États. Ainsi la Prusse et l'Angleterre, toujours alliées contre les deux cours impériales, équipaient des armées et des vaisseaux pour secourir les Turcs et les Suédois; elles protégeaient les Polonais contre Catherine, les Belges contre Joseph; mais tout cela n'était que pour enlever à la France l'alliance des cours de Constantinople et de Stockholm, que pour détruire l'influence française en Pologne et en Belgique. Toutes deux tenaient déjà la Hollande en vassalité, et, pendant que la Prusse tendait à s'agrandir aux dépens de l'Autriche, alliée continentale de la France depuis 1756, l'Angleterre cherchait querelle à l'Espagne pour ruiner la marine de cette sœur donnée à la France par Louis XIV et le pacte de famille. Cependant, comme les Turcs et les Suédois n'éprouvaient que des revers, la ligue anglo-prussienne paraissait décidée à prendre une part active à la guerre d'Orient, lorsque Joseph II mourut [1790, 22 févr.]. Son successeur, Léopold, avait mieux compris la situation politique: il montra à Frédéric-Guillaume le nouvel et commun ennemi qui s'était dressé derrière eux pendant qu'ils se faisaient la guerre pour de chétifs intérêts. « Déjà, lui dit-il, les révolutionnaires ne se contentent plus de leurs triomphes intérieurs ils ont, au mépris des traités, dépouillé plusieurs princes de l'Empire de leurs droits (1); ils répandent leur système contagieux dans les provinces belgiques, et communiquent leurs idées aux têtes ardentes de la diète polonaise; leurs clubs ont établi des correspondances avec les clubs anglais; certains journaux d'Allemagne servent d'échos à leurs pamphlets; enfin ils dévoilent complétement le désir et l'espérance de rendre leur révolution universelle (2). » Frédéric-Guillaume écouta ces représentations: avec son inconstance ordinaire, il changea tout à coup de système, et, «pour des motifs secrets de la plus haute importance,» dit-il lui-même, il conclut la paix de Reichenbach avec l'Autriche [1790, 27 juillet]. La Suède suivit cet exemple, et, lasse d'une guerre où les secours de la Prusse et de l'Angleterre s'étaient bornés à des promesses, elle fit la paix avec la czarine [14 août]. Il ne resta plus en armes que la Russie et la Turquie. Les émigrés, le ministère anglais et les souverains de l'Autriche s'efforcèrent d'accorder ces deux puissances pour que, toute l'Europe étant pacifiée, la nouvelle position politique que la révolution française lui avait faite se montrât clairement; mais Catherine, qui avait professé les maximes philosophiques les plus outrées, ne trouvait pas les principes français redou (1) En Alsace, où quelques princes avaient des possessions qui subirent le sort de toutes les propriétés féodales du royaume; c'est-à-dire que les droits féodaux y furent abolis. Ces princes réclamèrent; l'Assemblée constituante leur offrit une indemnité : ils refusèrent, et ce fut le grief que l'Autriche mit en avant pour fair la guerre à la France. (2) Ségur, Hist. de Frédéric-Guillaume II, t. 1, p. 169. |