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APPEL A LA JUSTICE

DE

MM. LES PRÉSIDENT ET CONSEILLERS

Composant la chambre des appels de police correctionnelle de la cour supérieure de justice séante à Bruxelles,

POUR ME LE NORMAND,

AUTEUR PROPRIÉTAIRE,

Domiciliée à Paris, rue de Tournon, no 5, actuellement sous mandat de dépôt à la maison d'arrêt de Bruxelles.

Laissons le ciel choisir pour nous les événemens de notre vie; son choix est plus sûr que le nôtre. Interrogeons le passé, combien de fois n'avons-nous pas rencontré nos malheurs dans le succès même de nos désirs? combien de fois aussi nous avons gémi sur des événemens qui ont fait notre plus grand avantage.

YOUNG.

MESSIEURS,

Puisque les songes de l'imagination sont rarement en harmonie avec la réalité, il faut que la raison les dissipe et me remplisse d'assurance pour combattre et mépriser le danger; d'ailleurs, je m'y suis livrée librement en venant en Belgique, je dois bannir de mon cœur tout sentiment de crainte.

Qui metuens vivit, liber mihi non erit unquam.

Et toi, fille du ciel, aimable et douce religion, que me diras-tu? Espère, espère! Ton Créateur te reprend tout ce qu'il t'avait donné; il peut aussi tout te rendre; ses grandeurs sont infinies..... fléchissons sous un Dieu qui veut nous éprouver!

Aussi, mes idées ne seront ni exagérées par la passion, ni affaiblies par la crainte; je vais parler librement, parce que je parle à des magistrats intègres, à des citoyens recommandables, des hommes éclairés, qui ne me prêteront point des intentions dont je suis incapable.

Après la gloire de faire le bien, la plus grande est celle d'être poursuivi pour l'avoir fait. Je suis justement dans ce cas, Messieurs. Cependant la modération et le respect vont dicter mes aveux. Personne au monde ne pourra me convaincre de mensonge. J'ai entrepris de vous démontrer mon innocence, et j'accomplis ce vœu.

Je suis venu deux fois: visiter la Belgique; oui, Messieurs, j'en conviens; la première en revenant du congrès d'Aix-la-Chapelle, où mes œuvres avaient été universellement accueillies des plus illustres personnages. De même je reçus dans votre pays de nobles encouragemens. La bonne société de Bruxelles alors m'environna ; l'on ne venait pas consulter mademoiselle Le Normand, mais recueillir ce qu'elle avait vu, ce qu'elle avait appris dans le cours de nos révolutions. Ses relations ayant été extraordinaires, la mémoire devait embellir tous ses récits; la curiosité fut stimulée ici comme partout ailleurs; on voulut voir, on voulut juger une femme qui jouissait d'une certaine célébrité. Je ne séjournai dans cette ville que trente-deux jours; j'y laissai des souvenirs, je m'y créai des amis; tout me prouve que j'y étais encore désirée.

De long-temps, peut-être, je n'aurais reposé le pied sur le sol de ce royaume, sans les Mémoires de l'impératrice Joséphine ( première épouse de Napoléon Bonaparte), que je venais de mettre au jour. Cet ouvrage, honoré dès son origine de la haute protection de S. M. l'empereur Alexandre, devait faire naître nécessairement

J

l'envie de le connaître, et répandıe sur son auteur un certain intérêt.

Mon second voyage à Bruxelles n'eut donc d'autre but que de venir le déposer moi-même aux pieds de Leurs Majestés le Roi et la Reine des Pays-Bas, et des Princes de leur illustre famille. Comme la première fois je recueillis d'honorables suffrages, les palmes littéraires me suffisaient; aussi je n'ai point cherché à fixer les regards de la multitude : on ne m'a vue ni dans les fêtes, ni figurer au spectacle ; je m'étais interdit toute réunion d'éclat. Uniquement concentrée dans mon intérieur, ma seule étude était de soigner la rédaction d'un nouvel ouvrage que je vou lais mettre au jour. Si j'ai reçu quelques personnes étrangères à mes amis, elles sont venues me visiter, me stimuler d'ellesmêmes; je ne les ai point recherchées ; d'ailleurs ma voix consolatrice a pu tarir la source de leurs larmes ; j'ai peut-être rallumé dans leurs cœurs le flambeau de l'espérance, et empêché des malheureux de terminer leur existence dans l'agonie du désespoir !

L'un des griefs de mon accusation porte sur les annonces que j'ai fait insérer dans les journaux : ces annonces étaient trèssimples, Messieurs, et ne tendaient point à faire un appel au public; elles réveillaient seulement l'attention des personnes qui depuis long-temps correspondaient avec moi. Il en était ainsi de la note 45, page 457 des Mémoires de Joséphine; c'était tout simplement la ruse innocente d'un auteur pour obtenir promptement la seconde édition d'une œuvre si universellement recherchée.

Quant aux déclarations des divers témoins assignés à la requête du ministère public, tous m'ont rendu justice; ils ont tous fait des dépositions qui nous honorent mutuellement.

Les tharots coupés de la main gauche et leur arrangement particulier ne pourront à vos yeux constituer un pouvoir extraordinaire ; vous vous direz : le géomètre tire des lignes, le mathématicien les calcule; l'astronome étudie l'état du ciel et connaît le mou

vement des planètes. Tout est combinaison dans le monde. Galice eut les honneurs de la persécution; mais il n'en fit pas moins reconnaître l'immobilité de l'astre qui imprime à toute la nature le mouvement et la vie.

Il est de notoriété publique, et vous pouvez, Messieurs, consulter à cet effet les personnes que j'ai accueillies, que je n'exigeai jamais, ni à l'avance, ni au moment du départ, le moindre témoignage de gratitude. Il était bien libre aux témoins, après m'avoir entretenue de leurs affaires, d'ajourner leur reconnaissance; ils n'en auraient pas moins reçu mes avis. S'il leur a plu de laisser sur ma table dix francs, vingt francs, de leur gré, cela ne constitue de ma part aucune manœuvre frauduleuse. On peut trouver un certain charme dans mes entretiens ; l'homme a souvent besoin de se repaître d'illusions pour oublier la réalité ; le médecin de l'âme lui devient parfois aussi nécessaire que celui du corps. Je me per mets cet emblème, Messieurs, mais je n'emploie d'autre prestige que le langage de la raison; elle seule m'a constamment dirigée depuis vingt-cinq ans. Veuillez donc bien ne voir en moi qu'une personne utile à la triste humanité, et surtout pénétrée des meilleures intentions.

Ma réputation s'est formée au sein des orages; elle a traversé le vent des révolutions. Si je l'eusse voulu, j'aurais pu, comme tant d'autres, savourer la faveur. (J'ai tant de moyens pour inspirer la confiance!) Jamais je n'en abusai. Dans tous les temps j'ai su résister à la crainte; je bravai souvent la menace, et, toujours digne de moi-même, je n'ai point à rougir. Personne en France ne m'accusa d'imposture ; j'en offre la preuve dans mes écrits; aussi les tribunaux n'ont pu retentir de mon nom la première fois de ma vie que je parais devant des magistrats. Forte de ma conscience, Messieurs, j'ai toujours été impassible dans le malheur; je supporte avec le stoïcisme du courage de grands revers; cela m'est bien facile; oh! oui, facile. Je n'eus jamais de remords.

et c'est

Je vais passer maintenant à de plus graves et à de plus impor

tantes accusations. Je ne puis croire, Messieurs, que vous daignerez vous arrêter plus long-temps à la réflexion sur la manière de battre des cartes, « et notamment un jeu de tharot; de les faire couper plusieurs fois de la main gauche, en les arrangeant d'une certaine façon, en examinant les lignes des mains, etc. »

De même, vos lumières intuitives sauront vous convaincre que des consultations d'un prix uniforme, dont la plupart remontent en novembre ou décembre 1818, sont bien loin de constituer un fait d'escroquerie. Ce système rentre nécessairement dans la catégorie des choses ordinaires. L'on n'admire pas toujours les chefsd'œuvre des arts gratuitement. Il est des convenances que peut franchir ; mais il y a très-loin de l'hommage du cœur à des manœuvres chimériques et clandestines, qui ne tendent qu'à envahir la fortune ou une partie de la fortune de ses admirateurs.

l'on ne

J'en reviens, Messieurs, à mes écrits. Je n'ai point prétendu dans mon ouvrage de la Sibylle au congrès d'Aix-la-Chapelle, acquérir des droits à quelque prescience pour étonner les âmes faibles ;j'ai prévu les objections, je les attendais même, mais je ne devais point chercher à les détruire avant d'être attaquée.

De toutes les folies qui partagent les hommes, la démangeaison d'écrire est peut-être la plus marquée. Il est permis à mon sexe de souhaiter de la réputation ; la nature, en vous formant, Messieurs, pour être nos maîtres, vous donna la force, le génie, le courage, la valeur ; toutes les teintes fortes furent employées pour vous; mais elle nous réserva les teintes suaves; sensibilité, douceur, grâce, finesse, voilà quel fut notre partage. Les réflexions contenues dans cet ouvrage, que vous avez sous les yeux, n'ont d'autre mérite que d'avoir été faites par moi. Si je me suis trompée dans mes calculs, j'ai toujours préjugé d'après ma conviction intime. Ce livre pouvait tout au plus dérider le front des censeurs moroses, mais il était loin, ce me semble, de devoir encourir un anathème aussi complet.

Ce n'est pas sur quelques phrases isolées que l'on peut juger un ouvrage; il faut en combiner l'ensemble, interroger l'auteur. J'ai

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