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de Bayle, la pesanteur de ses in-folios, le peu d'attrait de son érudition, ses continuelles digressions, ses interminables notes n'étoient pas propres à populariser sa doctrine, qui n'avoit probablement séduit jusque là que quelques lecteurs plus intrépides et quelques froids raisonneurs. Du reste, les plus grands hommes de ce temps-là faisoient profession d'être religieux, et les philosophes mêmes ne se piquoient pas de penser à cet égard autrement que la foule. Bacon, Descartes, Pascal, Newton et Leibnitz avoient écrit en faveur de la révélation.

Au commencement du 18". siècle Louis XIV régnoit encore. Il avoit toujours favorisé la religion au dedans et au dehors de son royaume, et il n'auroit souffert à cet égard ni railleries ni éclats. L'exemple et la fermeté de ce prince auroient donc contenu ceux qui auroient été tenté de suivre une autre route; mais on ne voit pas qu'il y eût en France à cette époque d'incrédules déclarés. La société du Temple ne passoit que pour une réunion d'épicuriens qui vouloient sur toutes choses mener une vie agréable. Ils n'étoient pas religieux, mais ils ne frondoient pas la religion, C'est en Angleterre qu'il faut aller pour trouver à la même époque un parti d'incrédules. Le déisme y étoit ouvertement professé par des hommes assez ardens à le répandre. Herbert, Blount, Bury s'étoient fait les apôtres de la religion naturelle. Locke étoit latitudinaire. Shaftesbury, Toland, Collins, Tindal, Woolston, Coward attaquoient plus ou moins ouvertement la révélation, tandis que le parti arien arrachoit de nos livres saints deux des plus importantes vérités. La liberté de penser faisoit dans ce pays de grands progrès, et les historiens du temps l'ont remarqué,

Les écrits de ces partisans du déisme ne pénétrérent que plus tard en France, où la langue et la littérature angloises n'étoient pas encore fort connues. Les relations entre les deux nations ne commencèrent à se multiplier que sous le Régent, qui avoit contracté une alliance politique avec la maison d'Hanover, et qui en cela, comme en beaucoup d'autres choses, prenoit le contrepied de Louis XIV. La régence forme une époque aussi funeste que fortement marquée dans l'histoire de France au 18e. siècle. L'babitude de l'agiotage, une soif effrénée de l'or, la ruine d'un grand nombre de familles, et l'élévation rapide de fripons heureux ou adroits, furent la suite d'un systême immoral. On apprit à mettre l'argent au-dessus de tout, et à être peu scrupuleux sur les moyens d'en acquérir. La licence des mœurs suivit de près cet oubli des principes, et l'exemple du prince la favorisa. Un historien du Régent convient que ses vices insultoient l'honnêteté publique et soulevoient les gens de bien. Sa cour imita ses scandales. Une princesse se fit gloire d'afficher ses désordres et de braver l'opinion. Des roués mirent à étaler leur turpitude le même soiu qu'on eût apporté, quelques années plutôt, à la cacher. La liberté de penser fut un des résultats de cette corruption; car des cœurs dépravés se dégoûtent aisément d'une croyance qui les gêne. Le Régent n'avoit pas une incrédulité décidée; mais sa facilité et ses désordres favorisoient l'irréligion.

Il se forma, non peut-être encore un parti d'incrédules, mais des coteries où la religion étoit peu respectée. Les écrits de Bayle furent recherchés avec plus de curiosité. Les Lettres persannes, que Montesquieu publia dans le même temps, offrirent des épigrammes et des plaisanteries contre le christianisme, et la ma

lignité et la licence furent également satisfaites d'un livre qui flattoit l'une et l'autre. Les premiers essais de Voltaire coïncident avec cette époque. Ce fut alors que, dans son OEdipe, il lança contre les prêtres ces deux vers que l'impiété répète encore avec complaisance. Ce fut alors qu'il disoit nettement dans l'Epitre à Uranie: Je ne suis pas chrétien. D'autres écrits de sa jeunesse renferment déjà des plaisanteries contre la religion. Ces dispositions se fortifièrent en lui par un voyage en Angleterre, où il put voir une partie des écrivains que nous avons nommés, et quelques autres moins célèbres, mais non moins irréligieux. L'Angleterre étoit alors peuplée de libres-penseurs, et ce fut au retour de ce voyage que Voltaire fit serment, suivant Condorcet, de consacrer sa vie à détruire les préjugés, ou ce qu'il appeloit ainsi. Il commença à réaliser ce projet dans ses Lettres philosophiques, où il ne louoit les Anglois que pour faire la critique de nos institutions, de notre clergé, de nos usages. Son scepticisme, ses railleries, et surtout ses remarques sur les Pensées de Pascal, annonçoient un ennemi adroit du christianisme. Aux plaintes qui s'élevèrent, il n'opposa que des dénégations hardies, et après quelque intervalle il écrivit encore dans le même sens. Le premier écrivain subalterne qui se lança après lui dans la même carrière, est le marquis d'Argens, cu qui le zèle tenoit lieu de talent. Ses Lettres juives, ses Lettres chinoises, ses Lettres cabalistiques, mauvaises copies des Lettres persannes, annoncent peu de sagesse et de goût, et sont tombées dans un profond oubli. Les ouvrages de La Mettrie, qui suivirent dans l'ordre des dates, sont plus méprisables, encore, et respirent un matérialisme grossier, plus dégradant encore pour l'homme que réprouvé par la religion. L'auteur, dit Voltaire

lui-même, étoit un fou qui n'écrivoit que fou qui n'écrivoit que dans l'ivresse. Un ennemi plus ardent de la religion fut Diderot, qui commença, dans ses Pensées philosophiques, à ébranler les vérités du christianisme, qui continua cette guerre dans des écrits de plus en plus bardis, et qui, faisant chaque jour de nouveaux progrès dans son incrédulité, en vint jusqu'à professer l'athéisme dans toute sa crudité. Nul ne mit plus d'impétuosité dans son zèle nul ne soutint plus constamment sa cause. Il la servit par des in-folios et par des brochures, par des romans et par des ouvrages sérieux, par ses conversations et l'on peut même dire par ses prédications; car il avoit souvent l'air d'être en chaire, et il aimoit à endoctriner ses disciples. Il étoit comme l'oracle d'une coterie fort connue, d'où ses opinions se répandoient dans les autres sociétés, et il prit part à tout ce qui se fit de son temps contre la religion. Grimm nous apprend que ce fut lui qui fournit les plus belles pages, et du livre de l'Esprit, et du Systéme de la nature, et de l'Histoire philosophique de Raynal, et il ajoute qu'il pourroit nommer bien des ingrats que Diderot seconda dans la composition de leurs ouvrages. Mais le plus beau titre de gloire de Diderot, aux yeux des amis de la philosophie, est la publication de l'Encyclopédie, qu'il continua malgré tous les obstacles. Il parvint même à l'affranchir du joug des censeurs, et s'occupa moins à en faire un dépôt utile pour les sciences et les arts, qu'à s'en servir comme d'un moyen pour propager les nouvelles doctrines. L'Eneyclopédie fut surtout dans ses mains une affaire de parti, et une arme puissante et efficace. Cet ouvrage, répandu et prôné par de nombreux amis, contribua plus que tout autre à accréditer la philosophic.

On ne peut parler de l'Encyclopédie, sans faire men

tion de d'Alembert, qui y travailla beaucoup, du moins dans les commencemens, et qui fut, selon l'expression de Voltaire, un des meilleurs tireurs de la voiture philosophique. Moins emporté que plusieurs de ses confrères, il n'en atteignoit pent-être que mieux son but. Il n'aimoit pas à combattre de front. Plus fin, car je ne dirai pas plus modéré, sa manière étoit de donner des croquignoles à la superstition, sauf à lui, faire ensuite une salutation profonde. Il étoit le correspondant le plus actif de Voltaire à Paris, l'avertissoit de ce qu'il y avoit à faire, distribuoit ses écrits, et le secondoit avec le zèle et la docilité d'un ministre fidèle. La publication de leurs lettres a mis au jour le fond de leur ame, la vivacité du sentiment qui les animoit, et tous leurs moyens pour faire triompher leur cause. Une autre correspondance par laquelle d'Alembert ne servit pas moins la philosophie, c'est celle qu'il entretint pendant près de trente ans avec Frédéric, auprès de qui il paroissoit être l'ambassadeur de son parti, lui proposant des mesures à prendre et des sujets à placer, et le sollicitant, tantôt d'expulser entièrement les Jésuites, tantôt de faire rebâtir le temple de Jérusalem; ce qui, disoit-il naïvement, étoit sa folie, comme la destruction de l'infáme étoit celle de Voltaire. A ces services secrets, d'Alembert en ajouta de plus apparens. Sa brochure sur la destruction des Jésuites n'étoit pas destinée seulement à les tourner en ridicule eux et leurs adversaires. Il s'y moquoit aussi de la religion même et du clergé, et Voltaire le félicitoit de ce que sa fronde alloit jusqu'à Rome frapper le nez du Pape. Les Eloges des académiciens, et surtout les notes qui les accompagnent sont encore une preuve de l'art avec lequel d'Alembert savoit insinuer ses opinions sur la

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