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faut dire d'ailleurs que la durée du voyage devenait une considération secondaire, lorsque la simple réussite en était si complétement hypothétique, et lorsque les chances d'une perte absolue se présentaient sous tant de formes variées et redoutables. Aussi n'était-il pas rare de voir un navire sacrifier à des relâches un temps souvent plus considérable que celui de sa traversée. Se rendant aux Etats-Unis, était-il accueilli sur cette côte par une de ces tempêtes de neige si fréquentes en hiver, on le voyait immédiatement se rejeter sur les Antilles et y attendre deux mois, trois mois, et plus s'il était nécessaire, le retour de la belle saison. Le célèbre axiome de la valeur du temps, time is money, n'était pas encore inventé, et, l'eût-il même été, l'application n'en eût pas été plus possible alors.

Les conditions dans lesquelles s'opérait un voyage sur mer il y a un siècle, et dont nous venons de faire un rapide exposé, ne tardèrent pas à se modifier, car on était alors à la veille de la découverte des chronomètres, qui devait opérer une véritable révolution dans l'art de la navigation. En général, il est rare que les progrès de l'esprit humain ne se fassent pas insensiblement et comme par une suite de transformations; ici il en fut autrement, ou, pour parler plus exactement, il eùt pu en être autrement, comme on va le voir, si la routine abdiquait jamais ses droits, surtout en marine. J'ai dit comment le problème de la navigation renfermait deux inconnues, la latitude et la longitude du bâtiment, comment la latitude était d'une détermination relativement facile, et comment au contraire on n'avait aucun moyen de connaître exactement la longitude. On savait, il est vrai, trouver l'heure du méridien sur lequel était le vaisseau; mais il eût fallu de plus avoir au même moment celle du méridien duquel ce vaisseau était parti, et pour cela parvenir à construire des montres assez parfaites pour conserver pendant plusieurs mois l'heure d'un lieu donné. La gloire de cette découverte, car la construction d'instrumens aussi précieux mérite d'être ainsi baptisée, était réservée à l'Anglais Harrison et à notre compatriote Berthoud. La première proposition de ce dernier au gouvernement français remonte à 1754, et en 1768 l'excellence du procédé était officiellement constatée par M. de Fleurieu dans un voyage entrepris à cet effet par ordre du ministère de la marine. Le problème était dès lors définitivement résolu, et si l'emploi des chronomètres tarda encore de longues années à se généraliser sur mer, ce ne fut que par suite du prix, d'abord assez élevé, de ces instrumens, et aussi, nous le répétons, à cause de cette puissance opiniâtre de la routine qu'on retrouve luttant contre chaque nouveau progrès introduit. Nous voyons chaque jour autour de nous des retardataires obstinés se refuser à l'évidence des faits les plus parfaitement établis; on voyait de même alors nombre de marins ne

pas croire aux chronomètres, et Kerguelen par exemple, navigateur des plus distingués, manquait en 1771 le cap de Bonne-Espérance de plus de 8 degrés, plutôt que d'admettre la longitude que l'astronome Rochon lui donnait d'après ses montres!

L'introduction des chronomètres obtenus par le génie des Berthoud et des Leroi fut promptement suivie d'autres progrès importans, qui achevèrent de transformer l'art de la navigation pour l'amener à la perfection relative qu'il a atteinte aujourd'hui. Les cartes plates, dont nous avons indiqué la complète inexactitude, furent définitivement remplacées par les cartes réduites, seules en usage aujourd'hui. Les instrumens à réflexion, dus à Hadley et au célèbre Borda, succédèrent à l'astrolabe et à l'arbalète, annulèrent les causes d'erreur inhérentes à la mobilité du navire, et dotèrent les observations de mer d'une précision que l'on ne peut guère espérer de voir dépasser. Enfin l'architecture navale modifia les formes des vaisseaux, augmenta leurs vitesses, et si elle ne se mit pas d'abord à toute la hauteur des perfectionnemens que nous venons de signaler, du moins entra-t-elle dans une voie de progrès d'où elle ne devait plus sortir. Au commencement de notre siècle, six mois sont, par exemple, une durée ordinaire pour la traversée d'Angleterre aux Indes, qui n'employait pas moins de dix mois cinquante ans auparavant.

Il n'entre pas dans le plan de cette étude de suivre dans ses diverses phases la transformation que nous venons d'indiquer (1). Franchissons donc un siècle, et voyons dans quelles conditions le marin d'aujourd'hui accomplit ses traversées grâce à ses montres, devenues par leur bas prix d'un usage général, il connaît à tout moment sa longitude, et, quelles que soient les agitations du vaisseau, quelles que soient les variations de température des climats extrêmes qu'il traverse, ces précieux garde-temps (comme on les avait heureusement nommés dans le principe) ne lui en conservent pas moins invariablement l'heure de son premier méridien.

(1) Nous passons nécessairement sous silence bien des détails curieux, qui, tout en rentrant indirectement dans notre sujet, nous entraîneraient au-delà des limites que nous nous sommes imposées. L'éclairage des phares est dans ce cas : les puissans réflecteurs que chacun a pu admirer à la dernière exposition universelle sont, on le sait, d'une date assez récente, et la découverte de ces précieux appareils est une de celles qui font le plus honneur à notre pays; mais on ne sait pas assez combien était misérable ce qui a précédé l'état actuel. Le marin qui franchit de nuit cette Manche, aujourd'hui si splendidement illuminée par la prévoyance de deux gouvernemens, ignore que dans le siècle dernier ces feux étaient d'une si faible portée, que les ordonnances de nos ports obligeaient les habitans dont les fenêtres donnaient sur la mer à fermer leurs volets le soir, s'ils allumaient une chandelle, afin que les navires ne confondissent point le phare avec la chandelle. En 1780, une pétition de la ville de Dieppe cite plusieurs méprises de ce genre, et parle, entre autres, d'un navire jeté à la côte pour avoir ainsi confondu avec le feu de la jetée une simple lanterne portée par une femme.

Les grossiers instrumens dont se servaient ses pères dans leurs observations ne lui sont même pas connus de nom, et c'est à quelques secondes près qu'il mesure les hauteurs et les distances des astres qui fixent sa position. En même temps les progrès de l'astronomie ont fait disparaître de ses éphémérides nautiques les nombreuses erreurs que dans le siècle dernier Lacaille lui-même reconnaissait encore comme inévitables. Voilà déjà notre marin rassuré sur ce point capital, la détermination du lieu où se trouve son vaisseau; l'incertitude à cet égard ne lui sera plus permise que lorsque les circonstances atmosphériques s'opposeront à ses observations, ce qui rarement se produira d'une manière assez persistante pour que l'erreur s'élève à plus d'une quinzaine de lieues. Il s'approchera donc de terre sans crainte, et à cette période délicate de sa traversée des cartes, souvent minutieuses et toujours au moins suffisantes pour les besoins de sa navigation, l'avertiront du voisinage des moindres dangers. Enfin le navire qu'il montera ne sera plus cette masse lourde et informe qui traçait péniblement un sillage paresseux : ce sera, pour me servir d'une belle expression anglaise, a noble ship, un noble vaisseau, obéissant docilement à la volonté qui le dirige, et prêt à braver victorieusement les efforts combinés de la mer et des vents. En un mot, la navigation proprement dite, c'est-à-dire envisagée comme instrument, est aujourd'hui aussi perfectionnée qu'on peut l'espérer d'après les progrès des diverses sciences dont elle dépend. Il faut maintenant rechercher si l'on a employé cet instrument de la manière la plus avantageuse.

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L'emploi dont je veux parler est le choix de la route à suivre pour les diverses traversées qui se présentent, et quelques explications feront aisément comprendre l'importance de cette question. Pour se rendre en mer d'un point à un autre, il est extrêmement rare que l'on puisse suivre la ligne directe, dont vous écartent incessamment des vents plus ou moins contraires et les courans. Le plus souvent la distance ainsi parcourue se trouve dépasser considérablement l'intervalle réel qui sépare les deux points, et, vu la marge offerte par l'immensité de l'Océan, vu la facilité avec laquelle le caprice des capitaines, aidé de l'inconstance des vents, peut faire varier à l'infini les sinuosités du trajet, il semblerait qu'il dût y avoir autant de routes distinctes que de navires à les parcourir. C'est pourtant ce qui n'a point lieu, et l'auteur de l'entreprise qui va nous occuper, Maury, dit avec raison qu'il est curieux de voir comment, en mainte occasion, les traditions des navigateurs du xvre et du xvIIe siècle se sont perpétuées jusqu'à nos

jours. Celui qui était à cette époque le premier à tenter une traversée quelconque indiquait au retour la route qu'il avait suivie, la seule qu'il pût connaître; le second suivait naturellement les traces du premier, et ainsi de suite, de sorte qu'insensiblement cette route, que le hasard seul avait tracée, finissait par acquérir une autorité en quelque sorte absolue. Les instructions nautiques la recommandaient expressément, et si un capitaine s'en écartait, ce n'était qu'à ses risques et périls, c'est-à-dire qu'il s'exposait à être au retour congédié par son armateur, ou, en cas d'avarie, à se voir refuser toute indemnité par les compagnies d'assurance. On conçoit aisément tout ce qu'avaient de primitif de semblables routes, et combien peu elles étaient à la hauteur des divers perfectionnemens qui s'étaient introduits dans l'art nautique. En somme, on peut dire que la navigation était devenue un admirable instrument dont on ignorait la manière de se servir.

Ce n'est pas que nombre d'esprits ne sentissent vivement le vice radical de cet état de choses, mais il était la conséquence naturelle de l'ignorance des lois qui régissent le système des vents. En effet, pour que le navigateur pût déterminer en connaissance de cause la route la plus avantageuse d'un point à un autre, il lui fallait nécessairement connaître, pour tous les points de l'Océan situés dans les régions à parcourir, les proportions probables de vents favorables et contraires, afin d'éviter les seconds et de rechercher les premiers. De cette façon, ne se préoccupant que secondairement du surcroît de la distance, on eût été sûr de rencontrer, selon toutes probabilités, la plus grande somme possible de bons vents, et par suite de donner à la traversée son minimum de durée. Mais quelle expérience individuelle, si vaste qu'elle fût, pouvait prétendre à une telle universalité, et fournir, pour chaque point de l'immensité des mers, des renseignemens sur ces vents que l'esprit humain est depuis si longtemps habitué à prendre pour type du changement?

Il faut le dire, on était à cet égard singulièrement en arrière. De temps immémorial, les observations météorologiques recueillies par un navire pendant sa traversée étaient, après le voyage, dispersées et perdues sans profit, ou ensevelies par les plus soigneux dans le poudreux oubli de quelque grenier. Ce sera la gloire du lieutenant Maury d'avoir mis un terme à cet état de choses, grâce à la réalisation d'une idée aussi simple que féconde. Coordonner les journaux des innombrables vaisseaux qui sillonnent incessamment les mers du globe dans toutes les directions; restituer à ces observations éparses, et par ce seul fait inutiles, la valeur qui leur appartient dans l'ensemble; conclure de là une méthode aussi certaine que facile pour déterminer la route qui doit réduire chaque traversée à son mini

mum de durée; en un mot, donner à chacun l'expérience de tous, telle fut cette idée première, si simple, je le répète, que bien des personnes ne seront frappées que des mérites de l'application. Ajoutons qu'en pareil cas l'exécution est tout, et du reste l'on peut juger de la patiente sagacité, de la pénétration nécessaires pour faire jaillir la lumière de cet amas de faits confus et sans ordre, par le petit nombre d'esprits d'élite qui réussissent dans ces tâches exceptionnelles. On verra tout à l'heure quels furent les admirables résultats de cette heureuse idée; montrons d'abord Maury à l'œuvre.

Simple officier d'une marine dans laquelle l'ancienneté seule détermine l'avancement, les premières années de sa carrière n'avaient assez naturellement été signalées par aucun événement remarquable (1). Pourtant dès lors on pouvait voir poindre chez lui l'esprit d'observation qui devait un jour porter de si magnifiques fruits; c'est ainsi qu'en 1831, doublant le cap Horn sur le Falmouth, dans le grade modeste de passed midshipman, les curieux phénomènes barométriques de ces parages lui avaient fourni la matière d'un mémoire extrêmement intéressant que publia dans son xxvI volume l'American Journal of arts and sciences. Quelques années plus tard, une chute, dont les suites le forcèrent à renoncer à la vie de bord, lui créa des loisirs que n'eût pas comportés une navigation active, et peut-être est-ce à cette circonstance que nous sommes redevables de l'œuvre à laquelle il a attaché son nom. Quoi qu'il en soit, comme rien dans ses ouvrages n'autorise même une conjecture sur l'époque à laquelle a commencé à germer en lui l'idée mère de l'entreprise, comme en même temps jamais auteur n'a plus soigneusement effacé de ses écrits toute trace de personnalité, nous ne prendrons Maury qu'à ses débuts officiels dans sa nouvelle voie.

Sa première démarche auprès du gouvernement des États-Unis remonte à 1842. Le résultat fut une circulaire adressée par le commodore Crane, chef du bureau hydrographique, aux capitaines américains, pour obtenir d'eux la communication des renseignemens nécessaires à la construction des cartes de vents et de courans projetées. Ce premier appel resta sans réponse, on pouvait s'y attendre; mais, loin de se décourager, Maury s'adressa aux principaux savans et aux diverses institutions scientifiques du pays, ne négligea rien pour s'assurer leur appui, pour les faire entrer dans ses vues; puis, à défaut du concours de la marine marchande, il se mit à réunir les journaux, en nombre malheureusement trop restreint, que pouvaient lui offrir les navires de guerre. Aussi en 1845 se crut-il à la tête d'une quantité de matériaux suffisante pour reprendre sur de nou

(1) Maury est Virginien, et nous citons ce fait, en apparence insignifiant, parce que les Américains ont remarqué que l'état de Virginie avait donné naissance à la plupart de leurs hommes supérieurs.

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