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loin, par-dessus les pommiers et les amandiers en fleur, les minces minarets et les encorbellements de maisons de bois, dont les vitres, au soleil déjà bas, prennent des teintes de cuivre ; et, plus loin encore, la ligne des monts d'Albanie, déchiquetée comme le Wetterhorn ou les Diablerets, la légende des tribus à moitié sauvages qui sont l'intarissable réserve de l'imprévu en ce coin d'Orient, — mystère humain plus redoutable au voyageur que ceux de la nature alpestre, d'où ce décor neigeux semble transposé...

De l'hôtel

que tient un Dalmate de Zara, presque une « connaissance » nous envoyons notre cawas au konak, pour remettre à l'un des officiers du vali, Edib-Pacha, la lettre dont nous sommes porteurs, et demander audience. A peine un quart d'heure après, Son Excellence nous dépêche sa carte et ses souhaits de bienvenue par son premier drogman, un Arménien converti à l'islamisme, qui parle français à merveille et nous décline tout d'abord sa qualité de licencié en droit de la Faculté de Paris. Ce fonctionnaire, qui a beaucoup vu, et auquel le trésor de Sa Hautesse a sans doute beaucoup retenu, ne nous dissimule point qu'il s'épuise en efforts inutiles pour faire agréer sa démission. « Jugez, dit-il, de ce que peut être la vie sociale dans ce pays, à ce simple fait que, passé le coucher du soleil, on ne saurait aller « dans le monde » avec l'assurance de ne point recevoir, par les rues, un coup fusil!... Non point, ajoute-t-il avec empressement, que les bas-fonds sociaux de Scutari en veuillent aux personnes de qualité et prétendent à leurs dépouilles; mais c'est que tous ces Albanais choisissent volontiers le temps de nuit pour pratiquer, entre eux, le recouvrement de leurs « dettes de sang », au rebours des huis

de

siers de la civilisation, qui n'exercent que de jour. Et comme ils ont l'assez fâcheuse habitude de tirer au jugé -ne faisant point de la vie humaine autant de cas qu'il conviendrait, il peut arriver que la « dette » soit payée par le plus paisible des passants, et même cela s'est déjà vu. — Bref, dis-je à mon ex-collègue de la Faculté de Paris, c'est ce que nous appellerions, en droit, une novation par substitution de débiteur? Parfaitement, acquiesce-t-il en m'enveloppant de ses yeux pétillants et mobiles. Le créancier n'y met pas malice, mais vous êtes « plaqué » tout de même. »

Sur cet exorde officieux, et qui trouve bon entendeur, s'ouvre tout naturellement le chapitre de la vendetta albanaise. J'essaye de le résumer, en ajoutant aux explications de notre aimable drogman tout ce que j'ai pu recueillir sur le même sujet, thème classique des conversations scutariennes.

Albanais de la ville et surtout de la banlieue montagneuse, qu'ils soient catholiques ou mahométans, ont à la fois le point d'honneur très haut placé et une confiance médiocre dans la justice turque. Comme d'ailleurs ils se montreraient plus volontiers en public sans chausses que sans armes; comme aussi leurs mœurs, les plus barbares, à coup sûr, de la péninsule balkanique, leur font considérer la vie des autres et même la leur propre comme un mince cadeau du ciel pour un oui, pour un non, pour un coup de coude, pour un regard mal posé sur un de ces scarabées pourpre et or, qui annoncent une femme de la « société » et dont on croise instinctivement les... antennes, - vlan! (ainsi, du moins, s'exprime notre interlocuteur, à la parisienne. Halil, plus sincèrement Oriental, termine les mêmes explications par une tape muette sur son revolver).

Les origines sommaires du meurtre nous étant connues, il nous reste à apprendre que ses conséquences

sont encourageantes. A peine l'assassin a-t-il pris la fuite, au village et même à la ville, toutes les portes s'ouvrent sur son passage. Il n'a qu'à choisir, il entre: désormais c'est un hôte sacré. Vous amènerez le sourire sur les lèvres d'un Scutarien, si vous faites l'étonné et parlez poursuites ou perquisitions. Une pour

suite ? Mais, en vertu du droit coutumier de la vendetta, tout à fait enraciné dans les mœurs et respecté pas l'administration, le nizam ou le zaptieh qui arrêteraient le coupable contracteraient à leur tour une « dette de sang » vis-à-vis de sa famille; tel serait aussi le cas du voisin qui lui fermerait son huis, à plus forte raison souffrirait qu'on le recherchât dans sa maison. Ni les uns ni les autres ne s'en soucient. << Ma foi, nous disait un agent consulaire, je vous avoue que je n'ai pas pu m'empêcher d'exercer quelquefois, moi aussi, ce singulier droit d'asile. Ma maison est mal située. Quand un de ces enragés a fait son coup, au bazar, il trouve tout naturel de sauter mon mur et de venir se réfugier dans mon jardin. Aucun gendarme, à aucun prix, ne consentirait à venir l'y prendre. Que voulez-vous que je fasse?... J'attends qu'il sorte. » — Hâtons-nous d'ajouter que messieurs les meurtriers sont discrets, dans les consulats et plus généralement à la ville. Leur premier souci est de gagner la montagne et de se réfugier dans un village, où ils déclinent leurs titres et qualités.

Le village accueille l'émigré à merveille, le nourrit pendant des semaines, des mois et au besoin des années on considérerait comme un acte étroit de l'astreindre, en échange du pain quotidien, à un travail quelconque. C'est d'abord que ses habitants ont un impérieux sentiment des devoirs de l'hospitalité; c'est ensuite et surtout qu'en agissant de toute autre façon ils s'attireraient à eux-mêmes une méchante affaire. La

répercussion de ce « tir » isolé qui n'a causé, après

tout, qu'une mort d'homme, soit un incident banal en Albanie ne serait rien moins qu'une déclaration de vendetta de village à village, celui du criminel étant prêt à relever comme une offense collective la trahison ou même le simple manque d'égards vis-à-vis d'un des siens. C'est par douzaines qu'il faudrait alors dénombrer les nouvelles « dettes de sang » ; celles-ci, à leur tour, ne laisseraient pas d'en engendrer une foule d'autres; nul ne serait en état de prédire où et quand prendrait fin le ricochet de cette première balle.-Vous conclurez, dans ces conditions, avec les philosophes de l'école de Scutari, que le moyen le plus positif de canaliser l'assassinat gît encore dans la tolérance qu'on accorde aux assassins.

Quand on s'est bien pénétré de ces mœurs et de ces judicieuses considérations, on se demande comment le vilayet de Scutari n'est pas encore dépeuplé. Car, si la justice sociale ne sévit pas, il est bien entendu que le meurtrier reste exposé à la vendetta des parents de la victime et le plus souvent y succombe. Tout ce que l'autorité locale a pu faire pour apaiser cette rage de satisfaction par le sang, c'est d'introduire un système de compensations en espèces, dont elle n'use guère, au surplus, que lorsque la « dette » de l'élément musulman lui paraît trop élevée. On a plutôt intérêt à laisser s'entr'égorger les giaours. Tous les quinze ou vingt ans, un haut fonctionnaire de Constantinople, accompagné du vali et d'un nombre respectable de zaptiehs, fait une tournée dans la montagne, offrant plutôt qu'il n'impose sa médiation. La procédure se ramène à une opération arithmétique.

Les notables d'un village ou d'une famille comparaissent.

Combien avez-vous tué d'hommes à tel autre village ou à telle autre famille?

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L'autre partie avance à la barre, contrôle ou plutôt corrobore ces chiffres, car les comptes sont tenus, des deux côtés, avec une loyauté irréprochable. L'Excellence se recueille, fait une soustraction, et, se tournant vers les justiciables en débet :

Vous êtes redevables de tant de sangs. disposés à vous libérer pour telle somme?

Êtes-vous

Généralement, la somme est faible, et l'on acquiesce. Le haut fonctionnaire en met la moitié dans sa poche, consigne le surplus aux mains des «< créanciers », et voilà la paix faite, dans un coin du vilayet, jusqu'à ce qu'un nouvel assassinat rouvre le grand livre de la comptabilité locale.

Mais ce n'est là, il le faut répéter, qu'un expédient dont l'administration use de loin en loin et qui n'abaisse guère le niveau de la mortalité violente. Celle-ci passe, d'après des chiffres officiels, le 70 pour 100 des décès ; les hommes, au surplus, tiennent pour une honte d'entrer dans un monde meilleur par une autre porte. Le baromètre de la nervosité publique ayant monté, depuis la réouverture de la question d'Orient, le nombre des vendettas exercées dans Scutari et sa banlieue, pendant la seconde quinzaine de mars, s'élève à trentedeux : ce détail nous a été fourni par un consul bien renseigné. Pourtant, il y a plus terrifiant encore que ces statistiques. Il faut se faire l'oreille aux « choses albanaises » pour entendre sans frémir certaines histoires qui sont, au fond, celle du développement méthodique et rigoureux de la coutume, au sein d'une même famille. Notre drogman- en sa qualité d'ancien licencié de la Faculté de droit de Paris nous en a cité, ou plutôt posé une, comme une « espèce » caractéristique.

« Primus a épousé Secunda. Son propre frère tue

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