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mais avant de proposer l'établissement du monarque, n'aurait-on pas dû s'assurer préalablement, et montrer à ceux qui doivent voter sur la question, que de pareilles institutions sont dans l'ordre des choses possibles? que ce ne sont pas de ces abstractions métaphysiques qu'on reproche sans cesse au système contraire? Jusqu'ici on n'a rien inventé, pour tempérer le pouvoir suprême, que ce qu'on nomme des corps intermédiaires ou privilégiés: serait-ce donc d'une nouvelle noblesse qu'on voudrait parler par ce mot d'institutions? Mais le remede n'est-il pas pire que le mal? car le pouvoir absolu n'ôte que la liberté, au lieu que l'institution des corps privilégiés ôte tout à la fois et la liberté et l'égalité; et quand même dans les premiers temps les grandes dignités ne seraient que personnelles, on sait assez qu'elles finiraient toujours, comme les grands fiefs d'autrefois, par devenir héréditaires.

on,

» A ces principes généraux j'ajouterai quelques observations particulières. Je suppose que tous les Français donnent leur assentiment à la mesure proposée; mais sera- ce bien le vœu libre des Français que celui qui résultera de registres où chacun est obligé de signer individuellement son vote? Qui ne sait quelle est en pareil cas l'influence de l'autorité qui préside? De toutes les parties de la France éclate, ditle désir des citoyens pour le rétablissement d'une monarchie héréditaire... Mais n'est-on pas autorisé à regarder comme factice une opinion concentrée presque exclusivement jusqu'ici parmi les fonctionnaires publics, lorsqu'on sait les inconvéniens qu'il y aurait à manifester une opinion contraire, lorsqu'on sait que la liberté de la presse est tellement anéantie qu'il n'est pas possible de faire insérer dans un journal quelconque la réclamation la plus respectueuse et la plus modérée?

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Sans doute il n'y aurait pas à balancer sur le choix d'un chef héréditaire, s'il était nécessaire de s'en donner un: il serait absurde de vouloir mettre en parallèle avec le premier consul les prétendans d'une famille tombée dans un juste mépris, et dont les dispositions vindicatives et sanguinaires ne sont que trop connues. Le rappel de la maison de Bourbon renouvellerait les scènes affreuses de la révolution, et la proscription s'étendrait infailliblement soit sur les biens, soit sur les personnes de la presque totalité des citoyens. Mais l'exclusion de cette dynastie n'entraîne point la nécessité d'une dynastie nouvelle. Espère-t-on, en élevant une nouvelle dynastie, håter l'heureuse époque de la paix générale ? Ne sera-ce pas plutôt un nouvel obstacle? A-t-on commencé par s'assurer que les autres grandes puissances de l'Europe adhéreront à ce nouveau titre?

Et si elles n'y adhérent pas, prendra-t-on les armes pour les y contraindre? Ou, après avoir rabaissé le titre de consul audessous de celui d'empereur, se contentera-t-on d'être consul pour les puissances étrangères, tandis qu'ou sera empereur pour les seuls Français ? Et compromettra-t-on pour un vain titre la sécurité et la prospérité de la nation entière?

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Il paraît donc infiniment douteux que le nouvel ordre de choses puisse offrir plus de stabilité que l'état présent. Il n'est pour le gouvernement qu'une seule manière de se consolider; c'est d'être juste, c'est que la faveur ne l'emporte pas auprès de lui sur les services; qu'il y ait une garantie contre les déprédations et l'imposture. Loin de moi toute application particulière, toute critique de la conduite du gouvernement; c'est contre le pouvoir arbitraire en lui-même que je parle, et non contre ceux entre les mains desquels ce pouvoir peut résider.

» La liberté fut-elle donc montrée à l'homme pour qu'il ne pût jamais en jouir! fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort! Ainsi la nature, qui nous fait de cette liberté un besoin si pressant, aurait voulu nous traiter en marâtre? Non, je ne puis consentir à regarder ce bien si universellement préféré à tous les autres, sans lequel tous les autres ne sont rien, comme une simple illusion; mon cœur me dit que la liberté est possible, que le régime en est facile, et plus stable qu'aucun gouvernement arbitraire, qu'aucune oligarchie.

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Cependant, je le répète, toujours prêt à sacrifier mes plus chères affections aux intérêts de la commune patrie, je me contenterai d'avoir fait entendre encore cette fois l'accent d'une âme libre, et mon respect pour la loi sera d'autant plus assuré, qu'il est le fruit de longs malheurs, et de cette raison qui nous commande impérieusement aujourd'hui de nous réunir en faisceau contre l'ennemi implacable des uns comme des autres, de cet ennemi toujours prêt à fomenter nos discordes, et pour qui tous les moyens sont légitimes, pourvu qu'il parvienne à son but d'oppression universelle et de domination sur toute l'étendue des mers.

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» Je vote contre la proposition.

OPINION du tribun Grenier (et Réplique à Carnot).— Même séance.

Citoyens tribuns, quoiqu'il s'agisse d'un événement qui intéresse de si près le bonheur du peuple français, mais surtout celui des générations à venir; d'un événement qui fixera l'attention de l'univers, parce que les nations en donnent rarement

l'exemple, il serait superflu de se livrer à de grandes dissertations politiques.

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Les quinze ans de révolution que nous venons de parcourir valent quinze siècles pour l'instruction. Autrefois l'histoire était invoquée pour se décider dans les cas difficiles; aujourd'hui le grand livre de la révolution nous apprend à distinguer ce qu'il y a de vérités et d'erreurs dans ce qui nous a été transmis par les anciens; et tout Français, avec un esprit droit, peut démêler aisément ce qui reste à faire pour affermir les bases de notre situation politique.

>> Aussi les discours des préopinans ne sont ni ne devaient être des traités de politique; mais, par un aperçu profond quoique rapide, par une juste application de faits qui viennent au secours de l'expérience que nous avons déjà acquise, par une indication exacte de ce qu'exige l'intérêt national, ils ont porté une telle conviction dans les esprits, que je me vois obligé de convertir un discours en quelques observations qui pourront même n'être regardées que comme la simple expression d'un vœu, qu'à raison de son importance et de ses suites on est naturellement jaloux de motiver.

» Une réflexion bien rassurante se présente encore à nos esprits; c'est qu'il est difficile, j'oserai même dire impossible qu'on ne nous suppose pas la pureté des intentions. Nous pouvons appeler pour garantie de cette vérité les preuves non équivoques que nous en avons données dans le cours des travaux auxquels nous avons été appelés. D'ailleurs, pouvonsnous ne pas désirer ardemment le bonheur de nos concitoyens, puisque le nôtre est inséparable du leur, puisque la plus douce idée sur laquelle nous puissions nous reposer est d'y avoir coopéré? Et tout ce que je viens de dire à ce sujet s'applique également aux premières autorités de l'Etat,

» La nécessité de fixer héréditairement la suprême magistrature de la République dans la famille du premier consul est une de ces vérités auxquelles on ne peut refuser son assentiment lorsqu'on n'est préoccupé par aucun motif étranger à la gloire et à la tranquillité de l'Etat.

» C'est surtout dans la position où nous sommes que nous pouvons apprécier toute la sagesse des peuples anciens et modernes qui pensaient que le bonheur et le repos des grandes nations tenaient à l'hérédité de leur gouvernement. Cette institution ne peut pas même être attribuée à leur sagacité; elle était le résultat d'une expérience constatée le plus souvent par de tristes essais.

» On voit cette hérédité adoptée par tous les grands peuples de l'antiquité, par les Babyloniens, les Egyptiens, chez qui

Homere, Pythagore, Lycurgue, Platon, Solon, étaient alles puiser des lumières; par les Indiens, les Chinois et les Hébreux.

» Elle n'a pas été admise d'abord par les nations du Nord; mais, dans la suite et à des époques plus ou moins reculées, on y a recouru comme au plus puissant préservatif contre les secousses violentes, contre les déchiremens sanglans qui seraient arrivés, ou qu'on pouvait craindre à chaque mutation. La Pologne s'obstine pour le système d'un pouvoir électif, et la Pologne enfin disparaît de la liste des puissances de l'Eu

rope.

»Aussi en France le pouvoir suprême y a toujours été héréditaire; mais, sous la première et sous la seconde dynastie, il fut soumis à la loi du partage comme un bien particulier, et personne n'ignore les désordres affreux qui en résultèrent: il fallut en venir, sous la troisième dynastie, å une hérédité mieux entendue, réunie à l'indivisibilité. C'est cette institution, établie principalement pour l'intérêt des peuples, qui allégea les maux dont on les voit si souvent accablés, et qui contribua puissamment à élever la France monarchique à l'état de grandeur où on la voit à quelques époques. Cet ordre successif n'existe par aucune convention écrite; il fut produit par un instinct d'intérêt national; et c'est dans ce sens que le célèbre Jérôme Bignon disait que cette coutume établie était plus forte que la loi même, cette loi ayant été gravée non dans du marbre ou en du cuivre, mais dans le cœur des Français (1).

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Quelques personnes pourraient m'opposer que je viens de parler de grandes monarchies, et que la France s'est constituée en république.

» Sans doute la France est et sera toujours une république, c'est à dire, d'après l'acception dans laquelle cette dénomination est ordinairement prise, un état dans lequel les citoyens jouissent des avantages de la liberté civile, où l'on ne voit aucune trace de féodalité, où l'on n'admet d'autres distinctions que celles des vertus et des talens, où l'on ne reconnaît d'autre volonté que celle de la loi, qui est la volonté de tous.

» Mais pourrait-on dire sérieusement qu'un tel état ne puisse pas exister avec une magistrature héréditaire ?

» A Lacédémone on voulait sans doute la liberté politique; et cependant, dès la naissance même de cette célèbre et éton

(1) « Voyez le président Hénaut, Abrégé chronologique de l'histoire de France, au commencement de la seconde race. >>

nante république, on y voit un pouvoir héréditaire, qui encore avait le titre de roi. Ce n'est donc pas l'hérédité d'un pouvoir qui exclut la liberté; elle devient au contraire indispensable pour la maintenir : l'essentiel est que ce pouvoir soit accompagné d'institutions telles qu'il ne puisse être ni opprimé ni

oppresseur.

» A Rome, lorsqu'une partie des citoyens n'opprime pas les autres, on les voit tous gémir sous la tyrannie de tous. De grandes vertus, de grandes actions, un esprit public animé par un ardent patriotisme, triomphèrent des vices de la constitution politique, et donnèrent à la république l'éclat avec lequel elle figure dans l'histoire.

» Mais dans combien de circonstances n'y désire-t-on pas un pouvoir permanent et régulier! Et n'est-on pas forcé de convenir que si le patriotisme n'eût pas été souvent changé en esprit de conquête, cette même Rome, qui dévora presque tout l'univers, se serait dévorée elle-même ?

>> Oserait-on affirmer qu'un pouvoir permanent et héréditaire, constitué dans des idées libérales, eût privé cette république de quelques siècles non pas seulement brillans, mais encore heureux ?

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» Je ne parle pas de l'empire romain, parce qu'il est trop évident que tous les vices de son organisation, qui produisirent tant d'horreurs dont le récit afflige l'âme, ne doivent être attribués qu'à l'absence d'un pouvoir héréditaire régulièrement constitué; et on a lieu d'être étonné que celui de nos collègues qui vient de combattre la motion, et qui a rappelé ces horreurs, n'en ait pas aperçu la cause.

» Nous pouvons même dire que c'est sur cet exemple mémorable qu'après la chute de la monarchie française il s'est élevé des sollicitudes à ce sujet dans tous les bons esprits; mais, pour l'intérêt même dé la vérité, il faut attendre le temps où elle puisse être utilement proclamée. D'ailleurs, où était l'homme à qui on pût conférer un titre qui imposât de si grands devoirs, qui put porter dignement le fardeau le plus honorable, mais aussi le plus pesant, et dans la famille duquel on pût le transmettre? Heureusement cet homme existe avec toutes les qualités qui constituent un héros; il est puissant par son génie, grand par ses exploits, fort de l'amour des Français. La renommée l'a fait connaître à toutes les nations; l'histoire le fera passer aux générations les plus reculées comme un des plus grands capitaines du monde, comme grand homme d'état, et législateur d'un grand peuple; et les Français peuvent se livrer avec sécurité à l'espoir de continuer de jouir du bonheur et de la gloire qu'ils ont acquis par tant de peines et de sacrifices. La

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