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Quel nouvel élément se mèle dès 1856 à la La question italienne au congrès de Paris.

les avantages de la guerre? politique impériale?

I

En France, la chute de Sébastopol avait été tant de fois prédite que le public, las de ses mécomptes, avait cessé de l'attendre et osait à peine l'espérer. L'impression si vive de l'échec du 18 juin s'était peu à peu calmée. Les inquiétudes subsistaient, mais silencieuses ou émoussées par leur durée même. Avec le printemps s'était ouverte au palais de l'Industrie une Exposition universelle, et ces splendeurs, nouvelles alors, attiraient les regards au point de les détourner de la Crimée. Tandis que, sur le plateau de Chersonèse, la canonnade faisait rage, Paris, par un bizarre contraste, se remplissait d'étrangers et offrait le spectacle animé de ses plus beaux jours. Parmi ces visiteurs, les plus illustres furent la reine Victoria et le prince Albert, qui devinrent les hôtes de Saint-Cloud comme l'Empereur et l'Impératrice, quelques mois auparavant, avaient été les hôtes de Windsor. A Paris et à Londres, ce fut la même courtoisie d'accueil, la mème profusion de fêtes, le même soin à déconcerter la Russie par les protestations renouvelées de la plus étroite alliance; surtout ce fut le même empressement à désavouer les anciennes rivalités, et l'on vit la Reine s'incliner aux Invalides devant le tombeau de Napoléon I", tandis que l'orgue de l'église jouait le God save the Queen. Le 27 août, les souverains britanniques regagnèrent Boulogne, et de là l'Angleterre. Les officiers qui, au bivouac et dans les tranchées, lisaient les journaux venus de France, ne laissaient pas que d'être surpris par le récit de toutes ces magnificences. «On s'amuse beaucoup à Paris, écrivait l'un d'eux, beaucoup trop, et vraiment on « aurait pu différer tout ce joyeux appareil jusqu'à l'époque de « la paix (1). En dépit de ces souffrances lointaines, les

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(1) Charles BOCHER, Lettres de Crimée, p. 129.

réjouissances continuaient, et les plus graves personnages s'appliquaient à les encourager plus qu'à les interrompre, soit que le tourbillon du plaisir les entraînȧt eux-mêmes, soit qu'ils voulussent faire diversion aux soucis d'une guerre trop prolongée.

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Sur ces entrefaites, le 9 septembre, une dépêche arriva au ministère de la guerre annonçant que Malakof était conquise et que nos autres attaques avaient échoué. On n'osa se féliciter. encore, ni surtout croire que Sébastopol nous appartînt. Le lendemain, vers le soir, un télégramme plus précis fit connaître que les Russes avaient évacué la ville; et, quelques instants plus tard, le canon des Invalides tonna pour célébrer le grand triomphe. Malgré cette confirmation, plusieurs persistaient à douter, tant les déceptions précédentes avaient ébranlé la foi dans le succès! Mais les jours suivants, les messages se multiplièrent dépêches anglaises, dépêches sardes, dépêche de l'amiral Bruat, dépêche du prince Gortchakof lui-même qui confessait noblement sa glorieuse défaite. Alors, mais alors seulement, l'allégresse éclata, grande, spontanée, vibrante, proportionnée à l'étendue des craintes et aussi des sacrifices. — Dans le même temps, à Londres, le canon d'Hyde-Park et de la Tour conviait à la joie les sujets de la Reine; ils s'y livrèrent eux aussi, mais non sans arrière-pensée car l'attaque contre le Grand-Redan avait été repoussée, et le général Simpson, successeur de lord Raglan, ne l'avait point dissimulé. « Les Français « ont pris Malakof et s'y sont établis, avait-il télégraphié; nous « avons attaqué le Redan, mais nous avons échoué. » Cet aveu, dont la simple brièveté ne manquait ni de fierté ni de grandeur, avait cruellement blessé l'amour-propre national, et, quoique satisfaits du résultat définitif, les Anglais ne pardonnaient pas à la fortune qui avait inégalement partagé la gloire entre eux et

leurs alliés.

Serait-ce la paix? Serait-ce une nouvelle phase de la guerre? Tous les regards se tournaient vers l'Empereur. Il ne semble pas que Napoléon III ait, dès cette heure, considéré la chute de Sébastopol comme le dernier acte de la lutte. Bien au contraire, il se reprit aussitôt aux projets grandioses qui, pendant

tout le printemps, l'avaient obsédé, qu'il avait ensuite paru abandonner, mais dont l'inexécution lui tenait à cœur. Sébastopol conquise, rien ne s'opposait plus, pensait-il, à de grandes opérations extérieures. Dans cet esprit, il se hátait de provoquer de la part de Pélissier tout un plan de campagne. En attendant, il exposait ses propres vues, mélées comme toujours d'observations sagaces et d'incroyables chimères. Il fallait, à l'entendre, débusquer les Russes de leurs positions de Mackenzie et les chasser du fort du Nord, les pousser jusqu'à Simferopol, les rejeter sur les steppes qui s'étendent vers Pérécop, puis remettre Sébastopol en état de défense loin de la détruire, l'occuper avec une forte garnison et la garder comme un gage pour les négociations futures. Ce serait bien la paix, mais la paix après une nouvelle campagne qui remplirait les derniers jours de l'automne et consacrerait le succès du 8 septembre. Ainsi pensait l'Empereur, ne calculant ni nos positions qui se prétaient mal à des opérations offensives, ni les difficultés d'une action commune sous des chefs indépendants. Une considération surtout lui échappait. Autre chose étaient les assauts héroïques sous lesquels avait succombé Sébastopol, autre chose étaient les vastes conceptions stratégiques que le souverain se plaisait à formuler de loin. Pour conduire avec succès la grande guerre, il ne suffit pas de réunir 140,000 hommes, méme aguerris à toutes les fatigues, même forts contre tous les dangers; il faut encore un général capable de les diriger avec précision et sûreté. Or, Dieu ne suscite pas à point nommé de tels hommes, et peut-être est-ce après tout un bonheur; car l'aptitude à la guerre inspire le désir de la faire et surtout celui de la prolonger.

Ces desseins de l'Empereur ne furent connus que par le général en chef et ne se répandirent guère dans l'armée. S'ils

eussent été devinés, ils auraient sans doute éveillé plus de surprise que rencontré d'adhésion. Les deux derniers mois du siège avaient été remplis par des travaux et des combats sans relâche, où la grandeur de l'enjeu faisait oublier la fatigue. Le but une fois atteint, tous cédèrent à une immense lassitude, assez semblable à l'abattement qui suit la fièvre. Surtout la tristesse de tant de deuils pénétra jusqu'aux âmes les plus insensibles. Peu après l'assaut, le commandant en chef alla voir Bosquet blessé. « Nous avons Sébastopol, lui dit-il, mais nous « l'avons payé bien cher (1). » Bien cher, en effet ! Cinq généraux avaient succombé, les généraux de Marolles, de Pontevès, de Saint-Pol, Rivet, Breton; sept autres étaient blessés. Dans chaque régiment, on eût dit que la mort s'était plu à choisir les plus pures et les plus nobles victimes. A quelques jours de là, comme on célébrait les funérailles d'un des officiers de son état-major, le cœur de Pélissier, pourtant si dur, éclata : il s'avança vers le cercueil : « Pleurons, dit-il..., séparons-nous", et sa voix se perdit dans un sanglot. 1,635 tués, 1,400 disparus, 4,500 blessés, tel était pour nous le bilan de la journée du 8 septembre (2). Les Anglais avaient près de 2,500 hommes hors de combat. Les Russes avouèrent une perte totale de plus. de 12,000 hommes. Autour de Malakof, des deux Redan, du bastion Central, plus de 20,000 soldats avaient donc versé leur sang. C'était trop, beaucoup trop, pour une guerre purement politique, sans haine, sans rivalité nationale. Sébastopol semblait le prix de la lutte. La ville conquise, tout parut terminé. De là, dans nos camps comme dans les camps ennemis, une sorte de détente, d'apaisement, et bientôt, même chez les plus fermes, un désir sans bornes de revoir la famille et la patrie. A toutes ces impressions se joignait pour le général en chef un motif plus puissant de ne pas pousser à fond l'entreprise : justement fier de son magnifique succès, il ne lui convenait pas de le compromettre par des opérations ultérieures ; il ne se dissi

(1) Charles BOCHER, Lettres de Crimée, p. 146.

(2) Rapport du maréchal Pélissier, 14 septembre 1855. (Moniteur du 26 septembre 1855.) Voir aussi Rapport de M. l'intendant général Blanchot, 11 septembre 1855. (Moniteur du 27 septembre 1855.)

mulait point les dangers d'une marche offensive, et savait à merveille que sur les hauteurs de Mackenzie les Russes étaient aussi inexpugnables que nous l'étions nous-mêmes sur le plateau de Chersonèse.

La guerre continua donc, mais mollement, avec des coups qu'on se portait comme à regret et qu'on ne s'appliquait plus à rendre mortels. Des forts du nord, les Russes lançaient quelques bombes sur Sébastopol, mais ces projectiles, fort incommodes pour les curieux ou touristes qui visitaient la cité en ruine, faisaient peu de victimes. Le 29 septembre, non loin d'Eupatoria, au village de Koughil, le général d'Allonville, avec trois régiments de cavalerie secondés par quelques bataillons égyptiens, dispersa dix-huit escadrons russes et plusieurs sotnias de Cosaques. Un peu plus tard, un corps expéditionnaire moitié français, moitié anglais, fut embarqué tant à Kamiesch qu'à Balaklava et, le 17 octobre, s'empara de la forteresse de Kinbourn à l'extrémité du golfe du Dniéper. A ces opérations secondaires et limitées, se joignirent les travaux nécessaires, soit pour consolider nos campements, soit pour préparer nos quartiers d'hiver dans le cas où l'évacuation serait encore éloignée Les tranchées se comblaient, et ce n'était pas une mince besogne; car celles-ci, mises bout à bout, auraient présenté, selon les calculs des officiers du génie, un développement de près de 80 kilomètres (1). On recensait le matériel trouvé dans Sébastopol. Kamiesch, devenue tout à fait une ville, était mise en état de défense. Quelques régiments étaient rapatriés, et non sans que leur sort excitat l'envie. Les vides étaient, d'ailleurs, comblés par de nouveaux arrivants; car, malgré la prise de Sébastopol, les embarquements ne cessaient pas à Marseille. Les Anglais, instruits par la leçon de l'hiver précédent, s'appliquaient fort à se préserver des intempéries prochaines leurs vaisseaux mettaient à terre de confortables. baraques, amenaient des hommes de peine, débarquaient des vivres, des médicaments, des médecins. Les nôtres n'étaient point pourvus avec autant d'abondance: mais, durant ces mois

(1) Journal des opérations du génie, p. 445

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